Le général O’Toole passa l’après-midi dans sa cabine et ce fut par le circuit vidéo interne qu’il regarda Tabori et Yamanaka préparer les armes nucléaires. Son indisposition l’exemptait de cette corvée. Les deux hommes procédèrent aux vérifications avec une décontraction telle que nul n’aurait pu croire que ces engins devaient détruire la plus impressionnante des réalisations techniques jamais vues par des hommes.
O’Toole appela sa femme peu avant le dîner. Ils se rapprochaient rapidement de la Terre et le délai de transmission et de réception se réduisait désormais à trois minutes, ce qui rendait possibles des semblants de conversations bilatérales. Son entretien avec Kathleen fut cordial et posé. Il envisagea un bref instant d’informer son épouse du dilemme auquel il était confronté mais se ravisa en pensant que le vidéophone ne constituait pas un moyen de communication des plus sûrs. Ils se déclarèrent tous deux impatients d’être réunis dans un futur très proche.
Le général prit son repas avec l’équipage. Janos était turbulent et distrayait ses collègues en leur relatant son après-midi passé en compagnie des « obus », ainsi qu’il les appelait.
— À un stade, dit-il à Francesca qui riait sans interruption depuis le début, quand ils ont tous été en rang d’oignons, comme des dominos, j’ai fichu une sacrée frousse à Yamanaka. J’ai poussé le premier et ils ont basculé de tous les côtés. Patatras ! Hiro a cru qu’ils allaient exploser.
— Il ne vous est pas venu à l’esprit que certains composants risquaient d’être endommagés ? demanda David Brown.
— Non. Il est précisé dans le manuel remis par Otto que ces bombes sont à toute épreuve et qu’elles pourraient tomber du sommet de la Trump Tower sans se casser. De plus, elles n’ont pas encore été amorcées. N’est-ce pas, Herr amiral ?
Heilmann l’approuva d’un signe de tête et il se lança dans une autre anecdote. Le général O’Toole s’esquiva dans un des refuges de son esprit, confronté au rapport existant entre ce qui était stocké dans la soute de l’appareil militaire et un nuage fongiforme autrefois vu dans le Pacifique…
Ce fut Francesca qui le ramena au présent.
— Vous recevez un appel urgent sur votre ligne privée, Michael, lui dit-elle. Le président Bothwell s’adressera à vous dans cinq minutes.
Les conversations s’interrompirent tout autour de la table.
— Mazette ! s’exclama Janos en souriant. Vous avez de sacrées relations. Ce n’est pas à moi que Bothwell le Cogneur passerait un coup de fil.
Le général O’Toole les pria de l’excuser et regagna sa cabine. Il doit savoir, se dit-il en attendant avec impatience que la liaison fût établie. Mais c’est normal. N’est-il pas le président des États-Unis d’Amérique ?
O’Toole était depuis toujours un grand amateur de baseball, avec une nette préférence pour les Red Sox de Boston. En 2141 les faillites du Grand Chaos avaient sonné le glas de ce sport, mais les championnats avaient repris seulement quatre ans plus tard. En 2148, à l’âge de six ans, il avait accompagné son père au Fenway Dome où les Red Sox affrontaient les Havana Hurricanes. Et cette rencontre avait été à l’origine d’une passion qui n’avait fait depuis que se renforcer.
Sherman Bothwell, un premier base gaucher qui avait joué dans l’équipe des Red Sox de 2172 à 2187, était devenu très célèbre. Sa simplicité et le goût démodé du travail bien fait de ce natif du Missouri étaient aussi exceptionnels que ses cinq cent vingt-sept tours des bases complets réussis pendant ses seize années passées dans ce grand club. Sa carrière avait connu une fin brutale quand sa femme était morte dans un accident nautique. L’abnégation dont il avait ensuite fait preuve pour élever ses enfants avait suscité une admiration unanime.
Trois ans plus tard, quand il avait épousé Linda Black, la fille préférée du gouverneur du Texas, nombreux étaient ceux qui pensaient qu’il envisageait de faire une carrière politique. Son ascension avait été rapide. Premier adjoint du gouverneur, puis gouverneur et candidat aux élections présidentielles, il avait été porté à la Maison-Blanche par un raz de marée de suffrages en 2196 et les spécialistes prévoyaient qu’il battrait à plate couture le candidat des conservateurs chrétiens lors des prochaines élections de 2200.
