35. Les Fugitifs

Chris et Robin en discutèrent, l’envisagèrent sous tous les angles et cela ne fit que renforcer une situation déjà désespérée. Mais alors qu’une telle réponse est acceptable lorsqu’elle est le résultat d’un problème théorique, elle l’est rarement pour l’animal humain dans le monde réel. S’ils avaient été emmurés de chaque côté, ils auraient pu attendre la mort. Ce qui aurait presque été plus facile ; mais avec ces marches qui les appelaient, ils savaient l’un et l’autre qu’il leur faudrait bien les descendre.

« C’est dans la meilleure tradition héroïque, fit remarquer Chris, que de se tuer à essayer.

— T’as pas bientôt fini avec tes histoires de héros ? C’est de notre survie qu’on discute. On est bien d’accord qu’on ne s’en sortira pas en restant ici, donc même s’il n’y a qu’une seule chance sur un million, c’est au pied de l’escalier qu’il faudra la trouver. »

Mais il n’était pas facile de décider Valiha à bouger.

La Titanide était un paquet de nerfs. Les arguments logiques avaient peu d’effet sur elle. Elle pouvait admettre qu’ils devaient chercher un moyen de sortir et que la seule voie possible était vers le bas mais, arrivé à ce point, son esprit se bloquait et quelque chose d’autre prenait la place.

Une Titanide n’avait pas à venir par ici. Aller plus loin était quasi inimaginable.

Chris commençait à désespérer. D’abord, il y avait Gaby. Demeurer près du corps n’avait rien de bien agréable. Avant longtemps… mais mieux valait ne pas y songer : se voir dans l’incapacité de l’ensevelir était déjà bien assez terrible.

Ils ne surent jamais le temps qu’il leur avait fallu pour descendre de Cornemuse et ils n’avaient aucun autre moyen de mesurer l’écoulement du temps. C’était devenu un cauchemar sans fin interrompu seulement par de maigres repas, lorsque la faim devenait intolérable, et par le sommeil sans rêves de l’épuisement. Ils parcouraient peut-être vingt ou trente marches avant que Valiha ne s’assoie et ne se mette à trembler. Il était impossible de la bouger aussi longtemps qu’elle n’avait pas fait appel à tout son courage. Elle était trop grosse pour qu’on la soulève et aucune parole ne pouvait rien y faire.

Le caractère de Robin – déjà peu stable dans ses meilleurs moments – devint franchement volcanique. Au début, Chris essaya de lui faire modérer son langage. Ensuite, ce fut lui qui se mit à ajouter des commentaires de son cru. Il n’était pas d’accord lorsqu’elle se mit à rabrouer la Titanide, à se mettre derrière elle et à la pousser avec l’énergie du désespoir pour la faire avancer mais il ne dit rien. Ils ne pouvaient quand même pas la laisser là. Robin opina :

« J’adorerais l’étrangler mais je serais incapable de l’abandonner.

Ce ne serait pas forcément un abandon, dit Chris : on pourrait aller de l’avant et tenter de trouver du secours. »

Robin ricana : « Ne te berce pas d’illusions. Qu’y a-t-il là-bas au fond ? Sans doute une mare d’acide. Et même si ce n’est pas le cas, même si Téthys ne nous tue pas et que nous parvenons jusqu’à l’un de ces tunnels – s’il y a bien là-dessous des tunnels comme dans l’autre escalier –, il nous faudra des semaines pour en sortir et autant pour revenir. Si nous la laissons, elle est morte. »

Chris dut admettre qu’il y avait du vrai là-dedans et Robin reprit ses tentatives pour forcer Valiha à bouger. Il persistait à considérer que ce pouvait être une erreur et Valiha lui donna raison : cela se produisit soudainement, dès que Robin eut commencé à la claquer.

« Ça fait mal », gémit Valiha.

Robin la frappa derechef.

Valiha enserra dans sa main énorme le cou de Robin et la souleva du sol en la tenant à bout de bras. Robin se débattit quelques instants, puis demeura immobile ; elle gargouillait.

