Chris loua une Titanide pour se faire conduire en un lieu dénommé la Porte des Vents où, lui avait-on dit, il pourrait prendre un ascenseur menant au moyeu. La Titanide était une femelle pie à la longue robe bleue et blanche et répondait au doux nom de Castagnette (Duo lydien diésé) Blues mais c’était plutôt Chris qui avait le blues. La Titanide parlait quelques mots d’anglais et tenta bien de lier conversation mais Chris ne répondant que par des grognements, elle passa le reste du trajet à jouer du cor tout en galopant à bride abattue.
Le voyage commença à l’intéresser une fois qu’ils eurent laissé Titanville derrière eux. La chevauchée s’effectuait avec la douceur d’un parcours en aéroglisseur. Ils franchirent des collines brunes et longèrent un affluent impétueux du fleuve Ophion. Puis la pente devint plus forte à mesure qu’ils approchaient de l’imposante Porte des Vents.
Gaïa était un pont suspendu circulaire. Son moyeu tenait lieu d’ancrage pour résister à la force centrifuge. Rayonnant à partir de celui-ci, des câbles descendaient à l’intérieur des rayons et le reliaient à l’armature osseuse formant le soubassement de la couronne. D’un diamètre de cinq kilomètres, chaque câble était composé de centaines de torons entrelacés. Ils contenaient les canalisations des circuits de chauffage et de refroidissement ainsi que des artères transportant les éléments nutritifs. Une partie des câbles se raccordait au sol à angle droit mais en majorité ceux-ci émergeaient de la vaste embouchure des rayons en s’inclinant progressivement à travers le terminateur pour aller s’arrimer dans les zones diurnes.
La Porte des Vents était le nom de l’ancrage sur Hypérion d’un câble incliné. On aurait dit un long bras jailli de l’obscurité aux doigts agrippés au sol, crochés dans un amoncellement d’éboulis. Au milieu de ce labyrinthe de failles et de rocs effondrés, les vents se mettaient à chanter lorsque l’air était aspiré vers le moyeu pour s’y déverser et redescendre ensuite par les rayons. Tel était en effet le système millénaire de climatisation de Gaïa, le moyen par lequel elle évitait la formation d’un gradient de pression et maintenait un taux d’oxygène compatible avec la vie dans une colonne d’air haute de six cents kilomètres.
La Porte était également l’escalier par lequel les Anges montaient au ciel. Mais telle n’était pas présentement la destination de Chris et Castagnette : l’ascenseur en effet se trouvait de l’autre côté.
Il fallut à la Titanide près d’une heure – d’une rev, se corrigea Chris – pour contourner le câble. La vue qu’offrait la face opposée était imposante : le câble d’un poids incalculable était suspendu dans les airs au-dessus d’eux, tel un gratte-ciel érigé parallèlement au sol. Sous le câble, le terrain était anormalement désolé. Ce n’était pas uniquement une question de manque de soleil : Gaïa était connue pour son caractère prolifique – elle abritait des formes de vie adaptées aux environnements les plus extrêmes, y compris l’obscurité perpétuelle. Pourtant, ce n’est qu’à proximité du terminus de l’ascenseur que se développait une vie végétale.
Le terminus proprement dit était une capsule molle et sombre de trois mètres sur quatre terminée par un orifice dilaté. L’autre extrémité s’appuyait contre un sphincter d’un type courant sur Gaïa. Ces orifices débouchaient sur le système circulatoire qu’on pouvait toujours – si l’on osait – utiliser comme moyen de transport. Les capsules étaient des corpuscules qui – selon cette organisation symbiotique caractéristique de Gaïa – abritaient un système de survie : placé à l’intérieur, tout animal respirant de l’oxygène pouvait y survivre jusqu’à ce qu’il meure d’inanition.
Chris grimpa et s’assit dans un repli intérieur en forme de siège. Des filaments qui croissaient sur la paroi permettaient de s’arrimer solidement. Chris s’en servit. C’était son troisième voyage à bord de ce que les autochtones surnommaient les autos-tamponneuses. Il savait que le trajet pouvait être inconfortable, en particulier lorsque la capsule se faisait ballotter dans les remous aux embranchements.
L’intérieur était luminescent. Une fois l’ouverture scellée derrière lui, Chris regretta de ne pas avoir emporté un livre. Il allait affronter un parcours de trois heures avec pour seule compagnie son estomac retourné et la perspective qu’au bout de la ligne il lui faudrait se faire interviewer par un Dieu.