— Allô, général O’Toole, dit en souriant l’homme en costume bleu qui apparut sur l’écran. Je suis Sherman Bothwell, votre président.
Il n’utilisait pas de notes et se penchait en avant dans son fauteuil, coudes posés sur ses cuisses et mains jointes devant lui. Il s’adressait à O’Toole comme s’ils étaient assis dans le même salon.
— Depuis votre départ, j’ai suivi le déroulement de la mission Newton avec un vif intérêt – comme d’ailleurs tous les membres de ma famille, dont Linda et nos quatre enfants – mais mon attention a été encore plus grande ces dernières semaines, alors que des tragédies endeuillaient votre équipe. Seigneur, qui aurait pu supposer qu’une chose telle que Rama pouvait exister ? C’est vraiment stupéfiant…
« Mais j’ai appris par nos représentants auprès du C.D.G. qu’on vous a donné l’ordre de détruire ce vaisseau. Je sais qu’une telle décision n’a pas été prise à la légère et que de lourdes responsabilités pèsent désormais sur vos épaules, mais je suis convaincu que cette option est la meilleure.
« Oui, cela ne fait aucun doute. Courtney – ma fille de huit ans – est réveillée en sursaut chaque nuit par d’épouvantables cauchemars. Nous avons assisté en direct aux essais que vous avez effectués pour capturer ce biote, celui qui ressemblait à un crabe, et – Seigneur ! – ce que nous avons vu était vraiment horrible. Maintenant que Courtney sait – on l’a annoncé sur toutes les chaînes de télévision – que Rama se dirige droit sur nous, elle vit dans l’angoisse. Elle croit que notre pays sera envahi par de tels monstres et qu’elle et ses amies seront débitées en morceaux comme ce journaliste, ce Wilson.
« Si je vous fais ces confidences, général, c’est parce que je sais que vous avez à prendre une décision importante. Et j’ai eu vent de certaines rumeurs selon lesquelles vous hésiteriez à détruire ce vaisseau et toutes les merveilles qu’il contient. Mais, général, j’ai parlé de vous à Courtney. Je lui ai affirmé que vous et vos hommes élimineriez cette menace bien avant qu’elle n’arrive dans les parages de la Terre.
« C’est pour cela que je vous ai appelé. Pour vous dire que je compte sur vous. Et Courtney aussi.
Avant de découvrir la teneur de ce message, le général O’Toole avait eu l’intention d’exposer son dilemme au chef du peuple américain, voire même de l’interroger sur la nature d’une espèce qui n’hésitait pas à tout détruire sans sommation pour se protéger d’une menace dont l’existence restait à démontrer. Mais après le bref discours de cet ex-premier base il ne trouvait rien à dire. Comment aurait-il pu refuser de céder à une telle supplique ? Toutes les Courtney Bothwell de la planète n’avaient-elles pas placé leur destin entre ses mains ?
Après un somme de cinq heures, O’Toole s’éveilla en étant conscient que le moment était venu de prendre la décision la plus importante de toute son existence. Ce qu’il avait fait jusqu’alors, sa carrière, ses études religieuses, même ses activités familiales, l’y avait préparé.
Dieu lui avait confié ce fardeau. Mais qu’attendait-Il de lui ? Son front brillait de sueur, lorsqu’il s’agenouilla devant l’image de Jésus crucifié placée derrière son bureau.
Mon Dieu, commença-t-il en joignant les mains avec dévotion, mon heure approche et je ne sais pas encore quelle est Ta volonté. Il me serait facile d’exécuter les ordres et d’agir ainsi qu’ils le désirent tous. Mais est-ce également Ton désir ? Comment pourrais-je le savoir ?
Il ferma les yeux et pria avec plus de ferveur qu’il ne l’avait jamais fait. Et il se rappela une autre époque, bien des années plus tôt, alors qu’il n’était que major et appartenait à la force pacificatrice stationnée au Guatemala. Ils s’étaient réveillés un matin pour découvrir que les guérilleros d’extrême droite qui voulaient renverser le gouvernement démocratiquement élu de ce pays cernaient leur petite base aérienne perdue dans la jungle. Les rebelles exigeaient qu’ils leur livrent leurs avions, en échange de quoi ils s’engageaient à ne pas toucher à un seul de leurs cheveux.
