29. LA CHASSE

Le V.L.R. s’abaissait lentement sous l’hélicoptère. Janos Tabori utilisa son com pour demander :

— Quelle est la marge ?

— Une dizaine de mètres, lui répondit Richard Wakefield.

Il était sur le sol, à une centaine de mètres au sud de la berge de la mer Cylindrique. Au-dessus de lui le V.L.R. se balançait à l’extrémité de longs filins.

— Veillez à le déposer en douceur. Ses circuits électroniques sont fragiles.

Hiro Yamanaka réduisit la fourchette de tolérance du système de contrôle d’altitude pendant que Janos laissait filer les câbles de quelques centimètres à la fois.

— Contact ! cria Wakefield. Les roues arrière. Celles de devant sont toujours à un mètre.

Francesca Sabatini fit rapidement le tour du véhicule pour filmer son arrivée historique dans l’Hémicylindre sud de Rama. Entre eux et la falaise, non loin de la hutte qui leur servait de Q.G. temporaire, les autres cosmonautes achevaient les préparatifs de la partie de chasse. Irina Turgenyev installait le collet dans le deuxième hélicoptère. David Brown restait à l’écart pour s’entretenir par radio avec l’amiral Heilmann resté au camp Bêta. Les deux commandants revoyaient en détail leur projet de capture. Wilson, Takagishi et Desjardins assistaient en simples spectateurs à l’héliportage du V.L.R.

— Nous savons à présent qui est le vrai patron, dit Reggie Wilson à ses deux compagnons.

Il désigna le Dr Brown.

— Depuis notre départ rien n’a ressemblé autant à une opération militaire que cette maudite partie de chasse, mais c’est le scientifique qui la supervise pendant que l’amiral joue au standardiste.

Il cracha sur le sol.

— Seigneur, disposons-nous d’un matériel suffisant ? Deux hélicoptères, un V.L.R., des cages de trois types différents… sans parler de toutes ces caisses pleines de pièges électriques et mécaniques. Ces malheureux tourteaux n’ont aucune chance.

Le Dr Takagishi leva une paire de jumelles laser à ses yeux. Il repéra rapidement leur cible. Cinq cents mètres plus à l’est les biotes approchaient une fois de plus de la falaise. Rien n’avait changé, dans leur mode de déplacement.

— Tout ceci nous est indispensable à cause des incertitudes, commenta-t-il posément. Il est impossible de prédire ce qui va se passer.

— J’aimerais que les soleils s’éteignent, rit Wilson.

— Nous avons prévu cette éventualité, intervint sèchement David Brown avant de venir les rejoindre. Les carapaces de ces crabes ont été pulvérisées de peinture fluorescente et nous nous sommes munis d’une bonne réserve de fusées éclairantes. Nous nous sommes chargés de régler ces détails pendant que vous grommeliez parce que la dernière réunion traînait en longueur.

Il regarda son compatriote avec agressivité.

— Vous savez, Wilson, vous devriez essayer de… La voix d’Otto Heilmann interrompit sa phrase :

— Appel général ! Des nouvelles ! Des nouvelles toutes fraîches. Je viens d’apprendre par O’Toole qu’I.N.N. retransmettra en direct les images que nous lui fournirons. L’émission débutera dans vingt minutes.

— Excellent, commenta Brown. Nous serons prêts, d’ici là. Je vois Wakefield venir par ici dans le V.L.R.

Il jeta un coup d’œil à sa montre.

— Et les crabes devraient faire une fois de plus demi-tour dans quelques secondes. Au fait, Otto, êtes-vous toujours opposé à ma suggestion de capturer le biote de tête ?

— Oui, David. C’est trop dangereux. Le peu que nous savons laisse supposer que ses capacités sont plus grandes que celles de ses congénères. Pourquoi prendre des risques inutiles ? Quel que soit le crabe que nous ramènerons sur Terre, sa valeur scientifique sera inestimable, surtout s’il est en état de marche. Et rien ne nous empêchera de nous intéresser au chef par la suite.