Il y eut un bruit de succion tandis que la capsule était aspirée via le dédale protecteur des valves jusqu’à l’intérieur du câble. Elle cahota d’oreillette en ventricule puis, avec un surprenant sursaut de puissance, se rua vers le ciel.
Flottant sous un projecteur suspendu, le danseur entrait et sortait du cône doré qui se déversait dans l’air immobile. C’était une grande bringue de danseur à claquettes en haut-de-forme et queue-de-pie, faux col et chemise empesée. Comme chez tous les danseurs de grande classe, ses mouvements donnaient une impression d’aisance. Les semelles de ses chaussures noires et l’embout métallique de sa canne martelaient un rythme complexe qui résonnait dans les profondeurs obscures du moyeu.
Il dansait à cinquante mètres devant la porte de l’ascenseur ordinaire et banal qui avait transporté Chris sur la dernière partie de son ascension. Une sonnerie retentit : lorsqu’il se retourna, la porte se refermait.
Ce danseur le troublait. C’était comme s’il venait de pénétrer dans une salle de cinéma où finirait de se jouer quelque film obscur. L’homme faisait sans doute référence à quelque chose, sans doute l’artiste avait-il une idée derrière la tête. En tout cas, il dansait, et hors de toute signification, se suffisait à lui-même. Son visage restait caché dans l’ombre portée par le rebord du haut-de-forme ; n’était visible que son menton pâle et pointu. Il devrait ôter son couvre-chef, pensa Chris, pour que l’on découvre un crâne vide : le visage même de la mort. Ou bien cesser de danser et, de sa main élégamment gantée, lui indiquer l’itinéraire. Mais il ne lui livra pas le moindre message, refusa de se muer en un symbole quelconque. Il continuait simplement de danser.
Il finit enfin par bouger lorsque Chris approcha. Le projecteur s’éteignit, un autre s’alluma vingt mètres plus loin. La silhouette de l’homme trottina dans l’obscurité avant de réapparaître sous la lumière crue. Un troisième projecteur s’éclaira, puis un quatrième, puis toute une série qui allait en s’éloignant. Et il sautait de l’un à l’autre, ne s’arrêtant que le temps d’une phrase d’improvisation rythmique avant de passer au suivant. Enfin les lumières s’éteignirent. Le bruit des claquettes sur le marbre avait disparu.
L’obscurité dans le moyeu n’était pas absolue : Loin au-dessus brillait un trait de lumière rouge, unique et sans épaisseur, aussi fin que le faisceau d’un laser. Chris était debout parmi de hautes ombres : la collection de cathédrales de Gaïa. Tours et clochers, arcs-boutants et gargouilles de pierre ressortaient en gris froid dans l’obscurité impénétrable. Avaient-elles un intérieur ? Ses livres ne le précisaient pas. Il savait seulement que Gaïa faisait collection d’architecture et plus particulièrement d’architecture sacrée.
Un claquement de talons régulier qui s’avançaient dans le lointain révéla bientôt une femme en survêtement blanc, pareil à ceux portés par le personnel de quarantaine. Elle déboucha de derrière le coin d’un temple de pierre trapu, s’arrêta pour balayer le secteur avec sa lampe torche. Le faisceau éblouit Chris, passa, puis revint l’épingler tel un traître en fuite et s’abaissa enfin.
« Par ici, je vous prie », lui dit-elle.
Chris lui emboîta le pas, un peu gauche dans cette faible gravité. Elle le conduisit par un chemin inégal à travers les monuments. Ses bottes étaient de cuir blanc et munies de talons ferrés qui claquaient avec détermination. Elle marchait avec aisance alors que Chris avait tendance à rebondir comme une balle en caoutchouc. La rotation du moyeu ne générait ici qu’un quarantième de g ; il ne pesait que quelques kilogrammes.
Il se demanda ce qu’elle était. Durant la quarantaine, il ne lui était pas venu à l’esprit d’avoir des doutes sur l’humanité des employés. Mais ici, la situation était quelque peu différente. Il savait que Gaïa pouvait créer – et créait effectivement – des êtres vivants à la demande. Elle pouvait inventer de nouvelles espèces, telles les Titanides dont la race n’avait que deux siècles d’existence, et les doter de libre arbitre en les laissant profiter de sa négligence. Ou bien elle pouvait créer des individus isolés, tout aussi libres et incontrôlés.