« La prochaine fois que je t’attrape, dit Valiha d’une voix pas particulièrement menaçante, je serre jusqu’à ce que ta tête se détache. »

Elle reposa Robin, lui tint l’épaule pendant qu’elle toussait et ne la relâcha que lorsqu’elle fut certaine qu’elle pouvait tenir debout toute seule. Robin battit en retraite et Chris estima que c’était une chance qu’elle eût laissé son arme en sûreté dans les fontes de Valiha. Mais la Titanide ne semblait lui en tenir aucune rancune et l’incident ne devait plus jamais être mentionné tandis que, de son côté, Robin se garda dorénavant ne serait-ce que d’élever la voix en présence de la Titanide.


* * *

Il estima qu’ils avaient accompli plus de la moitié du chemin. C’était la cinquième fois qu’ils dormaient. Mais cette fois-ci, lorsqu’il s’éveilla, Valiha avait disparu.

Ils se mirent à remonter.

Mille deux cent vingt-neuf marches plus tard, ils la trouvèrent. Elle était assise, les jambes repliées sous le corps, le regard vitreux, oscillant doucement d’arrière en avant. Elle avait l’air aussi intelligent qu’une vache.

Robin s’assit et Chris vint s’effondrer à côté d’elle. Il savait que s’il se mettait à pleurer maintenant, il ne pourrait plus s’arrêter, alors il ravala ses larmes.

« Et maintenant ? » demanda Robin. Chris se releva avec un soupir. Il mit les mains sur les joues de Valiha et les caressa doucement jusqu’à ce que son regard accommode enfin sur lui.

« Il est temps de repartir, Valiha.

— Non ? Tu crois ?

— J’en ai peur. »

Elle se releva et se laissa conduire.

Ils descendirent vingt marches, puis trente, puis quarante. À la quarante-sixième, elle s’assit de nouveau et se remit à osciller. À force de l’amadouer, Chris parvint encore à la faire se relever et cette fois ils parcoururent soixante marches. Lorsqu’il l’eut fait repartir pour la troisième fois, il était optimiste : il espérait arriver à cent marches mais ils n’allèrent pas plus loin que dix-sept.


* * *

Deux étapes plus tard, ce furent les pleurs de Robin qui réveillèrent. En levant les yeux, il constata que de nouveau Valiha était partie. Il passa un bras autour de la jeune fille et celle-ci ne fit aucune objection. Lorsqu’elle se fut calmée, ils se levèrent et, une fois de plus, se mirent à grimper.


* * *

Il lui semblait que plus personne n’avait ouvert la bouche depuis des années. Il y avait eu des cris et à un moment, ils en étaient même venus aux mains. Mais même dans ces conditions, ils ne pouvaient tenir bien longtemps : ni l’un ni l’autre n’avait l’énergie suffisante. Chris boita quelque temps à la suite de leur pugilat tandis que Robin arborait un bel œil Poché.

Mais il était surprenant de constater ce que pouvait faire un peu d’adrénaline.

« On dirait que le sol est sec, murmura Robin.

— J’ai peine à le croire. »

Ils étaient dissimulés à l’abri de la courbure du mur en spirale et regardaient vers le bas, vers ce qui devait être – et ils avaient du mal à le croire – leur terminus. Tout du long, ils s’étaient attendus à trouver un lac d’acide avec Téthys en sûreté au beau milieu. Et à la place, ils voyaient ce qui se révélait être la marque de hautes eaux – ou plutôt de « hauts acides » – à dix mètres seulement de l’endroit où ils se tenaient, suivie d’une section de sol dénudé. Téthys elle-même demeurait invisible derrière le virage.

« Ce doit être un piège, dit Robin.

— Sûr. Faisons demi-tour, et remontons. »

Robin pinça les lèvres, ses yeux se mirent à flamboyer puis elle se détendit et parvint même à esquisser un sourire.

« Eh, je ne sais pas comment dire ça… nous nous bouffons le nez depuis ce qui me paraît une éternité… mais si jamais ça tournait mal… je veux dire que…

— Qu’on se sera bien marrés ? suggéra Chris.

