Robin descendait d’un pas léger le corridor incurvé. La faible gravité du moyeu masquait sa lassitude mais elle en ressentait toutefois les effets dans le dos et les épaules. Pourtant, même tout en bas-lourd, elle n’en aurait rien montré, de même qu’elle cachait le poids de la dépression qui l’envahissait lorsqu’elle était de garde.
Elle portait une combinaison spatiale blanche d’un modèle antique refroidi par eau ; elle avait mis gants et bottes dans le casque qu’elle portait sous le bras. Le scaphandre était craquelé, recollé, son armature rouillée. À sa ceinture pendait un colt 45 automatique glissé dans un étui fait main, ainsi qu’un fétiche en bois sculpté décoré de plumes et d’une serre d’oiseau. Pieds nus, les ongles longs de ses mains et de ses orteils passés au vernis rouge sombre, la chevelure blonde ébouriffée, les lèvres peintes en carmin, des clochettes suspendues au lobe des oreilles et à son nez… on aurait pu la prendre pour une sauvage en train de mettre à sac ce magnifique exemple de réussite technologique. Mais les apparences sont trompeuses.
Son bras droit s’était mis à trembler. Elle s’immobilisa et regarda sa main sans changer d’expression ; mais l’œil d’émeraude qui était tatoué à son front se mit à pleurer des gouttes de sueur. La haine bouillonna en elle comme une vieille compagne. Cette main n’était pas la sienne, elle ne pouvait pas l’être car cela signifierait que la faiblesse était de son fait et non un phénomène étranger imposé de l’extérieur. Son regard s’étrécit.
« Cesse immédiatement, murmura-t-elle, ou bien je te tranche. » Elle ne parlait pas pour ne rien dire : elle enfonça son pouce dans le cal de tissu cicatriciel qui marquait l’emplacement de l’auriculaire comme pour se prouver qu’elle disait vrai. C’était surprenant, mais le plus difficile avait été de guider le couteau au bon endroit avec cette main qui tressautait dans tous les sens. Elle avait eu mal mais l’attaque s’était évanouie dans la douleur soudaine.
Le tremblement cessa : la menace seule parfois suffisait.
Le bruit courait qu’elle s’était tranché le doigt avec les dents. Elle n’avait pas ouvert la bouche pour le nier. Les sorcières appréciaient cette qualité qu’on appelle labra. C’est une question d’honneur, de dureté et de stoïcisme avec en plus un concept oriental d’obligation. Cela pouvait impliquer la mort pour une cause, et une mort choisie avec style, ou le paiement de n’importe quel prix pour éteindre une dette, que ce soit envers un individu ou bien la société. Insister pour monter la garde alors qu’on était sujet aux crises d’épilepsie exigeait beaucoup de labra. S’amputer d’un doigt pour stopper une attaque en exigeait plus encore. Les sorcières estimaient que Robin en avait suffisamment pour emplir le ventre de dix femmes ordinaires.
Mais monter la garde en sachant qu’elle pouvait mettre en danger la communauté ne demandait aucun labra. Robin le savait, tout comme le savaient les membres les plus réfléchis du Covent, celles que n’aveuglait pas sa jeune légende. Elle montait la garde parce que personne au conseil ne pouvait affronter l’intensité de son regard et le lui refuser. Impassible et omniscient, le troisième œil ne faisait qu’ajouter du poids à l’assertion selon laquelle elle était capable de parer les attaques par la seule force de sa volonté. Une douzaine de sorcières avaient mérité le droit de porter le troisième œil.
Toutes avaient deux fois son âge. Personne ne se serait interposé sur le chemin de Robin-des-neuf-doigts.
L’Œil était censé être une marque d’infaillibilité. Il y avait certes des limites que tout le monde reconnaissait tacitement mais il restait utile. Certaines de ses détentrices l’employaient pour soutenir des affirmations absurdes ou s’approprier tout ce qu’elles désiraient en se contentant d’affirmer leur droit de propriété. Elles n’y gagnaient que de la rancœur. Robin, elle, disait toujours la vérité pour les petites choses, se réservant l’Œil pour le Gros Mensonge. Cela lui valait le respect dont elle avait plus que toute autre chose besoin. Elle n’était âgée que de dix-neuf ans et pouvait à tout moment se mettre à écumer et tomber par terre impuissante. On avait besoin de respect en ces instants vulnérables.
Robin ne perdait jamais conscience durant ses attaques ; elle n’avait pas non plus de difficultés à se rappeler ce qu’il s’était passé. Simplement, elle perdait tout contrôle de ses muscles volontaires pendant une période qui variait de vingt minutes à trois jours. Les attaques étaient imprévisibles à une seule exception près : plus la pesanteur locale était forte, plus leur fréquence était élevée. En conséquence, elle passait le plus clair de son temps près du noyau et ne s’aventurait plus dans la gravité maximale régnant sur le plancher du Covent.