Mais elle fabriquait également ce que l’on avait coutume d’appeler les « instruments de Gaïa » : des créatures qui n’étaient en fait que des prolongements d’elle-même. Elle s’en servait pour édifier ses répliques de cathédrales grandeur nature, pour communiquer avec des formes de vie inférieures, bref pour accomplir tout ce dont elle était incapable à travers les processus normaux de son existence. Il n’allait pas tarder à rencontrer l’un de ces instruments, qui se ferait appeler Gaïa. Gaïa était effectivement tout autour de lui mais ça ne l’aurait guère avancé de parler avec les murs.
Chris regarda de nouveau cette grande femme à l’abondante chevelure brune. Était-elle un instrument ou bien une vraie femme ?
« D’où venez-vous ? » lui demanda-t-il.
— Du Tennessee. »
Les édifices étaient construits sans plan d’ensemble. Par endroits, ils s’entassaient les uns sur les autres en évoquant pour Chris un quartier de taudis célestes. Ailleurs, ils étaient largement séparés. Leur arrangement sans suite pouvait aussi bien délimiter une place qu’une allée. Ils passèrent, serrés entre une réplique de Chartres et une pagode anonyme puis traversèrent une gigantesque place pavée de marbre qui débouchait sur Karnak.
L’auteur de l’ouvrage lu par Chris confessait sa perplexité quant aux motivations de Gaïa pour édifier de telles choses ; et cela fait, pour les laisser dans l’obscurité, pratiquement invisibles. Cela vous donnait l’impression d’être une mouche perdue dans les tréfonds poussiéreux d’un coffre à jouets de gosse. Ces structures auraient fort bien pu figurer les pièces d’un Monopoly pour milliardaire.
« Voilà mon préféré, dit soudainement la femme.
— Lequel ?
— Celui-ci, et elle pointa sa torche. Le National. »
L’édifice lui semblait familier mais il en avait vu une telle quantité en si peu de temps que tous ces tas de pierres finissaient par se ressembler.
« Quel intérêt ? On n’y voit presque rien.
— Oh, Gaïa n’a pas besoin de lumière visible, lui assura-t-elle. Tenez, l’un de mes arrière-grands-parents a travaillé à celui-ci. Je l’ai vu à Washington.
— Pas très ressemblant.
— Non, il est raté. Ils vont d’ailleurs le démolir.
— Est-ce pour cela que vous êtes venue ici ? Pour étudier sur pièces l’architecture monumentale ? »
Elle sourit. « Non. Pour en construire. Où pourriez-vous entreprendre ce genre de travaux sur Terre ? Il a fallu des centaines d’années pour édifier ces monuments. Même ici, il en faut vingt ou trente et encore, sans syndicats, ni réglementations, ni problèmes de prix de revient. Sur Terre, je construisais des trucs bien plus grands, mais si le travail n’était pas terminé en six mois, ils engageaient quelqu’un d’autre. Et une fois le chantier terminé, le résultat ressemblait à un étron tombé du ciel. Ici, je travaille sur le Tabernacle mormon du Zimbabwe.
— Oui mais, à quoi ça sert ? Qu’est-ce que ça signifie ? »
Son regard était empreint de pitié. « Si vous avez à poser ce genre de question, vous ne comprendrez sûrement pas la réponse. »
Ils se trouvaient dans une zone de lumière diffuse. Il était impossible d’en découvrir la source mais pour la première fois l’éclairage était suffisant pour révéler le toit du moyeu dont la courbure était plus accentuée que celle de la couronne, même si elle était encore à plus de vingt kilomètres au-dessus d’eux. C’était un filet inextricable dont chaque maille était formée d’un câble épais de mille mètres. Près du mur le plus proche était accrochée une toile blanche aussi vaste que la grand-voile d’un cybernautique. On y projetait un film. Non seulement en deux dimensions mais sans couleurs, et muet. Près de la cabine de projection, un piano mécanique fournissait l’accompagnement musical.
Entre la cabine et l’écran s’étendait un arpent de tapis persan. Sur des divans et des coussins se prélassaient deux ou trois douzaines d’hommes et de femmes négligemment vêtus d’habits bariolés. Certains regardaient le film, d’autres causaient, riaient, buvaient. Parmi eux se trouvait Gaïa.
Ses photos l’avantageaient plutôt.