— Je ne dirais pas les choses comme ça. Bon sang…»

Elle lui tendit la main. « Mais ce fut rudement chouette de t’avoir connu. »

Il lui serra brièvement la main dans les deux siennes.

« Pour moi aussi. Mais n’en dis pas plus. Chaque mot risque de sonner plutôt bizarrement plus tard ; si jamais nous en réchappons. »

Elle rit. « Je m’en fiche. Je ne t’aimais pas quand on est partis mais ne t’en formalise pas : je ne crois pas avoir jamais aimé personne. Je t’aime bien à présent et je voulais que tu le saches. Pour moi, c’est important.

— Je t’aime bien, moi aussi », et il toussa nerveusement. Ses yeux quittèrent les siens et quand il se força à la regarder de nouveau, elle avait déjà détourné le regard. Il relâcha sa main, ressentant ce qu’il aurait voulu dire sans être capable de l’exprimer.

Il se tourna vers Valiha et commença à lui parler avec calme. Il savait mieux s’y prendre qu’elle : il ne parlait de rien de précis et laissait la mélodie de sa voix l’apaiser avec ce langage qu’ils avaient en commun. Peu à peu, il insinuait à ses paroles un sens, les répétait en lui indiquant ce qu’elle devait faire mais sans insister pour ne pas déclencher une terreur toujours présente. Il lui parlait de remonter vers le soleil.


* * *

Un fatalisme étrange avait envahi Valiha durant le dernier kilomètre. Elle s’arrêtait moins souvent mais progressait avec plus de lenteur. Elle semblait comme droguée. À un moment, Chris aurait juré qu’elle dormait debout. Elle luttait pour garder les yeux ouverts. Il supposa que c’est ainsi chez les Titanides s’exprimait la peur ou du moins ce qui pour elles en tenait lieu. Maintenant qu’il y repensait, il n’avait jamais vu de Titanide manifester ce qu’il considérait comme de la peur, ni devant les esprits-de-sable, ni même au fin fond de cet escalier ténébreux. Apparemment, elle ne craignait pas Téthys d’une manière compréhensible pour Chris. À la place, s’était d’abord manifestée une répulsion, comme si une force physique tendait à l’écarter de Téthys. Elle s’était montrée incapable de fournir une explication à la plupart de ses actes ; lorsque avec Robin, ils ne la poussaient pas à descendre, elle remontait, tout bonnement ; aussi inexorablement que monte l’air chaud. Cette force avait disparu et s’y était substitué cet engourdissement, tant physique que mental. Son esprit travaillait laborieusement, ses sens étaient émoussés et son corps semblait presque se recroqueviller.

« Dans un moment, nous… Valiha, écoute-moi ! » Il devait la claquer pour attirer son attention. Et il avait l’impression qu’elle le sentait à peine. « Valiha, il nous faut accomplir cette partie du trajet au plus vite. Cela ne fait que quelques centaines de marches. Je ne crois pas que nous aurons le temps de nous arrêter pour nous reposer comme jusqu’à maintenant.

— Pas de repos ?

— J’ai bien peur que non. Ce que nous allons faire, c’est descendre en vitesse les dernières marches en restant près de la paroi – tiens-toi près de moi, c’est moi qui longerai le mur –, puis pénétrer dans le tunnel. Une fois là, nous serons sur le chemin de la remontée et de la sortie. Est-ce que tu comprends, Valiha ? Pour commencer à remonter, il faut juste redescendre encore un peu, rien qu’un petit peu, c’est tout et tout ira bien. Tu as compris ? »

Elle hocha la tête mais Chris était loin d’être convaincu. Il faillit poursuivre ses explications mais s’aperçut que c’était bien inutile. Ça marcherait ou ça ne marcherait pas. S’il avait dû parier, il aurait joué son argent contre eux.


* * *

Ils entreprirent l’ultime descente la main dans la main. Ils ne furent pas longs à déboucher de la courbe du corridor pour se trouver en présence de Téthys, assise, immobile, au milieu de son bain d’acide, tout comme précédemment Crios. En fait, Chris n’aurait pu distinguer l’une de l’autre. Il espérait bien que ce qu’il ne pouvait encore voir était également identique. Il ne le saurait qu’au moment où ils déboucheraient sur le sol même de la salle.