Cela limitait ses activités et faisait d’elle une exilée gardant perpétuellement la patrie sous les yeux. Les bases du cylindre appelé l’Arche étaient formées d’une série de cercles concentriques formant terrasses. Les habitations étaient au fond, là où les gens se sentaient le plus à l’aise : au niveau de bas-lourd. Le plancher du Covent était réservé aux cultures, à l’élevage et aux forêts. Les machines occupaient les étages de haut vol. Robin ne descendait jamais en dessous du niveau d’un tiers de g.
Son type d’épilepsie était incurable. Les médecins du Covent valaient ceux de la Terre mais le profil neurologique de Robin leur était inconnu : on ne le citait que dans les plus récentes publications médicales. Les Terriens l’avaient baptisé Complexe de Haute Gravité. C’était une altération génétique, une mutation récente qui se traduisait par des anomalies cycliques touchant les gaines nerveuses et qu’aggravaient les changements de formule sanguine lorsque le corps était soumis à la pesanteur. En état d’apesanteur, ces modifications chimiques jouaient un rôle d’inhibiteur vis-à-vis des attaques. Le mécanisme de la maladie n’était pas clair et les drogues utilisées pour son traitement restaient peu satisfaisantes. Les enfants de Robin l’auraient aussi ou du moins elles en seraient porteuses.
L’origine de sa peu enviable situation était connue : elle était le résultat de la plaisanterie de quelque technicien de laboratoire anonyme. Depuis des années, et à l’insu des femmes du Covent, leurs commandes de sperme humain avaient été traitées par un homme qui avait entendu parler d’elles et qui n’aimait pas les lesbiennes. Bien que les expéditions eussent été soigneusement vérifiées pour éviter maladies et altérations génétiques banales, il était impossible de dépister un syndrome dont l’existence était inconnue des médecins du Covent. Robin et quelques autres en furent le résultat. Toutes à l’exception de Robin en étaient mortes.
La manipulation avait un effet secondaire encore insoupçonné : les femmes avaient reçu du sperme en provenance d’hommes de petite taille, eux-mêmes issus de parents petits. Sans élément de comparaison, elles ne se rendirent pas compte que leur taille tendait à diminuer.
Robin poussa la porte battante des douches tout en se dévêtant. Une femme était assise sur le banc de bois au milieu de la double rangée de cabines. Elle se séchait les cheveux. À l’autre bout de la pièce, une autre se tenait immobile tandis que l’eau éclaboussait ses mains réunies en coupe sous le menton. Robin mit sa combinaison dans le vestiaire et sortit Nasu du tiroir du bas. Nasu était son démon familier : un anaconda de un mètre dix. Le serpent s’enroula autour de son bras et darda la langue : elle appréciait la chaleur moite des lieux.
« Moi aussi », dit Robin. Elle se dirigea vers la douche en ignorant la femme qui regardait de biais ses tatouages. Les deux serpents peints étaient un motif assez répandu au Covent, où le tatouage était universel. Le dessin sur son ventre toutefois lui était absolument particulier.
À peine avait-elle ouvert les robinets et reçu une giclée glaciale qu’un puissant coup de bélier se fit entendre et que les douches se tarirent. Sa voisine maugréa. Robin sauta après la pomme qu’elle agrippa désespérément en la tordant comme le cou d’un volatile. Puis elle la lâcha et se mit à hurler. Sa compagne la rejoignit puis au bout du compte la troisième femme également. Robin y allait de bon cœur, essayant, comme dans tous ses actes, de surpasser toutes les autres. Elles ne tardèrent pas à tousser et à s’étrangler et Robin se rendit compte que quelqu’un était en train de l’appeler.
« Ouais, qu’est-ce que c’est ? » Une femme qu’elle connaissait vaguement – son nom était peut-être Zynda – était appuyée au chambranle.
« La navette vient de porter une lettre pour toi. »
Robin en resta bouche bée, complètement confondue. Le courrier était chose rare au Covent dont tous les membres confondus ne devaient pas connaître plus de cent personnes à l’extérieur. En général il s’agissait de colis de vente par correspondance expédiés en majorité depuis la Lune. Ce ne pouvait être qu’une seule chose.
Elle piqua un sprint vers la porte.
C’était la nervosité et non la maladie qui faisait trembler ses mains tandis qu’elle s’emparait de la fine enveloppe blanche. Le tampon sur le timbre figurant un kangourou indiquait Sydney et le pli était adressé à « Robin-neuf-doigts, le Covent, Lagrange Deux ». L’adresse de l’expéditeur était imprimée : « Ambassade de Gaïa, Ancien Opéra, Sydney, Nouvelles-Galles du Sud, Australie, AS 109-348, Indopacifique. »
La lettre avait été écrite plus d’un an auparavant.
Elle parvint à l’ouvrir et à la déplier, et lut :
« Chère Robin,
« Désolé d’avoir été si long à vous répondre.
« Votre requête m’a touché, mais je ne devrais peut-être pas le dire puisque vous indiquez clairement dans votre lettre que vous ne cherchez pas à provoquer la pitié. C’est aussi bien car Gaïa n’offre jamais ses soins gratuitement.