— J’ai donc la majorité contre moi. Le Dr Takagishi et Tabori partagent votre point de vue, de même que le général O’Toole. Nous allons exécuter le plan B. Notre cible sera le numéro quatre, le biote sur la droite du dernier rang en approchant par-derrière.

Le V.L.R. qui transportait Wakefield et Sabatini arriva au camp en même temps que l’hélicoptère.

— Du bon travail, les gars, dit le Dr Brown à Tabori et Yamanaka qui sautaient à bas de leur engin. Faites une courte pause, Janos. Ensuite, vous irez vous assurer que Turgenyev est prête à partir avec le collet. Je veux tout le monde dans les airs dans cinq minutes.

« Parfait, ajouta-t-il en se tournant vers le reste de leur groupe. Le moment est venu. Wilson, Takagishi et Desjardins seront dans le V.L.R. avec Wakefield. Francesca, vous viendrez avec moi. Hiro montera dans le deuxième hélicoptère.

Nicole s’éloignait vers son véhicule quand Francesca lui demanda :

— Avez-vous déjà utilisé un truc de ce genre ?

La journaliste italienne lui tendait une caméra vidéo grosse comme un livre de poche.

— Il y a longtemps. Elle examina l’appareil.

— Une douzaine d’années. J’ai enregistré une des interventions cérébrales du Pr Delon. Je suppose…

— J’ai besoin d’un coup de main, l’interrompit Francesca. Je regrette de ne pas avoir songé à vous en parler plus tôt, mais je ne connaissais pas encore les détails de cette opération… Pour résumer, il me faut une deuxième caméra au niveau du sol, d’autant plus que nous serons en direct sur I.N.N. Je ne vous demande pas de réaliser des prodiges. Vous êtes la seule qui…

— Et Reggie ? Il est journaliste comme vous.

— Je doute qu’il accepte de me rendre un service. Le Dr Brown lui cria d’aller le rejoindre.

— M’aiderez-vous ? S’il vous plaît. Dois-je m’adresser à quelqu’un d’autre ?

Pourquoi pas ? s’interrogea Nicole. Je n’aurai rien d’autre à faire, s’il n’y a pas de blessés.

— Volontiers, répondit-elle.

— Merci mille fois !

L’autre femme lui donna le caméscope puis courut vers l’hélicoptère.

— Tiens, tiens ! commenta Wilson en voyant Nicole approcher avec la caméra. Notre médecin a été recruté par la star des journalistes. J’espère que vous avez exigé le minimum syndical.

— Ne soyez pas toujours bougon, Reggie. J’aime me rendre utile, quand c’est possible.

Wakefield mit le contact et ils partirent vers l’est et les biotes. C’était à dessein qu’ils avaient établi leur Q.G. dans le secteur « nettoyé » par les crabes car le sol compacté facilitait leur progression. Moins de trois minutes plus tard, ils arrivaient à une centaine de mètres de leurs proies. Wilson compara les deux hélicoptères qui tournaient en rond à des charognards survolant un animal à l’agonie.

Nicole utilisa le com du V.L.R. pour demander à Francesca :

— Que voulez-vous que je fasse, plus exactement ?

— Demandez à Wakefield de suivre un chemin parallèle au leur. Vous pourrez rester à leur hauteur un bon moment. Ce qu’il ne faut rater sous aucun prétexte, c’est l’instant où Janos refermera le collet.

— Tout est prêt, annonça Tabori. Nous n’attendons plus que le signal.

— Sommes-nous à l’antenne ? demanda Brown à Francesca.

Elle hocha la tête.

— Parfait. Alors, allons-y.

De l’autre hélicoptère se déroula un gros câble au bout duquel pendait une sorte de panier renversé.

— Janos va tenter de le faire tomber au centre de la carapace de notre proie, expliqua Wakefield à Nicole. Les côtés se rabattront autour et il n’aura qu’à tendre le filin pour soulever le biote, que nous mettrons en cage après notre retour au camp Bêta.