On avait peu de clichés de cet instrument particulier que Gaïa se plaisait à présenter comme « elle-même en personne ». Et leur échelle restait imprécise. C’était une chose de dire que Gaïa était une femme de petite taille, et une autre, toute différente, que de lui faire face. On ne l’aurait pas remarquée, assise sur un banc public. Chris en avait croisé des milliers comme elle dans les déserts urbains : de petits bouts de chiffonnières grassouillettes.
Son visage mafflu avait la texture d’une pomme de terre. Elle avait des yeux doux et sombres qui s’enfonçaient sous les sourcils broussailleux entre des replis de graisse. Ses cheveux frisottés, grisonnants, étaient taillés en casque à hauteur d’épaule. Chris avait déniché des photos de Charles Laughton pour vérifier que la comparaison, souvent faite, était juste. Elle l’était.
Elle eut un rire sardonique.
« Je connais cette réaction, mon gars. J’suis pas aussi impressionnante qu’un bon Dieu de buisson ardent, pas vrai ? D’un autre côté, quelle était, à votre avis, l’idée de Jéhovah en faisant ça ? C’était de flanquer la trouille à quelques gardiens de chèvres juifs superstitieux, voilà tout. Allez, gamin, prenez-vous un siège et racontez-moi tout. »
Il était étonnamment facile de lui parler. On pouvait mettre cela au crédit du choix peu orthodoxe de son image divine : elle convenait de façon quasi parfaite à l’idée maternelle de Gaïa, Terre nourricière. On pouvait se détendre en sa présence. Les choses longtemps retenues pouvaient être révélées, dévoilées, avec une confiance qui allait croissant à mesure qu’on parlait. Elle avait ce truc que devraient posséder tous les parents et tous les bons psychologues : elle écoutait et surtout, lui donnait l’impression qu’elle le comprenait. Pas nécessairement avec une oreille sympathique, ou un amour aveugle. Il n’éprouvait pas le sentiment d’être spécialement son préféré ni même de l’inquiéter particulièrement. Mais elle semblait intéressée par lui et par le problème qu’il présentait.
Il se demanda si tout cela n’était pas subjectif, s’il ne projetait pas tous ses espoirs sur cette petite femme boulotte. En tout cas, il ne pouvait s’empêcher de pleurer tout en lui parlant et n’éprouvait aucun besoin de s’en justifier.
Il ne la regardait que peu. Son regard errait plutôt, se posait sur un visage, un verre, un tapis, sans les voir vraiment.
Il termina ce qu’il était venu lui dire. Il n’avait aucune notion certaine de ce qu’il pouvait arriver ensuite : ceux qui étaient revenus guéris restaient étrangement vagues à propos de leurs entrevues avec Gaïa et des six mois en moyenne qu’ils avaient passés en elle à l’issue de cette audience. Ils refusaient d’en parler, à aucun prix.
Gaïa regarda quelque temps l’écran, puis elle but une gorgée d’un verre à long pied.
« Parfait, dit-elle enfin. Voilà qui corrobore assez bien les informations de Dulcimer. Je vous ai examiné en détail, je comprends votre état et puis vous garantir qu’un traitement est possible. Et pas seulement pour vous mais aussi pour…
— Excusez-moi, mais comment avez-vous fait pour m’exa…
— Ne m’interrompez pas. Revenons à notre marché. Car c’est un marché ; et il est probable que vous ne l’apprécierez guère. Dulcimer vous a posé une question, là-bas à l’ambassade, à laquelle vous n’avez pas répondu. Je me demande si vous y avez réfléchi depuis et si vous avez maintenant une réponse. »
En y repensant, Chris se remémora soudain le problème des deux enfants ligotés devant le train.
« Cela ne signifie pas grand-chose, concéda Gaïa, mais ça peut être intéressant : j’y vois deux réponses. Une pour les dieux. Une pour les humains. Y avez-vous réfléchi ?
— Oui, sur le coup.
— Et quelle est votre conclusion ? »
Chris soupira et décida de jouer l’honnêteté.
« Il me semble probable que… si j’essayais de sauver l’un ou l’autre, je me ferais sans doute tuer en essayant de libérer le second. J’ignore lequel des deux je choisirais d’abord. Mais si je faisais une tentative pour lui, je ne pourrais faire autrement que d’essayer pour l’autre également…
— Et de mourir. » Gaïa hocha la tête. « C’est une réponse humaine. Vous autres faites ce genre de chose en permanence : grimper sur une branche pour y récupérer l’un de vos semblables et voir la branche se briser sous votre poids. Dix sauveteurs meurent en cherchant un alpiniste perdu. Terrible arithmétique. Cela n’a bien sûr rien d’universel. Nombreux sont ceux qui ne bougeraient pas et laisseraient le train écraser les deux gosses. » Elle lui jeta un regard par en dessous.
