La station de métro débouchait en face de l’entrée du Parc international de la Paix. Sitôt après avoir pris l’escalier mécanique le général O’Toole put voir dans la clarté de l’après-midi le dôme de la chapelle sur sa droite, à moins de deux cents mètres. Sur sa gauche, dans le lointain, il apercevait le sommet du vieux Colisée au-dessus d’un ensemble de bâtiments administratifs.
L’Américain entra d’un pas rapide dans le parc et obliqua vers la chapelle. Il passa devant une fontaine – un des éléments du monument érigé aux enfants du monde – et s’arrêta pour regarder les sculptures animées qui jouaient dans l’eau froide du petit bassin. O’Toole bouillait d’impatience. Quelle journée extraordinaire ! se dit-il. Je viens d’être reçu par le pape et je vais visiter la chapelle Saint-Michel.
Quand Michel de Sienne avait été canonisé, en 2188 – cinquante ans après sa mort et, fait peut-être plus significatif, trois ans après l’élection de Jean-Paul V –, tous avaient estimé que le Parc international de la Paix représentait le lieu idéal où ériger une chapelle qui lui serait consacrée. Ce grand parc s’étendait de la piazza Venezia au Colisée, au milieu des rares ruines de l’ancien Forum épargnées par la déflagration nucléaire. Choisir son emplacement exact s’avérait plus délicat. Le mémorial des Cinq Martyrs dressé en l’honneur des hommes et des femmes qui avaient courageusement conjugué leurs efforts pour rétablir l’ordre à Rome après le désastre était le centre d’intérêt de ce lieu depuis des années et la chapelle Saint-Michel-de-Sienne ne devait pas éclipser le majestueux pentagone de marbre à ciel ouvert érigé dans l’angle sud-est en 2155.
Après maints débats il fut décidé que la chapelle serait bâtie du côté opposé, au nord-ouest, à l’épicentre de l’explosion nucléaire et à seulement dix mètres de l’emplacement où se dressait autrefois la colonne Trajane, avant qu’elle n’eût été instantanément réduite en vapeur par la chaleur intense de la sphère de feu. Le rez-de-chaussée du monument était réservé à la méditation et la prière. Douze absidioles s’ouvraient sur son pourtour, six avec des sculptures et autres œuvres d’art conformes aux thèmes classiques du catholicisme romain et les six autres dédiées aux grandes religions du monde. Cette répartition œcuménique de l’espace avait été décidée pour offrir un certain confort de l’esprit aux nombreux pèlerins non catholiques qui venaient rendre hommage au bien-aimé saint Michel.
Le général O’Toole ne s’attarda pas au rez-de-chaussée. Il s’agenouilla pour réciter une prière dans la chapelle Saint-Pierre et accorda un coup d’œil à la statue en bois du Bouddha qui occupait le renfoncement à côté de l’entrée, mais comme beaucoup de touristes il était impatient d’admirer les fresques du niveau supérieur. Dès qu’il sortit de l’ascenseur, O’Toole fut sidéré par les dimensions et la beauté des célèbres tableaux. Il avait en face de lui un portrait grandeur nature d’une jeune femme de dix-huit ans à la longue chevelure blonde. C’était le soir de Noël 2115 et elle sortait en gardant la tête basse d’une vieille église de Sienne. Elle laissait derrière elle un bébé aux cheveux bouclés, enveloppé d’une couverture et placé dans un panier, à même le sol glacial de la nef. Il s’agissait de la naissance de saint Michel, la première des douze fresques du pourtour de la chapelle qui retraçaient la vie du saint.
O’Toole se dirigea vers le kiosque situé à droite de l’ascenseur pour louer un guide de poche. Il inséra dans son oreille le petit écouteur jetable, choisit la langue anglaise, pressa le bouton « Introduction » et glissa l’appareil dans sa poche pendant qu’il admirait la finesse des traits du bambin visible sur le premier panneau et qu’une voix féminine lui murmurait :
— Chaque fresque mesure six mètres de haut. L’éclairage de la salle est assuré par un savant dosage de lumières artificielle et naturelle. Des cellules photosensibles déterminent les conditions optimales et équilibrent les deux sources de clarté afin que les visiteurs puissent admirer les tableaux dans des conditions idéales.
« Les douze scènes de ce niveau correspondent aux absidioles de l’étage inférieur. La vie du saint est retracée selon un ordre chronologique, dans le sens des aiguilles d’une montre. On peut donc voir sa canonisation à Rome en 2188 juste à côté de sa naissance dans la cathédrale de Sienne soixante-douze ans plus tôt.
« Ces fresques ont été conçues et exécutées par quatre artistes, dont le maître chinois Feng Yi qui arriva à Rome en 2190 sans avoir été contacté au préalable. Bien qu’il fût pratiquement inconnu hors de son pays d’origine, les trois autres peintres, le Portugais Rosa da Silva, le Mexicain Fernando Lopez et le Suisse Hans Reichwein, reconnurent en lui un des leurs dès qu’il leur montra ses esquisses admirables.
O’Toole parcourut du regard la salle circulaire tout en écoutant la cassette. Ce dernier jour de 2199, plus de deux cents visiteurs – dont trois groupes de touristes – se bousculaient au premier étage de la chapelle Saint-Michel. Le cosmonaute américain suivit lentement le circuit et s’arrêta devant chaque panneau pour étudier le travail des artistes et écouter les commentaires enregistrés.