Le major O’Toole s’était accordé un quart d’heure de réflexion et de prière avant d’opter pour un affrontement. Lors de ce combat tous leurs appareils avaient été détruits et près de la moitié de ses hommes étaient morts, mais cette résistance symbolique face au terrorisme avait insufflé du courage au gouvernement guatémaltèque et à bien d’autres, à une époque où les pays pauvres essayaient avec peine de surmonter les ravages causés par deux décennies de dépression. Cet exploit lui avait valu de recevoir l’ordre du Mérite, la plus haute distinction décernée par le C.D.G.
À bord de Newton, bien des années plus tard, la décision était plus difficile à prendre. Au Guatemala, le jeune major n’avait pas eu à s’interroger sur la moralité de ses actes. Détruire Rama était bien différent. À ses yeux, les Raméens n’avaient entrepris aucune action belliqueuse. En outre, il savait que cette mesure était principalement due à deux facteurs : la peur de ce que Rama ferait peut-être et les pressions exercées par une opinion publique xénophobe. L’Histoire démontrait que les considérations d’ordre moral n’entraient pas en ligne de compte, dans de telles circonstances. S’il avait pu d’une manière ou d’une autre découvrir les véritables intentions des Raméens, alors…
Sous le tableau de Jésus en croix il voyait la statuette d’un jeune homme aux cheveux bouclés et aux grands yeux. Cette figurine de saint Michel de Sienne l’avait accompagné dans tous ses voyages depuis qu’il avait épousé Kathleen. Elle lui donna une idée. Il ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit un organigraphe électronique. Il pressa la touche de mise sous tension, lut le menu et accéda à un index thématique des sermons de saint Michel.
Les références abondaient, sous le mot Rama. Celle qu’il cherchait était écrite en caractères gras. Il s’intéressait au célèbre « sermon raméen » que le saint avait adressé à un groupe de cinq mille néophytes trois semaines avant l’holocauste de Rome. O’Toole en entama la lecture.
— Le sujet de mon discours d’aujourd’hui sera une question posée par sœur Judy lors de notre conseil : en vertu de quoi ai-je déclaré que la venue du vaisseau extraterrestre appelé Rama par les hommes pourrait constituer la première proclamation du second avènement du Christ ? Sachez que je n’ai eu aucune révélation spécifique mais que Dieu m’a laissé entendre que les hérauts chargés d’annoncer le retour de Notre-Seigneur seraient extraordinaires, afin que la population de la Terre puisse les remarquer. De nos jours, plus personne ne prêterait attention à quelques anges qui joueraient de la trompette au firmament. Non, les envoyés de Dieu devront être très spectaculaires pour que l’humanité s’y intéresse.
« Il existe un précédent, dans les prophéties de l’Ancien Testament qui annonçaient la venue du Messie. On y parle de signes dans les cieux. Le chariot d’Elie a été le Rama de son époque. Sur un plan purement technologique, il dépassait autant la compréhension de ceux qui l’ont vu que Rama le fait de nos jours. Nous trouvons en cela une continuité, une constante qui n’est pas en contradiction avec l’ordre divin.
« Mais ce qui est à mes yeux le plus encourageant dans la venue du premier Rama voici huit ans – et je dis « premier » car je suis certain qu’il en arrivera d’autres –, c’est qu’elle a contraint l’humanité à se considérer sous une perspective extraterrestre. L’homme a trop tendance à restreindre sa conception de Dieu et, par implication, de sa spiritualité. Nous appartenons à l’univers. Nous sommes ses enfants. C’est un pur hasard si nos atomes ont atteint un niveau de conscience ici, sur cette planète.
« Rama nous oblige à voir dans l’humanité, et dans Dieu, des éléments d’un tout. Qu’il nous ait envoyé un tel messager à présent est un tribut à Son intelligence. Car, comme je l’ai dit maintes fois, il serait grand temps que nous passions au stade suivant, que nous admettions enfin que notre espèce considérée en tant que tout ne constitue qu’un organisme unique. Rama vient nous rappeler que nous devons changer nos méthodes et entreprendre cette évolution finale.
Le général O’Toole posa l’organigraphe et s’essuya les yeux. Il avait relu ce sermon avant sa rencontre avec le pape, à Rome, mais sans lui trouver une signification aussi profonde qu’à présent. Qu’es-tu, Rama, se demanda-t-il, une menace pour Courtney Bothwell ou un messager chargé d’annoncer la seconde venue du Christ ?
Le général O’Toole hésitait toujours. Il ne savait pas encore quelle serait sa décision. Qu’il eût reçu un ordre officiel de ses supérieurs pesait lourdement dans la balance. Il avait non seulement fait vœu d’obéissance mais également juré de protéger toutes les Courtney Bothwell de la planète. Pour justifier un parjure, il lui fallait établir que les instructions reçues étaient inacceptables.