« Qu’est-ce qui t’a retardée, Sorcière ? »

La voix l’avait frappé comme un coup de poing. Il dut s’arrêter pour prendre une profonde inspiration. Jusqu’à cet instant, il n’avait pas remarqué à quel point il pouvait être tendu. Son cœur martelait et sa respiration était haletante. Par chance, Valiha avançait toujours. Tous trois, ils continuèrent leur approche. Ils n’avaient plus que dix marches devant eux.

« Je savais que tu étais là-haut, bien entendu, reprit Téthys. Je crois comprendre que tu as rencontré quelques difficultés. Maintenant, j’espère que tu ne m’en tiens pas rigueur car je n’y suis absolument pour rien et tu peux t’en prendre à Gaïa pour cela. »

La voix de Téthys était analogue à celle de Crios : c’était le même ronronnement atone, inhumain ; indistinct et sans source. Et pourtant, elle avait quelque chose de méprisant et d’impérieux qui vous glaçait les sangs.

« Alors, tu as amené Gaby avec toi. Je commençais à désespérer de jamais la rencontrer. On a eu du mal à faire affaire avec Crios, pas vrai ? Et vous, mademoiselle Plauget ?

Pourtant, on ne vous a jamais vue par ici ; je me demande bien pourquoi. » Robin se pencha devant Valiha, l’air ébahi. « Chris, murmura-t-elle. Ce foutu machin est myope ! » Chris lui fit une signe de main frénétique, craignant, s’il parlait, de rompre le charme : Téthys ne confondrait pas leurs voix.

« Que s’est-il passé ? » demanda Téthys, confirmant ainsi ses craintes. « Pourquoi ne pas parler à voix haute ? Est-il poli de me faire attendre si longtemps pour faire ensuite des messes basses lorsque vous êtes ici ? Je hais les secrets ! »

Ils avaient maintenant gagné le plancher de la salle et Chris aperçut les deux tunnels qu’il avait déjà remarqués chez Crios – l’un dirigé vers l’est et l’autre vers l’ouest. Tout ce qu’il restait à faire à présent, c’était de franchir les soixante ou soixante-dix mètres menant au tunnel est. Chris tapota nerveusement l’arme inhabituelle qu’il avait ôtée des sacoches de Valiha. Son contact dur et froid était rassurant tandis qu’il faisait courir son pouce sur les deux pointes acérées.

« Je reconnais que je n’avais pas saisi jusqu’à maintenant tes raisons d’amener ici une telle créature, dit Téthys. Cela aurait dû me paraître évident, n’est-ce pas ? »

Chris ne pipa mot. Ils n’étaient plus qu’à dix mètres de l’entrée du tunnel et continuaient d’avancer.

« Je commence à m’impatienter, reprit Téthys. Tu as beau être la Sorcière, il y a des limites. Je parle de la Titanide. Quelle attention de ta part d’avoir apporté le dîner ! Viens par ici, Valiha ! »

Valiha s’immobilisa et tourna lentement la tête. Pour la première fois, elle regarda Téthys. Chris n’attendit pas de voir ses réactions. Il serra avec fermeté le large croc sorti de la trousse de sculpture de Valiha, recula d’un pas et l’enfonça avec décision dans le gras de la croupe de la Titanide. Durant un horrible instant, il n’y eut aucune réaction puis Valiha démarra si vite qu’on la vit à peine. Il entrevit le bout de sa queue qui disparaissait dans le tunnel, entendit un hurlement et le claquement des sabots puis tous les autres bruits furent noyés sous un sifflement perçant.

Ils se retrouvèrent dans le tunnel, talonnés par une vague de chaleur et par un vent grandissant. Des fumerolles suffocantes les entouraient : Téthys emplissait son lac aussi vite qu’elle pouvait. Le sol sur lequel ils couraient semblait plat : lorsque la nappe d’acide déborderait des douves, elle les suivrait. Ils furent rejoints dans leur fuite par des créatures voletantes analogues à des chauves-souris. À leur luminescence orangée, Chris reconnut les animaux qui avaient éclairé leur longue descente et il fit le vœu qu’ils peuplent également les tunnels. Quelles que fussent ces créatures, elles ne semblaient pas apprécier plus que lui les vapeurs d’acide.