— Voyons à quoi ressemblent ces bestioles depuis l’endroit où vous êtes, demanda Francesca à Nicole.

Le V.L.R. roulait à côté des biotes. Nicole descendit en marche pour courir près d’eux. Elle fut tout d’abord effrayée. Elle ne les avait pas imaginés si gros et si étranges. Leurs reflets métalliques étaient semblables à ceux de ces façades froides de tant de nouveaux immeubles parisiens. Elle restait à seulement deux mètres de ces monstres. L’autofocus et le correcteur automatique de cadrage de la caméra se chargeaient du reste.

— Ne vous placez pas sur leur passage, l’avertit le Dr Takagishi.

Ce conseil était superflu, elle n’avait pas oublié quel sort ils avaient réservé au monticule de métal. La voix de Francesca s’éleva du récepteur du V.L.R. :

— Vos images sont excellentes, Nicole. Essayez de dépasser celui de tête, puis laissez-vous remonter lentement, de façon à filmer chaque rangée en enfilade.

Et, quand Nicole fut devant les biotes :

— Wow ! C’est superbe. Je comprends pourquoi nous avons emmené avec nous une championne olympique.

Janos fit deux tentatives infructueuses, mais à la troisième le collet se posa sur le dos du crabe numéro quatre et les rebords du panier, ou plutôt du filet rigide, se rabattirent sur le pourtour de sa carapace. Nicole était en sueur. Elle courait depuis cinq minutes.

— À présent, cadrez uniquement notre proie, lui dit Francesca. Approchez-vous autant que vous l’oserez.

Nicole réduisit l’écart qui la séparait du crabe le plus proche à environ un mètre. Elle manqua trébucher et eut des sueurs froides. Si je tombe et me retrouve sur leur passage, ils me transformeront en viande hachée. Elle cadrait leur cible quand Janos tendit le câble.

— Maintenant ! cria-t-il.

Le collet et sa prise se détachèrent du sol. Tout se passa très vite. Le crabe capturé utilisa ses pinces pour cisailler une maille du filet. Ses cinq congénères se figèrent un très bref instant puis se jetèrent sur le collet qui fut déchiqueté en moins de cinq secondes. Leur proie avait recouvré sa liberté.

Nicole ne pouvait en croire ses yeux. Son cœur s’emballait mais elle continuait de filmer. Le biote de tête s’assit sur le sol et ses congénères se regroupèrent autour de lui. D’une pince ils s’agrippèrent au crabe du centre et de l’autre à leur voisin de droite. Cinq secondes plus tard ils étaient assujettis les uns aux autres et totalement immobiles.

Ce fut Francesca qui rompit le silence.

— C’est incroyable ! s’exclama-t-elle. Nous venons de donner des frissons à tous les habitants de la Terre.

Nicole sentit la présence de Richard Wakefield à son côté.

— Ça va ? lui demanda-t-il.

— Je crois.

Elle tremblait toujours. Ils regardèrent les biotes. Pas le moindre mouvement.

— Mêlée, commenta Reggie Wilson qui était resté dans le V.L.R. Le score est de 7 à 0 en faveur des biotes.


* * *

— Si vous êtes absolument convaincu qu’il n’y a pas de danger, j’accepte de continuer. Mais j’avoue que tenter un nouvel essai m’inquiète. Il est évident que ces machins peuvent communiquer entre eux et n’ont pas l’intention de se laisser capturer.

— Otto, Otto, répondit le Dr Brown, l’opération sera absolument identique à la précédente, mais avec un système de capture bien plus élaboré. Nous avons fixé à l’extrémité du câble une sphère d’où seront projetés des filins qui envelopperont la carapace de notre proie et se tendront de façon à empêcher ses congénères de glisser leurs pinces sous eux.

— Amiral Heilmann, ici le Dr Takagishi.

La voix qui s’élevait du com vibrait d’inquiétude.