Tant qu’il considérait Rama comme une machine, envisager sa destruction ne lui posait pas un véritable cas de conscience. Nul Raméen ne serait tué, après tout. Mais qu’avait dit Wakefield, déjà ? Que ce vaisseau semblait être par lui-même plus intelligent que toute créature d’origine organique vivant sur Terre, les êtres humains inclus. Et une intelligence mécanique ne devait-elle pas occuper une place particulière au sein de l’éventail des créations divines, peut-être supérieure à celle d’autres formes de vie ?
Finalement, le général O’Toole succomba à la fatigue. Il ne lui restait plus assez d’énergie pour résister à l’assaut incessant d’une multitude de questions sans réponse. Il décida à contrecœur d’interrompre son débat intérieur et d’exécuter les ordres reçus.
Il lui fallait pour cela se rappeler son code, une suite de cinquante chiffres de zéro à neuf connue de lui seul. Avant leur départ de la Terre, il avait personnellement fourni cette clé aux microprocesseurs des armes nucléaires. Sa longueur avait pour but de réduire les risques qu’elle fût trouvée par des logiciels de déchiffrage. Chaque officier qui participait à l’expédition devait établir un code satisfaisant à deux critères : être facilement mémorisable mais pas pour autant aisé à déduire, comme par exemple une succession de numéros de téléphone qu’un tiers n’aurait guère eu de difficultés à dénicher dans les fichiers personnels.
Pour des raisons sentimentales, il avait malgré tout inséré dans cette clé sa date de naissance, le 29.3.42, et celle de sa femme, le 7.2.46. Conscient que tout spécialiste du décryptage les chercherait en premier lieu, il avait décidé de les disperser parmi les autres chiffres. Mais, et ces derniers ? Il en restait quarante et un à trouver, un nombre qui le fascinait depuis une soirée organisée par les étudiants de première année du M.I.T. Un de ses camarades, un théoricien brillant au nom depuis longtemps oublié, lui avait déclaré, dans le cadre d’une discussion d’ivrognes, que 41 était « très spécial, le premier entier de la plus longue série de premiers quadratiques ».
S’il n’avait jamais pleinement appréhendé la signification de l’expression « premiers quadratiques », il savait que la chaîne, 41, 43, 47, 53, 61, 71, 83, 97 – constituée de nombres trouvés en ajoutant au dernier la différence d’avec le précédent augmentée de 2 – fournissait quarante nombres premiers consécutifs. La série ne s’achevait que lorsque le quarante et unième nombre de la série n’était plus un premier, soit 41 × 41 = 1681. O’Toole n’en avait parlé qu’une seule fois, à Kathleen, à l’occasion de son quarante et unième anniversaire, et le peu d’intérêt suscité par cette révélation l’avait dissuadé d’aborder à nouveau ce sujet avec quiconque.
Mais c’était parfait pour un code secret, surtout s’il prenait soin d’embrouiller les pistes. Pour l’établir, il prépara tout d’abord une suite de quarante et une unités composées de la somme des deux premiers chiffres du terme correspondant dans la série des premiers quadratiques débutant par 41. Ainsi commençait-il par un « 5 » (la somme des composants de 41), suivi d’un « 7 » pour 43, « 1 » pour 47 (4 + 7 = 11, qu’il suffisait de tronquer), « 8 » pour 53, etc. Il y inséra ensuite les deux dates de naissance en déterminant grâce à l’inverse de la séquence de Fibonacci (34, 21, 13, 8, 5, 3, 2, 1, 1) l’emplacement occupé par ces neufs nouveaux éléments dans la série de quarante et un chiffres déjà établie.
Garder le résultat à l’esprit n’était pas aisé, mais il refusait de le coucher par écrit. N’importe qui aurait pu le lui subtiliser et l’utiliser avec ou sans sa permission, ce qui lui eût fait perdre toute possibilité de revenir éventuellement sur sa décision. Il grava donc la série dans sa mémoire puis effaça ses calculs et se rendit dans le réfectoire pour prendre son petit déjeuner en compagnie des autres cosmonautes.
— Je vous remets une copie de mon code, Francesca, et à vous aussi, Irina. La dernière est pour Hiro Yamanaka. Désolé, Janos, ajouta Heilmann en arborant un large sourire, mais il ne reste plus d’obus pour vous. Le général O’Toole vous laissera peut-être fournir son code à une des bombes.