Une partie de son esprit nota qu’il s’était trouvé un point de supériorité par rapport à Robin : il courait plus vite. Elle était en queue et il dut réduire l’allure pour lui permettre de le rattraper. Ils toussaient tous les deux, ses yeux larmoyaient mais les émanations étaient désormais moins denses.

Il l’entendit hoqueter et tomber. Ce fut seulement après s’être arrêté pour faire demi-tour qu’il entendit goutter un liquide qui ne devait certainement pas être de l’eau. Durant un bref instant de panique, il faillit s’enfuir mais il se hâta plutôt vers la jeune fille et vers le bruit croissant de la vague d’acide qui approchait. L’obscurité était maintenant presque totale car les créatures luminescentes, moins altruistes que lui, ne les avaient pas attendus.

Il lui rentra dedans. Pourquoi avait-il cru qu’elle aurait besoin de son aide pour se relever ?

« Cours donc, idiot ! » glapit-elle et, certes, il courut, mais derrière, cette fois, dans la pâle et lointaine lueur jetée par les créatures volantes qui faisaient un halo autour de son ombre en mouvement.

« Combien de temps penses-tu qu’il va falloir courir encore ? lui jeta-t-elle par-dessus l’épaule.

— Jusqu’à ce que je n’entende plus le ressac de l’acide derrière moi.

— Très bon plan. Tu crois qu’on va distancer les vagues ? Est-ce qu’elles se rapprochent ?

— Peux pas dire. Faudrait que je m’arrête pour écouter.

— Alors, on ferait mieux de continuer à courir jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus.

— Très bon plan. »


* * *

Il semblait improbable que les oiseaux-luire aient pu voler plus vite ; ils avaient pourtant l’air plus lointains que jamais. C’est donc que Robin et lui avaient ralenti l’allure. Sa respiration se faisait rauque et haletante et il souffrait d’un point de côté. Mais il ne percevait toujours aucune élévation du sol. Pour autant qu’il sache, ils pouvaient fort bien se trouver encore plus bas que le plancher de la grotte de Téthys. Celle-ci restait donc tout à fait capable de submerger sur toute sa longueur ce que Chris espérait avec ferveur être un tunnel de trois cents kilomètres rejoignant Téthys à sa sœur Théa. Mais il restait évidemment possible que ce tunnel ne menât pas du tout à Théa. Il pouvait même s’achever à tout moment. Il pouvait se mettre à descendre, révélant alors aux fugitifs qu’ils avaient cherché leur salut dans une vulgaire vidange pour le trop-plein d’acide. Mais ils n’avaient pas d’autre choix que de courir. Si le tunnel était un cul-de-sac, Valiha y arriverait la première et ils ne l’avaient pas encore rattrapée.

« Je crois… que ça… remonte. Pas… toi ?

— Peut-être. Mais… pour combien de temps ? »

Par-devers soi, Chris n’avait pas l’impression d’avoir gagné la moindre hauteur mais si d’imaginer qu’elle grimpait pouvait aider Robin à mettre un pied devant l’autre, il n’y voyait aucun inconvénient.

« Je ne… tiendrai… plus longtemps. »

« Moi non plus », songeait-il. L’obscurité était désormais presque complète. Le sol n’était plus aussi régulier qu’auparavant, ce qui accroissait les risques de chute. Dans ces conditions, se relever devenait toute une affaire.

« Encore un effort », souffla-t-il.

Ils se heurtèrent, s’écartèrent, se heurtèrent encore. Lorsque Chris s’écarta vers la droite, son épaule frôla la paroi invisible du tunnel. Titubant les mains tendues devant lui, il était incapable de dire si la lueur qu’il suivait, apparemment à des kilomètres devant, était réelle ou due simplement à la Persistance rétinienne. Il craignait de s’écraser contre le mur si jamais le tunnel faisait un coude. Puis il se rendit compte qu’ils progressaient à présent avec une telle lenteur qu’une collision serait sans aucun danger.