— Je tiens à exprimer mon désaccord. Nous avons pu constater que nous ignorons tout sur ces créatures. Ainsi que l’a fait remarquer Wakefield, notre tentative de capture a déclenché un mécanisme d’autodéfense et nous ne savons pas ce qu’elles feront si nous recommençons.

— Nous en sommes tous conscients, docteur Takagishi, rétorqua Brown sans laisser à Heilmann le temps de répondre. Mais il existe d’autres considérations. Comme l’a dit Francesca, toute la population de la Terre nous observe. Vous avez entendu le commentaire de Jean-Claude Revoir… notre contribution à l’exploration de l’espace équivaut déjà à celle des premiers cosmonautes soviétiques et américains du XXe siècle. En outre, tout est en place pour cette partie de chasse. Si nous renonçons à ce stade et ramenons notre matériel à Bêta, nous aurons gaspillé beaucoup d’énergie et de temps. Pour conclure, il n’existe aucun danger évident et vous n’avez aucune raison de jouer à l’oiseau de mauvais augure. Les biotes ont simplement procédé à un repli en position défensive.

— Professeur Brown…

L’érudit japonais tenta un ultime appel à la raison :

— Regardez ce qui vous entoure. Essayez d’imaginer de quoi doivent être capables les entités qui ont créé un pareil vaisseau. Tenez compte du fait que nos actes sont peut-être, je dis bien peut-être, considérés comme l’équivalent d’une agression et portés à la connaissance des maîtres des lieux. En tant que représentants de l’humanité, nous risquons non seulement de courir à notre perte mais aussi de condamner l’ensemble de notre espèce…

— Balivernes, se moqua David Brown. Et dire qu’on m’a reproché de faire des spéculations insensées ! (Il se mit à rire.) C’est absurde. Tout démontre que ce Rama a le même but et les mêmes fonctions que le précédent. Il ne fait aucun cas de notre présence et que quelques robots se soient regroupés face à une menace ne signifie rien du tout. Il regarda autour de lui.

— J’estime que nous avons perdu suffisamment de temps en vaines discussions, Otto. Sauf objections de votre part, nous repartons à la chasse au biote.

Il y eut une brève hésitation sur la berge opposée de la mer Cylindrique, puis tous purent entendre l’amiral Heilmann lui répondre :

— Allez-y, David. Mais ne prenez pas de risques inutiles.

— Nous croyez-vous vraiment en danger ? demanda Hiro Yamanaka.

Il venait de s’adresser au Dr Takagishi pendant que Brown, Tabori et Wakefield étudiaient les nouvelles tactiques de capture.

Le pilote japonais regardait dans le lointain les structures massives de la cuvette sud, soudain conscient de leur vulnérabilité.

— Ce n’est qu’une possibilité, répondit son compatriote, mais il est insensé de courir…

— Insensé est le mot, intervint Reggie Wilson. Nous avons été les seuls à prendre position contre une pareille folie, vous et moi. Mais nos objections ont été tournées en ridicule, on nous a presque traités de lâches. J’aimerais qu’une de ces foutues machines défie l’honorable Dr Brown en duel. Ou, mieux, qu’un éclair s’abatte sur lui depuis une des tours que nous apercevons là-bas.

Il désigna du doigt la grande corne que Yamanaka avait observée un peu plus tôt puis ajouta d’une voix faussée par la peur :

— Ce qu’il y a ici nous dépasse. Je le sens dans l’atmosphère. Des puissances qu’aucun d’entre nous ne peut comprendre essayaient de nous informer d’un danger, mais nous refusons de tenir compte de leurs mises en garde.

Nicole se tourna vers les hommes qui poursuivaient leur réunion à une quinzaine de mètres de là. Les techniciens Wakefield et Tabori semblaient heureux de relever le défi représenté par la capture d’un biote. Elle se demanda si Rama avait véritablement pu leur adresser des avertissements. Balivernes, se dit-elle en reprenant l’expression de Brown. Elle frissonna malgré tout en se rappelant les crabes occupés à déchiqueter le filet métallique. Ma réaction est disproportionnée, et celle de Wilson également. Il n’existe aucune raison d’avoir peur.