— Ne vous tracassez pas pour moi, Herr amiral, répondit Tabori en grimaçant. Il existe des privilèges dont je peux me passer.
Heilmann avait soigné la séance de présentation de l’amorçage des armes nucléaires et fait imprimer plusieurs exemplaires de son code. Il tirait visiblement du plaisir à expliquer à ses collègues de quelle manière il l’avait mis au point. À présent, il les invitait avec sollicitude à apporter leur contribution à l’œuvre de destruction.
Francesca était aux anges. Ce reportage s’annonçait excellent. O’Toole pensa que c’était elle qui avait dû suggérer à Heilmann d’organiser une pareille mise en scène, mais il ne tarda guère à reporter son attention sur d’autres sujets. Son calme le sidérait. Après s’être livré à une introspection frénétique et pénible, il accomplirait son devoir sans la moindre hésitation.
Ce fut avec nervosité que l’amiral Heilmann tapa son code sur le pavé numérique de la première bombe (il reconnut qu’il se sentait un peu tendu), et il oublia où il en était. Les concepteurs avaient prévu une telle éventualité et installé deux voyants, un vert et un rouge, dans la partie supérieure des claviers. Sitôt que dix chiffres étaient saisis, l’un d’eux s’allumait pour indiquer si cet élément du code était ou non correct. Les responsables de la sécurité avaient exprimé leurs inquiétudes de voir cette modification compromettre la fiabilité du système (il était plus rapide de trouver une combinaison de dix chiffres que de cinquante), mais les tests effectués avant le lancement avaient démontré l’utilité de tels témoins.
À la fin de la deuxième série de dix chiffres la lumière rouge clignota.
— J’ai dû me tromper quelque part, marmonna Heilmann avec embarras.
— Plus fort, réclama Francesca.
Elle filmait la scène et veillait à garder en permanence toutes les bombes et leurs berceaux dans le champ de sa caméra.
— J’ai fait une erreur, répéta l’amiral. Vos commentaires m’ont distrait. Mais je devrai attendre trente secondes avant de pouvoir recommencer.
Quand Heilmann eut terminé, le Dr Brown se mit à l’ouvrage sur la deuxième bombe. Il semblait presque s’ennuyer. En tout cas, cet « honneur » ne lui inspirait aucun enthousiasme. Ensuite, ce fut au tour d’Irina Turgenyev qui fit un commentaire concis mais plein de conviction sur la nécessité de détruire Rama.
Ni Hiro Yamanaka ni Francesca ne dirent un mot, mais l’Italienne les impressionna tous en fournissant les trente premiers chiffres de mémoire bien qu’elle n’eût découvert le code d’Heilmann qu’une heure plus tôt. C’était un exploit.
Vint le tour du général O’Toole, qui s’avança avec un sourire plein d’assurance. Ses compagnons l’applaudirent, pour exprimer le respect qu’il leur inspirait et reconnaître l’âpreté du combat intérieur qu’il avait dû mener. Il réclama le silence et expliqua qu’il avait mémorisé les cinquante chiffres. Il saisit la première dizaine puis fit une pause d’une seconde lorsque le voyant vert s’alluma. À cet instant, il revit dans son esprit une des fresques du premier étage de la chapelle Saint-Michel, à Rome. Un jeune homme en robe bleue levait les yeux vers le ciel, dressé sur les marches du monument à Victor-Emmanuel pour prêcher aux multitudes rassemblées autour de lui. Et le général entendit une voix puissante lui ordonner :
— Non.
Il se tourna brusquement.
— Vous avez dit quelque chose ? demanda-t-il aux autres cosmonautes.
Tous secouèrent la tête. Déconcerté, O’Toole reporta son attention sur la bombe. Il essaya de se rappeler la deuxième dizaine de chiffres, mais son esprit était vide. Son cœur s’emballait. Il se demandait : Quelle était cette voix ? et sa décision d’accomplir son devoir s’était évaporée.
Il prit une inspiration profonde et fit demi-tour pour traverser la vaste soute. Il passait devant ses collègues qui restaient interdits quand Heilmann lui hurla :
— Mais que faites-vous, bon sang ?
— Je retourne dans ma cabine, répondit-il sans ralentir le pas.
— Vous n’allez pas amorcer ces bombes ? voulut alors savoir le Dr Brown.
— Pas pour l’instant, en tout cas.