— Amiral Heilmann ?
— Général O’Toole ?
— Êtes-vous seul ?
— Oui. Je me suis réveillé il y a seulement quelques minutes. Je ne dois rencontrer le Dr Brown que dans une heure. Pourquoi m’appelez-vous à une heure aussi matinale ?
— Pendant que vous dormiez, j’ai reçu une communication codée du Q.G militaire du C.D.G, un message top secret se rapportant au statut du projet Trinité.
— Qu’entendez-vous par là, général ?
— Cette ligne est-elle sûre, amiral ? Avez-vous coupé l’enregistreur automatique ?
— C’est à présent chose faite.
— Ils ont posé deux questions. Borzov est-il mort sans faire de confidences ? Quelqu’un d’autre que nous est-il au courant, pour Trinité ?
— Vous le savez aussi bien que moi.
— Je voulais simplement m’assurer que vous n’aviez rien dit au Dr Brown. Ils ont insisté pour que je vous en parle avant d’encoder ma réponse. Quelle peut être la raison de tout ceci, d’après vous ?
— Je l’ignore, Michael. Les hauts responsables doivent être nerveux, là-bas sur la Terre. Ils ont été effrayés par la mort de Wilson.
— Je l’ai été moi aussi, mais pas au point d’envisager une chose pareille. Je les soupçonne de disposer de plus d’informations que nous.
— Eh bien, nous serons fixés sous peu. Tous les pontes de l’A.S.I. veulent nous voir évacuer Rama au plus tôt. Ils ont même protesté contre notre décision d’accorder au préalable quelques heures de repos à notre équipe. Cette fois, je doute qu’ils reviennent sur leur décision.
— Vous souvenez-vous de cette discussion que nous avons eue avec le général Borzov, pendant la traversée ? Quand nous nous demandions dans quelles circonstances la Terre pourrait avoir recours à Trinité.
— Vaguement, pourquoi ?
— Êtes-vous toujours en désaccord avec son désir d’être informé des raisons pour lesquelles il faudrait peut-être en arriver là ? Vous disiez que si nos chefs jugeaient un danger imminent, cela vous suffirait.
— Je crains de ne pas vous suivre, général. Où voulez-vous en venir ?
— J’aimerais que vous m’autorisiez à demander au C.D.G. pourquoi ils se sont renseignés sur le statut de Trinité. Si nous sommes en péril, j’estime que nous avons le droit d’en être informés.
— Vous pouvez réclamer un complément d’informations, Michael, mais je suis prêt à parier que c’est une demande de pure routine.
Quand Janos Tabori s’éveilla, Rama était toujours plongé dans les ténèbres. Tout en enfilant sa combinaison, il dressa mentalement une liste de ce qu’il faudrait faire pour transférer le biote à bord de Newton. Si l’ordre d’évacuation était confirmé, ils partiraient peu après l’aube. Il utilisa son ordinateur de poche pour s’informer des procédures officielles qu’il mit à jour en ajoutant tout ce qui serait nécessaire au transport du crabe.
Il regarda sa montre. L’aube se lèverait dans un quart d’heure, si le cycle diurne de Rama n’avait pas varié. Il rit. Ce monde leur avait déjà réservé tant de surprises qu’il risquait fort de ne pas se rallumer à l’heure prévue, mais s’il le faisait il tenait à assister au « lever des soleils » raméens. Il irait prendre son petit déjeuner ensuite.
À cent mètres de sa hutte le biote encagé restait immobile. Il ne semblait pas avoir bougé depuis la veille. Janos dirigea le faisceau de sa lampe vers la paroi transparente de la cage pour en obtenir confirmation. Après avoir pu constater qu’il était toujours dans la même position, Janos quitta le camp Bêta et alla se poster au sommet de la falaise.
Il attendait l’explosion de lumière et pensait à la fin de sa conversation avec Nicole, la veille au soir. Quelque chose l’intriguait dans ses révélations sur la cause possible des douleurs du général Borzov. L’appendice était parfaitement sain et il en découlait qu’ils avaient fait une erreur de diagnostic, mais pourquoi avait-elle tant attendu pour lui parler de l’autre possibilité signalée par le diagnosticien, celle de l’absorption d’une drogue ? D’autant plus qu’elle avait mené une enquête sur le sujet…
Il finit par en conclure que le Dr Desjardins doutait de ses capacités, ou qu’elle le soupçonnait d’avoir administré des médicaments au général sans la consulter. Dans un cas comme dans l’autre, il lui faudrait découvrir le fond de sa pensée. Une hypothèse inspirée par un sentiment de culpabilité lui vint à l’esprit. Nicole avait pu apprendre l’existence d’un certain contrat et se méfier de ses quatre signataires.