« Et vous ?
— Je ne sais pas. Franchement, je ne peux pas affirmer que je me sacrifierais.
— Pour un dieu, la réponse est facile. Un dieu les laisserait mourir l’un et l’autre. En d’autres termes, les existences individuelles n’ont aucune importance. Bien que consciente de chaque hirondelle qui tombe, je ne fais rien pour empêcher sa chute. Il est dans l’ordre naturel de la vie que les choses meurent. Je ne compte pas vous voir apprécier ma position, la comprendre ou l’approuver. Je ne fais que l’expliquer. Vous voyez ?
— Je crois. Je n’en suis pas si sûr. »
Gaïa balaya de la main ses hésitations. « Il importe peu que vous approuviez. Il suffit que vous compreniez de quelle manière fonctionne mon univers.
— Ça, je crois l’avoir compris.
— À la bonne heure. Je ne suis pas tout à fait aussi impersonnelle que ça. Peu de dieux le sont. S’il y avait une vie après la mort – ce qui, soit dit en passant, n’est pas le cas, ni dans votre théogonie, ni dans la mienne –, je serais probablement encline à récompenser le brave type qui aurait bondi sur les voies et se serait fait tuer pour sauver les enfants. Et je conduirais ce pauvre bougre au paradis, s’il y en avait un. Mais voilà – et elle fit un grand geste pour accompagner son regard amer –, c’est ici ce qu’on peut trouver de plus approchant en matière de paradis ; je ne m’en vante pas spécialement, c’est un coin qui en vaut un autre. On y mange bien.
« Mais si j’admire quelqu’un pour une chose qu’il ou elle a accomplie, alors je le récompense dans cette vie. Vous me suivez ?
— Ben, j’écoute toujours. »
Elle rit et, se penchant, lui claqua le genou.
« J’aime ça. Maintenant, je ne donne rien pour rien. Et en même temps, je ne vends rien du tout. J’attribue les guérisons en fonction des mérites. Dulcimer m’a dit que vous ne voyiez rien dans tous vos actes pour justifier cette guérison. Pensez-y encore.
— Je ne suis pas bien sûr de savoir ce qu’il vous faut.
— Eh bien, disons que pour des actes réalisés sur Terre, il me faudrait le témoignage de sources indépendantes. Une invention propice à sauver des vies. Les fondements d’une philosophie nouvelle et de valeur. Le sacrifice de soi pour les autres. Avez-vous vu La Vie est belle, de Frank Capra ? Non ?
Quel scandale de négliger tous les classiques au profit des caprices d’une mode dictée par le goût populaire ! Dans cette histoire, le protagoniste accomplissait des actes qui auraient pu compter à mes yeux mais dont on ne parlait jamais dans les journaux : comme il aurait difficilement pu m’amener une cargaison de témoins aux fins de témoigner devant moi en sa faveur, il n’aurait eu finalement aucune chance. C’est peut-être regrettable mais je n’ai pas d’autre possibilité d’opérer. Alors, avez-vous songé à quelque chose ? »
Chris hocha la tête.
« Que vous ayez accompli depuis votre entretien avec Dulcimer.
— Non, rien. Je suppose que toute mon énergie s’est d’abord polarisée sur mon problème personnel. Je devrais peut-être m’en excuser.
— Inutile, inutile. Revenons donc à notre marché. La question est que je ne traite qu’avec des héros. Vous pouvez bien supposer que je n’apprécie guère les éphémères et qu’il me faut bien installer la barre quelque part. J’aurais certes pu prendre la richesse comme critère, auquel cas votre tâche eût été encore plus ardue qu’en ce moment. Il est plus difficile de devenir riche que de devenir un héros.
« Autrefois, je ne vous aurais même pas adressé la parole. Vous auriez d’abord dû faire la preuve de votre héroïsme. En ce temps-là, le test était simple : l’ascenseur était fermé aux êtres libres. S’ils désiraient me voir, il leur fallait grimper par le rayon. Soit six cents kilomètres. Quiconque y parvenait était censé être un héros. Des tas n’y parvenaient pas et devenaient des héros morts.