« Stop ! » dit-il en se laissant tomber à genoux. Quelque part devant, Robin haletait et toussait.

Durant une période indéterminée, il ne se soucia plus que l’acide pût ramper dans le tunnel derrière lui. La joue posée contre la pierre froide du sol, il s’abandonna. Seuls ses poumons continuaient à travailler, sur un rythme régulièrement décroissant. Il avait la gorge brûlante et sa salive, rare, était si épaisse qu’il devait la cracher en longs filets gluants. Il finit par lever la tête, poser les paumes sur le sol, s’agenouiller et, faisant appel à toute sa volonté, retenir sa respiration quelques secondes afin d’écouter. En vain : le sang bourdonnait à ses oreilles et Robin, proche à le toucher, continuait de haleter et de suffoquer bruyamment. Peut-être aurait-il perçu l’approche de l’acide s’il avait déferlé comme une vague mais ce n’était pas le cas : s’il continuait de monter, ce serait en silence. Il tendit la main et toucha l’épaule de Robin.

« Allez. On ferait mieux de repartir. »

Elle gémit mais se leva en même temps que lui. Elle chercha sa main à tâtons et ils se mirent en marche. Il avait l’épaule qui frottait contre la paroi de droite ; ils continuèrent ainsi, Chris effleurant d’une main la pierre froide et serrant de l’autre la chair chaude.

« Nous devons monter, finit par dire Robin : sinon, on aurait été lessivés depuis un bon bout de temps.

— C’est également mon avis. Mais je n’y mettrais pas ma main au feu. Il faut continuer à avancer jusqu’à ce qu’on trouve de la lumière. »

Ils continuèrent donc et Chris se mit à compter leurs pas, sans bien savoir pourquoi. Il se dit que c’était sans doute plus facile que de songer à ce qui pouvait les attendre.

Après plusieurs centaines de pas, Robin se mit à rire.

« Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Je sais pas. Je… je crois que je viens juste de m’en rendre compte mais… on y est arrivés ! » Elle lui étreignit la main.

Chris était étonné par sa réaction : il était sur le point de lui faire remarquer qu’ils étaient loin d’être sauvés, que devant eux la route était certainement parsemée de pièges qu’ils ne pouvaient même pas imaginer lorsqu’il fut envahi par une émotion d’une intensité comme il n’en avait jamais connue. Il comprit qu’il souriait à belles dents.

« Bon sang, mais c’est que t’as raison ! »

Maintenant, ils riaient tous les deux. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et se donnèrent de grandes claques dans le dos en se congratulant avec bruit. Il la serra très fort, incapable de se retenir, mais elle ne fit aucune objection. Et presque aussi brusquement, il se retrouva en train de pleurer, tout en continuant de sourire. Ni l’un ni l’autre ne parvenait à maîtriser la rapide succession d’émotions due au relâchement d’une tension insoutenable. Ils prononçaient des paroles incohérentes. Ils finirent par se calmer, restant toujours debout accrochés l’un à l’autre et se balançant doucement en essuyant leurs larmes.

Lorsque Chris se remit à glousser, Robin le secoua :

« Qu’est-ce qu’il y a de drôle, à présent ?

— Oh… rien.

— Allez…»

Pendant un moment, il ne voulut rien dire, mais elle le harcela.

« Bon, d’accord. Bordel, je ne comprends pas comment j’arrive encore à rire : ça n’a rien de drôle. On a perdu tout un tas de copains. Mais là-haut… là-haut, quand on s’est retrouvés cloués au sol…

— Ouais ?