Mais, comme elle regardait à l’aide des jumelles les biotes immobilisés à cinq cents mètres de distance, elle fut assaillie par une angoisse qu’elle ne put combattre. Les six crabes n’avaient pas bougé depuis près de deux heures et conservaient la même position défensive. Que veux-tu, Rama ? demanda-t-elle pour la énième fois. La question suivante la fit sursauter, car elle ne l’avait encore jamais formulée ainsi : Et combien d’entre nous reviendront sur Terre pour le dire ?


* * *

Pour cette deuxième tentative de capture Francesca voulait être aux premières loges, sur le sol à proximité des biotes. Comme la fois précédente, Turgenyev et Tabori étaient aux commandes de l’hélicoptère muni du système de capture. Yamanaka et Wakefield s’étaient installés dans l’autre appareil, avec Brown qui désirait que Richard pût lui donner des conseils. Francesca avait convaincu le technicien de prendre des vues aériennes qui compléteraient celles filmées par la caméra automatique de l’appareil.

Reggie Wilson conduisait le V.L.R. et emmenait les cosmonautes restés au sol vers les biotes.

— Voilà un boulot qui me convient, déclara-t-il. Chauffeur de maître.

Il leva les yeux vers la voûte de Rama.

— Vous entendez ça, les gars ? Je suis pluridisciplinaire. Je sais faire un tas de choses.

Il regarda Francesca qui était assise près de lui, à l’avant.

— Au fait, madame Sabatini, avez-vous l’intention de remercier Nicole pour son travail admirable ? Ce sont ses images qui ont captivé les téléspectateurs pendant votre dernière émission.

Occupée à vérifier son matériel, la journaliste ne prit pas la peine de lui répondre. Lorsque Reggie répéta sa question, elle déclara sans relever les yeux :

— Dois-je rappeler à M. Wilson que je n’ai pas sollicité ses conseils et que je n’ai pas besoin de lui pour savoir ce que j’ai à faire ?

— Fut un temps, tout était différent, grommela-t-il en secouant tristement la tête.

Il la regarda et constata qu’elle paraissait ne pas l’avoir entendu.

— Quand je croyais encore en l’amour, ajouta-t-il d’une voix plus forte. Avant que je ne découvre la trahison. Et l’ambition et l’égoïsme qui l’accompagnent.

Il vira brusquement sur la gauche et stoppa leur véhicule à une quarantaine de mètres à l’ouest des biotes. Francesca descendit sans dire un mot. Trois secondes plus tard elle utilisait la radio pour discuter avec David Brown et Richard Wakefield de la couverture vidéo, de la capture. Avec sa politesse coutumière, le Dr Takagishi remercia Reggie Wilson de lui avoir servi de chauffeur.

— Nous arrivons, cria Tabori depuis les airs.

Il positionna correctement le piège à la deuxième tentative. Il fit descendre la sphère d’environ vingt centimètres de diamètre perforée d’une douzaine de petits trous au centre de la carapace d’un des biotes situés sur le pourtour du groupe. De l’hélicoptère en vol stationnaire Janos adressait des instructions aux microprocesseurs du mécanisme. Des filins en jaillirent et s’enroulèrent autour de leur proie. Les autres crabes ne réagirent pas.

— Qu’en pensez-vous, inspecteur ? demanda Janos à Richard qui se trouvait à bord de l’autre appareil.

Wakefield étudiait l’étrange mécanisme. Le câble pendait à l’extrémité d’un bras qui saillait à l’arrière de l’hélicoptère. Quinze mètres en contrebas, la boule de métal reposait sur le dos du biote-cible et les filaments qui en sortaient avaient emmailloté la totalité de sa carapace.

— Tout me semble parfait, répondit-il. Il ne reste qu’une inconnue : votre appareil est-il assez puissant pour venir à bout de leur résistance collective ?