Il se demanda alors si la crise de Valeriy Borzov n’avait pas été provoquée à dessein. Il se rappela la réunion houleuse des cosmonautes engagés par Schmidt et Hagenest, deux heures après que David Brown eut appris qu’il ne participerait pas à la première sortie.
— Vous devez en parler à Borzov, Otto, avait dit Brown à l’amiral Heilmann. Il faut que vous le fassiez revenir sur sa décision.
Heilmann s’était empressé de rétorquer qu’il ne se croyait pas capable de persuader leur commandant de modifier les affectations.
— En ce cas, avait répondu Brown avec colère, nous pouvons tous dire adieu aux primes prévues dans nos contrats.
Tout au long de la réunion, Francesca Sabatini était restée silencieuse, sereine. En sortant, Janos avait entendu le Dr Brown lui reprocher :
— Votre calme me sidère. Vous avez autant à perdre que nous tous. Auriez-vous trouvé une solution ?
Janos n’avait fait qu’entrevoir le sourire de la femme mais elle lui avait paru étrangement confiante. À présent qu’il attendait le lever de l’aube raméenne, ce souvenir revenait le hanter. La journaliste italienne connaissait bien les produits pharmaceutiques et avait pu administrer au commandant une drogue qui produisait des symptômes comparables à ceux d’une appendicite. Mais aurait-elle fait quelque chose de si… de si malhonnête, simplement pour augmenter les gains que leur rapporterait cette collaboration avec les médias après leur mission ?
Rama fut inondé de lumière et ce fut à nouveau un régal pour les yeux. Janos se tourna sans se hâter, pour regarder dans toutes les directions et admirer les deux pôles de l’immense cylindre. À présent que le jour brillait, il décida d’avoir une franche explication avec Francesca à la première opportunité.
Fait étonnant, ce fut Irina Turgenyev qui posa la question. Les cosmonautes terminaient leur petit déjeuner. Le Dr Brown et l’amiral Heilmann avaient déjà quitté la table pour participer à une nouvelle téléconférence interminable avec les responsables de l’A.S.I.
— Où est le Dr Takagishi ? s’enquit-elle. Il est bien le dernier que je me serais attendue à voir arriver en retard, pour quoi que ce soit.
Janos Tabori repoussa son siège et répondit :
— Il n’a pas dû entendre son réveil. Je vais le chercher.
À son retour, une minute plus tard, il était perplexe.
— Il n’est pas dans sa hutte, déclara-t-il en haussant les épaules. Il a dû décider d’aller se dégourdir les jambes.
Nicole Desjardins ressentit une impression de vide dans son estomac et se leva aussitôt.
— Il faut le retrouver, dit-elle sans dissimuler son inquiétude. Sinon, il ne sera jamais prêt lorsque nous partirons.
Tous remarquèrent son agitation.
— Que se passe-t-il ? lui demanda Richard Wakefield avec bonne humeur. Un éminent scientifique va prendre un bol d’air matinal et voilà que le médecin de la compagnie cède à la panique ?
Il brancha sa radio.
— Allô, docteur Takagishi ? Ici Wakefield. Où que vous soyez, pourriez-vous nous confirmer que vous vous portez comme un charme afin que nous puissions terminer en paix notre petit déjeuner ?
Il y eut un long silence. Garder sur soi un émetteur-récepteur était obligatoire. On pouvait couper le micro, mais à condition de rester à l’écoute.
— Takagishi-san, dit Nicole d’une voix tremblante d’inquiétude. Comment allez-vous ? Répondez-nous, s’il vous plaît.
Elle attendit, avec angoisse. Il était arrivé quelque chose à son ami.
— Je vous l’ai déjà expliqué, docteur Maxwell, disait David Brown d’une voix qui traduisait son exaspération. Il serait absurde de renvoyer une partie de l’équipe à bord de Newton. Pour mener des recherches efficaces, nous devrons employer la totalité de nos effectifs. Nous retournerons à bord sitôt après avoir retrouvé le Dr Takagishi. Et pour répondre à votre dernière question : non, ce n’est pas une mise en scène destinée à retarder l’exécution de votre ordre d’évacuation.