« Mais depuis que je me suis mise à soigner la race humaine, j’ai dû réviser mon plan. Certains de ceux qui ont besoin d’un traitement sont physiquement trop faibles pour sortir simplement de leur lit. Il n’est pas question pour eux de terrasser des dragons, bien évidemment, mais il est d’autres moyens de prouver sa valeur et je leur offre désormais une chance. Vous pouvez voir cela comme une miette concédée à la notion humaniste de fair play. Mais entendons-nous : je ne garantis pas l’équité de tout cela. C’est à vous de prendre vos risques.
— Cela, je le comprends également.
— Eh bien, voilà qui est réglé. À moins que vous n’ayez encore une question, vous pouvez disposer. Revenez lorsque vous serez digne de mon attention. » Mais elle ne se détourna pas pour autant.
« Mais que voulez-vous de moi ? »
Elle se rassit plus droite et se mit à compter sur ses doigts – de petites saucisses boursouflées incrustées de pierreries : les bagues elles-mêmes avaient disparu, noyées dans la graisse.
« Un : rien. Vous rentrez chez vous et vous laissez tomber. Deux : le plus simple. Vous partez de la couronne et grimpez jusqu’ici. Vous avez à peu près une chance sur trente d’y arriver. Trois », et laissant tomber son décompte, elle embrassa d’un mouvement de bras les personnages assis autour d’elle. « Vous vous joignez à la partie. Soyez distrayant et je vous garantis la santé éternelle. Tous ces gens sont arrivés dans la même situation que vous. Ils ont décidé de jouer la sécurité. Il y a des tas de films et comme je crois vous l’avoir dit, la nourriture est bonne. Mais le taux de suicides est élevé. »
Chris regarda autour de lui, attentivement, pour la première fois. Il pouvait comprendre pourquoi. Certains des personnages n’avaient vraiment plus l’air vivant. Ils demeuraient assis, les yeux fixés sur l’écran gigantesque, telles des présences ennuyées qui exsudaient la dépression comme une aura grise d’effet Kirlian.
« Quatre : vous descendez et vous faites quelque chose. Revenez me voir en héros et non seulement je vous guérirai mais je fournirai aux médecins terriens les réponses qui leur permettront de soigner les soixante-treize autres personnes affligées du même mal que vous.
« Telles sont les grandes lignes. Maintenant, à vous de décider. Est-ce que vous sautez sur la voie ou est-ce que vous attendez qu’un autre le fasse à votre place ? Ces gens espèrent en la venue de quelqu’un de plus courageux qu’eux, quelqu’un qui souffre de leur mal. À vrai dire, il y a même ici un homme qui souffre de la même chose que vous. Là, celui qui a ce regard affamé. Si vous descendez, mort ou vif vous pouvez être son sauveur. Ou bien vous pouvez vous joindre à lui et attendre en sa compagnie l’arrivée d’un vrai mec. »
Chris regarda l’homme et reçut un choc. Des yeux affamés. La description était parfaite. Pendant un instant terrifiant, Chris s’imagina à ses côtés.
« Mais que voulez-vous que je fasse au juste, gémit-il. Vous ne pouvez pas me mettre sur la voie ? »
Il sentait que Gaïa se désintéressait de lui peu à peu. Son regard était attiré par le scintillement des images sur l’écran.
Mais elle se tourna vers lui une ultime fois.
« Il y a là-dessous un million de kilomètres carrés de terrain. Une géographie telle que vous ne l’avez jamais imaginée. Il existe un diamant de la taille du Ritz, enchâssé au sommet d’une montagne de verre. Rapportez-moi ce diamant. Il existe des tribus qui vivent sous une impitoyable oppression, esclaves de créatures aux yeux rouges et brillants comme des braises. Libérez-les. Il existe cent cinquante dragons, tous différents, répartis sur toute ma circonférence. Tuez-en un seul. Il existe mille torts à redresser, mille obstacles à surmonter, mille innocents à sauver. Je vous conseille de commencer par parcourir à pied mon intérieur. Le temps que vous soyez retourné à votre point de départ et je vous garantis que vos capacités auront été testées plus d’une fois.
« C’est à vous de décider, désormais. Cet homme, ici môme, et soixante-treize autres sur Terre, vous attendent. Ils sont fichtrement bien ligotés sur la voie de chemin de fer. C’est à vous de les sauver et vous savez déjà pour commencer que vous êtes peut-être incapable de vous sauver vous-même. Mais si vous mourez, votre mort au moins comptera pour quelque chose.
« Alors, qu’est-ce que ce sera ? Commandez-vous à boire ou sinon, disparaissez de ma vue. »