David Brown ordonna à Irina Turgenyev de soulever leur proie. La pilote augmenta progressivement la vitesse des pales et tenta de grimper. Le câble se tendit mais le groupe de biotes ne bougea qu’imperceptiblement.

— Soit ils sont très lourds, soit ils s’agrippent au terrain, déclara Richard. Essayez une secousse brutale.

La technique fut efficace et le bloc de crabes fut soulevé du sol. L’hélicoptère peinait à l’aplomb des biotes qui se balançaient lentement à quelques mètres du sol. Les deux créatures placées à l’opposé de la cible lâchèrent prise les premières et tombèrent dans la plaine où elles restèrent immobiles. Les trois autres résistèrent environ dix secondes avant de choir à leur tour. Les humains poussèrent des cris de joie et se congratulèrent pendant que l’hélicoptère prenait de la hauteur.

Francesca avait filmé la capture à une dizaine de mètres de distance. Quand les derniers biotes, dont leur chef, se retrouvèrent sur le sol, elle se pencha pour filmer l’appareil qui emportait leur proie vers la berge de la mer Cylindrique. Elle entendait crier depuis deux ou trois secondes, quand elle prit conscience que ces appels lui étaient adressés.

Les trois derniers biotes n’avaient pas été détruits par l’impact. Bien qu’endommagés, ils s’étaient remis en marche et pendant que la journaliste enregistrait le départ de l’hélicoptère celui de tête avait détecté sa présence. Il se dirigeait à présent vers elle, suivi de ses congénères.

Seuls quatre mètres les séparaient quand Francesca comprit qu’elle était passée du statut de chasseur à celui de gibier. Elle se tourna et s’enfuit à toutes jambes.

— Zigzaguez ! lui hurla Richard Wakefield par le com. Ces bestioles ne peuvent avancer qu’en ligne droite.

Francesca suivit ses conseils. Les crabes continuèrent de la suivre. L’adrénaline lui permit de les distancer de dix mètres, mais dès que les effets de la fatigue se firent sentir cette marge se réduisit. Elle glissa et faillit tomber. Le temps de recouvrer son équilibre et sa foulée, le biote de tête n’était plus qu’à trois mètres.

Dès qu’il comprit que les trois monstres avaient pris la journaliste en chasse, Reggie Wilson se précipita vers le V.L.R. Au volant de ce véhicule, il se dirigea vers la femme en accélérant à fond. Il avait l’intention de la faire monter à bord puis de la conduire en sécurité. Mais ses poursuivants la serraient de trop près pour que ce fût réalisable et il décida de les charger par le flanc. Le V.L.R. les percuta et il y eut un fracas métallique. Son idée était bonne. L’élan l’emporta avec les biotes sur plusieurs mètres. Francesca était hors de danger.

Mais les crabes n’étaient pas pour autant réduits à l’impuissance. Loin de là. Le chef avait une pince endommagée et un autre une patte en moins, mais ils se jetèrent aussitôt sur l’épave du véhicule qu’ils découpèrent puis débitèrent en fragments de plus en plus petits à l’aide de leur assortiment de poinçons et de râpes.

Reggie fut étourdi par le choc. Les monstres extraterrestres étaient bien plus lourds qu’il ne l’avait supposé et son véhicule venait de subir de sérieux dommages. Il tenta de fuir dès qu’il comprit que ses adversaires étaient toujours en état de marche, mais ne put se dégager. Le tableau de bord tordu par l’impact immobilisait ses jambes.

Il fut pris d’une incommensurable terreur, mais ce fut bref. Nul ne pouvait plus rien pour lui, désormais. Ses hurlements résonnèrent à l’intérieur du cylindre démesuré de Rama pendant les dix secondes nécessaires aux biotes pour le débiter en morceaux en même temps que son engin. Ils exécutèrent cette tâche avec méthode et rapidité. La caméra de Francesca et celle, automatique, de l’hélicoptère filmèrent les dernières secondes de son existence, auxquelles les téléspectateurs de la Terre purent assister en direct.

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