Il se tourna vers Heilmann et lui tendit le microphone.
— Merde, Otto, marmonna-t-il. Je vous laisse le soin de convaincre ce bureaucrate taré. Il se croit mieux placé que nous pour prendre des décisions, bien qu’il soit à cent millions de kilomètres de distance.
— Docteur Maxwell, ici l’amiral Heilmann. Je partage totalement le point de vue du Dr Brown. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons nous permettre de nous lancer dans une discussion quand les délais de transmission sont aussi longs. Nous allons donc mettre nos projets à exécution. Le cosmonaute Tabori restera avec moi à Bêta pour préparer le transport du matériel lourd et du biote pendant que je me chargerai de la coordination des recherches. Brown, Sabatini et Desjardins traverseront la mer pour aller visiter New York, qui représente la destination probable du Dr Takagishi, s’il s’est éloigné de son propre chef. Wakefield, Turgenyev et Yamanaka prendront un hélicoptère et effectueront une reconnaissance aérienne.
Il fit une brève pause.
— Et ne vous pressez pas pour nous adresser une réponse. Il n’y aura plus personne ici, quand elle nous parviendra.
De retour dans sa hutte, Nicole prépara méticuleusement son matériel médical. Elle se reprochait de ne pas avoir prévu que Takagishi désirerait regagner New York. Une erreur de plus, se dit-elle. Le moins que tu puisses faire, c’est de t’assurer que tu ne manqueras de rien pour le soigner quand on le retrouvera.
Elle connaissait les consignes par cœur mais décida de remplacer une partie de ses réserves d’eau et de nourriture par tout ce qui lui serait nécessaire si le professeur japonais était blessé ou malade. Ceux qui l’accompagneraient ne lui inspiraient guère de sympathie mais il ne lui vint pas à l’esprit que la décision de les réunir pouvait avoir été prise à dessein. Tous connaissaient la fascination que New York exerçait sur Takagishi, et que Brown et Sabatini aient décidé de l’accompagner dans ce secteur n’avait rien d’étonnant.
Elle allait ressortir quand elle vit Richard Wakefield sur le seuil de sa hutte.
— Puis-je entrer ? demanda-t-il.
— Je vous en prie.
Il s’avança avec une timidité qui ne lui ressemblait guère, comme s’il était déconcerté ou gêné.
— Oui ? fit-elle pour rompre le lourd silence. Il sourit.
— Eh bien, l’idée me paraissait bonne voici seulement deux minutes mais je la trouve désormais un peu stupide… pour ne pas dire puérile.
Elle remarqua qu’il tenait quelque chose.
— Je vous ai apporté un… une sorte de porte-bonheur. Il présenta sa main et l’ouvrit. Nicole reconnut le petit robot, le prince Hal.
— Le courage et la prudence sont certes importants, mais la chance peut devenir un facteur déterminant.
Nicole en fut profondément touchée. Elle prit le personnage miniature et admira ses détails.
— A-t-il des caractéristiques particulières que je devrais connaître ? s’enquit-elle en souriant.
— Oh oui ! Il adore passer ses soirées dans des tavernes pour échanger des traits d’esprit avec des chevaliers obèses et autres personnages peu recommandables, combattre des ducs et des comtes renégats et courtiser de belles princesses françaises.
Elle ne put s’empêcher de rougir.
— Si je me sens seule et souhaite qu’il me change les idées, que dois-je faire ?
Richard approcha pour désigner un clavier minuscule sur les reins du petit robot.
— Il exécute de nombreux ordres, expliqua-t-il en lui remettant une tige d’acier de la grosseur d’une épingle. Glissez ceci dans le trou « P » pour qu’il parle et « M » pour qu’il se mette en mouvement, si vous désirez assister au spectacle.
Elle glissa le prince Hal miniature et la tige dans la poche de sa combinaison.
— Merci, Richard. C’est vraiment très gentil. Wakefield était dans l’embarras.
— Oh, ce n’est rien ! Mais la chance semble réticente à nous sourire et j’ai pensé que…
— Encore merci, l’interrompit-elle. J’apprécie votre sollicitude.
Ils sortirent de la hutte.