Les événements les plus marquants de la vie de saint Michel étaient dépeints en détail. On voyait dans le deuxième, le troisième, le quatrième et le cinquième tableau sa vie de novice franciscain à Sienne, son tour du monde effectué pendant le Grand Chaos, le début de ses activités réformatrices à son retour en Italie et l’utilisation qu’il avait faite des ressources de l’Église pour nourrir les affamés et fournir un toit aux sans-abri. Dans le sixième, le saint était représenté dans le studio de télévision offert par un admirateur japonais. De là, Michel, qui parlait huit langues, répétait son message sur l’unité fondamentale de toute l’humanité et la nécessité pour les riches de subvenir aux besoins des plus démunis.
Dans la septième fresque Feng Yi avait immortalisé la rencontre à Rome de Michel et du vieux pape mourant. C’était un chef-d’œuvre de contrastes. Grâce à une utilisation admirable des couleurs et de la lumière, l’artiste avait réussi à traduire l’énergie contenue de ce jeune homme passionné bâillonné par le monde et la profonde lassitude d’un prélat qui n’avait d’autre désir que d’attendre la mort dans le calme et le silence. On lisait sur les traits de Michel deux réactions contradictoires à ce qu’il entendait : obéissance à l’autorité de l’Église et dégoût de constater que cette dernière s’intéressait moins au fond qu’à la forme.
— Le pape envoya Michel dans un monastère de Toscane, poursuivait la voix féminine. Et ce fut en ce lieu qu’il connut l’illumination. On peut voir dans la huitième fresque Dieu qui lui apparaît pendant cette période de profonde solitude. Le saint lui-même nous a indiqué que Dieu s’est adressé à lui à deux reprises, la première au cours d’un orage et la deuxième quand un arc-en-ciel magnifique emplissait le ciel. Ce fut pendant cette longue et violente tempête que Dieu lui dicta, ponctuées par les grondements du tonnerre, les nouvelles « Tables des Lois de la vie » que Michel révéla au monde lors de sa célébration de la messe de Pâques à Bolsena. Pendant sa seconde Visitation, Dieu l’avait informé que Son message serait entendu « aux extrémités de l’arc-en-ciel » et qu’il « fournirait un signe aux fidèles ».
« Ce miracle, le plus célèbre de toute l’existence de saint Michel car plus d’un milliard de téléspectateurs purent y assister en direct, est représenté dans le neuvième panneau. On le voit devant les multitudes réunies sur les berges du lac de Bolsena. Une averse printanière tombe sur l’assistance, où les robes bleues de ses partisans sont nombreuses, mais cette pluie épargne sa chaire et le matériel de sonorisation utilisé pour amplifier sa voix. Un rayon de soleil illumine le visage du jeune saint qui dicte les nouvelles lois divines au monde. Ce fut à partir de ce jour qu’il cessa d’être assimilé à un chef purement religieux…
Le général O’Toole arrêta la cassette pour se diriger vers la dixième et la onzième fresque. Il connaissait la suite. Les persécutions dirigées contre saint Michel de Sienne avaient débuté sitôt après. Les chaînes de télévision par câbles refusaient de retransmettre ses sermons, des histoires de corruption et de pratiques immorales se rapportant à ses jeunes disciples, dont le nombre atteignait des centaines de milliers uniquement dans le monde occidental, faisaient la une des journaux. Il y avait même eu une première tentative d’assassinat, déjouée à la dernière minute par son entourage. Les médias colportaient des rumeurs infondées selon lesquelles Michel s’était proclamé le nouveau Messie.
Les gouvernants avaient peur de toi. Tous. Tes nouvelles règles d’existence constituaient pour eux une menace. Et ils ne pouvaient comprendre quel sens tu donnais au terme d’évolution finale. O’Toole avait atteint la dixième fresque. Il connaissait cette scène par cœur, comme tout individu ayant reçu un minimum d’éducation. L’enregistrement des dernières secondes de la vie du saint, avant l’explosion de la bombe, était diffusé à la télévision tous les 28 juin, fête de saint Pierre et de saint Paul et anniversaire du jour où Michele Balatresi et près d’un million de fidèles avaient péri à Rome, ce sinistre matin du début de l’été 2138.
Tu leur as demandé de se joindre à toi, afin de prouver au monde entier que l’humanité était unie. Et ils sont venus. Le dixième tableau montrait Michel en robe bleue, debout dans les hauteurs des marches du monument à Victor-Emmanuel près de la piazza Venezia. Il faisait un sermon au cœur d’une foule qui envahissait le Forum depuis la via dei Fiori Imperiali : une mer de robes bleues, et de visages. Des visages transfigurés par l’espoir, jeunes pour la plupart, levés vers les monuments de l’antique cité pour entrevoir l’homme-enfant qui prétendait connaître un moyen, un moyen divin, de sortir du bourbier dans lequel s’enlisait le monde.
Devant le onzième tableau Michael Ryan O’Toole, catholique américain originaire de Boston et âgé de cinquante-sept ans, tomba à genoux et pleura comme l’avaient fait avant lui des milliers de pèlerins. On y voyait la même scène que dans le précédent, mais à une heure d’intervalle, soixante minutes après qu’une bombe nucléaire de soixante-quinze kilotonnes dissimulée dans un camion de l’équipe de sonorisation garé près de la colonne Trajane eut explosé et projeté son hideux nuage fongiforme au-dessus de la ville. Dans un rayon de deux cents mètres tout avait été instantanément désintégré. Michel, la piazza Venezia, le monument à Victor-Emmanuel, il ne subsistait plus rien. À l’épicentre de l’explosion on ne voyait qu’un trou. Et autour de ce cratère, là où l’annihilation n’avait pas été totale, régnait une horreur à même d’ébranler les plus endurcis.
Seigneur, murmura le général O’Toole entre deux sanglots, aide-moi à assimiler le sens du message que contient la vie de saint Michel. Permets-moi de comprendre en quoi je puis apporter ma modeste contribution à Tes projets. Guide celui qui s’apprête à être Ton émissaire auprès des Raméens.