« Gaïa m’a informé de son désir de voir des émissaires des religions terrestres. Elle mentionnait un groupe de sorcières en orbite. Cela semblait incongru et voilà que votre lettre arrive, presque comme si quelque providence divine était intervenue. Peut-être votre divinité y est-elle pour quelque chose ; à y réfléchir, j’en suis certain en ce qui concerne la mienne.
« Je vous engage à prendre le premier moyen de transport disponible. Répondez-moi si vous le voulez bien pour m’indiquer vos dispositions.
« Sincèrement vôtre,
« Didjeridu (Duo hypoéolien) Fugue Ambassadeur. »
« Billea m’a dit que Nasu a mangé son démon.
— Ce n’était pas encore son démon, M’man. Juste un chaton. Et elle ne l’a pas mangé. Elle l’a étouffé. Il était trop gros à manger. »
Robin se dépêchait. Son sac de toile était posé à moitié rempli sur la couchette et elle fourrageait dans les tiroirs de sa commode, jetant de droite et de gauche les articles indésirables, empilant dans un coin près de sa mère les objets qu’elle comptait emporter.
« En tout cas, son chaton est mort. Billea veut un dédommagement.
— Je dirai que c’était mon chat.
— Enfant ! » Robin reconnut ce ton : Constance était la seule à pouvoir encore l’employer avec elle.
« Je ne parlais pas sérieusement, concéda Robin. Occupe-toi de ça, veux-tu ? Donne-lui ce qu’elle veut parmi mes affaires.
— Attends voir un peu. Qu’est-ce que tu emportes là ?
— Ça ? » Robin se tourna en serrant le chemisier contre elle.
« Ce n’est qu’une demi-chemise, mon enfant. Range-la.
— Bien sûr que c’en est une demie. Toutes mes affaires sont pratiquement comme ça, M’man. Est-ce que tu oublierais ton sacrement du sang ? » Et elle tendit son bras gauche sur lequel le tatouage d’un serpent s’enroulait du médius jusqu’à l’épaule.
« Tu ne crois pas que je vais aller sur Gaïa sans le montrer » non ?
— Mais cela dénude tes seins, mon enfant. Approche-toi. Il faut que nous discutions de certaines choses.
— Mais, M’man, je suis très près…
— Assieds-toi. » Elle donna une tape sur le lit. Robin traîna les pieds mais elle s’assit. Constance attendit pour être sûre d’avoir toute son attention puis elle étreignit sa fille. Constance était une grosse femme brune. Robin était petite, même pour le Covent. Pieds nus, elle atteignait un mètre quarante-cinq pour un poids de trente-cinq kilos. Elle tenait bien peu de sa mère. Elle avait les traits et les cheveux de son père anonyme.
« Robin, commença Constance. Je n’avais jusqu’à présent pas eu besoin de te parler de ces choses mais il le faut bien maintenant. Tu t’apprêtes à partir pour un monde fort différent du nôtre. Il y a là-bas des créatures qu’on appelle des hommes. Elles sont… pas du tout comme nous. Entre leurs jambes se trouve…
— M’man, je sais déjà tout ça. » Robin tenta de se dégager de l’étreinte de sa mère. L’air absent, Constance lui serra l’épaule. Elle considéra sa fille d’un air curieux.
« En es-tu sûre ?
— J’ai vu une image. Je ne vois vraiment pas comment ils peuvent parvenir à faire entrer ça si on n’en a pas envie. »
Constance opina : « Moi-même, je me suis souvent posé la question. » Elle détourna les yeux quelques instants, toussa nerveusement. « Mais qu’importe. Ce qu’il y a de vrai, c’est que la vie à l’extérieur est entièrement fondée sur les désirs de ces hommes. Ils ne songent à rien d’autre qu’à insérer en toi leur pénis. La chose grossit et peut atteindre la grosseur de ton avant-bras et le double en diamètre. Ils te frappent sur la tête et te traînent dans une impasse… ou, j’imagine, dans une pièce vide, enfin, bon, quelque chose comme ça. » Elle fronça les sourcils puis enchaîna rapidement :
« Tu ne dois jamais leur tourner le dos, sinon ils te violent. Et ils peuvent t’occasionner des dommages irréparables. Sou-viens-toi simplement de ceci : tu n’es plus à la maison mais dehors, dans un monde de sauteurs. Ce sont tous des sauteurs ; tout le monde la saute, les hommes comme les femmes.
— J’m’en souviendrai, M’man.
— Et promets-moi de toujours couvrir tes seins et de porter des culottes en public.
— Ben, je suppose que j’en porterais de toute façon, au milieu d’étrangères. » Elle eut un froncement de sourcils : cette idée d’étrangère ne lui était pas familière. Sans pour autant connaître par leur nom toutes ses congénères du Covent, elles étaient par définition toutes ses sœurs. Elle s’était bien attendue à trouver des hommes dans Gaïa mais certainement pas des femmes sauteuses. Quelle idée bizarre.
« Promets-moi.
— C’est promis, M’man. » Robin fut surprise de la force avec laquelle sa mère l’étreignit. Elles s’embrassèrent puis Constance quitta la chambre en hâte.
Robin contempla quelques instants le seuil désert. Puis elle se détourna et finit ses bagages.