— Ben, tu pouvais pas voir parce que tu étais dans les vapes. Tu sais…» Il enchaîna rapidement, en regrettant d’avoir commencé, maintenant qu’il se rappelait à quel point elle désirait sans doute oublier ces instants :

« Bref, Cirocco nous a dit à tous de pisser. Alors, ben, moi aussi ; il le fallait bien, hein ? J’ai ouvert mon froc et… bon, tu vois, je l’ai sortie… et j’ai ouvert les vannes. En arrosant, si tu veux, pour que ça donne le maximum d’effet… et alors, brusquement, je me suis dit : “Prenez toujours ça, bande de sales esprits !” »

Robin éclata d’un rire quasi hystérique et Chris rit de concert avant de finir par s’interroger : « Ça n’avait pas été aussi drôle que ça, quand même ? »


* * *

Ils avaient parcouru mille pas lorsqu’ils virent le premier oiseau-luire suspendu au plafond. Ce fut alors seulement qu’ils virent que le tunnel s’était élargi. La créature était à vingt mètres au moins au-dessus d’eux, plus peut-être, et sa lumière orange se projetait sur des parois distantes de trente mètres. Chris se retourna pour chercher derrière eux les reflets éventuels de flaques d’humidité mais il ne distingua rien.

Peu de temps après, ils passèrent sous un autre oiseau-luire, puis sous un groupe de cinq. Après ces longues heures d’obscurité, ils leur paraissaient aussi éblouissants que des torches.

« Je me demande bien ce qu’ils trouvent à manger par ici ? remarqua Chris.

— Il doit bien y avoir quelque chose. J’ai l’impression que briller en permanence comme ça exige pas mal d’énergie.

— Gaby disait que c’était une réaction catalytique, rappela Chris. Mais il faut quand même qu’ils se nourrissent. Peut-être qu’on pourrait manger ce qu’ils mangent.

— Il va nous falloir trouver quelque chose tôt ou tard. »

Chris songeait aux provisions restées dans la sacoche de Valiha. Ce qui lui fit penser à Valiha elle-même. Il commençait à s’inquiéter.

À présent, les oiseaux-luire étaient en foule et ils illuminaient un tunnel qui s’étendait loin devant eux. La visibilité s’étendait jusqu’à cinq cents mètres et il n’y avait toujours pas trace de la Titanide.

« Je viens de penser à quelque chose, dit Robin.

— À quoi ?

— Es-tu vraiment certain que ce tunnel se dirige vers l’est ?

— Que veux-tu… ? » Il s’arrêta. « Tu sais aussi bien que moi que…» Que quoi ? L’escalier s’était enroulé en colimaçon durant cinq kilomètres. Au tout début de leur descente, Robin avait fait remarquer qu’ils auraient des problèmes d’orientation en arrivant au fond. En conséquence, ils avaient opéré de laborieux calculs afin de déterminer le rayon de l’escalier en spirale. Une fois connu le nombre de marches nécessaires pour effectuer un tour complet et donc se retrouver orientés dans la même direction, le repérage n’était plus qu’une question de décompte. Ainsi avaient-ils pu déterminer à leur arrivée dans la chambre de Téthys qu’ils y débouchaient par le côté sud et donc que l’ouest devait être à gauche et l’est à droite.

Malgré tout, leurs données restaient entachées d’une certaine incertitude : le fait de se tromper de quelques marches dans leur calcul était sans importance mais pas celui d’ignorer leur point de départ précis. Ils avaient en surface pénétré dans l’édifice par l’ouest. Mais la confusion entourant leur fuite ainsi que la destruction de la structure construite par les lutins leur interdisaient toute estimation correcte du nombre de marches descendues par Valiha avant son arrêt. Et lorsque les choses s’étaient tassées, la partie supérieure de l’escalier était obstruée par les décombres.

« Tu ne crois quand même pas qu’elle aurait parcouru un demi-tour ? finit-elle par demander.

— Je ne pense pas. Mais c’est toujours possible. Et dans ce cas, ce tunnel conduit à Phébé et non à Théa. »

Chris aurait voulu ne pas y penser. Leur situation était si précaire : elle dépendait de tant de facteurs qu’ils ne maîtrisaient pas. Il était possible que même s’ils gagnaient Théa – une région amicale aux dires de Cirocco –, celle-ci ne fût guère disposée à accueillir ces trois intrus dans son domaine.

« Nous examinerons ce problème lorsqu’il se présentera. »

Ce qui fit rire Robin : « À d’autres ! Si c’est Phébé qui est au bout du tunnel, on n’a plus qu’à s’asseoir et attendre de crever de faim.

— Ne sois donc pas si pessimiste : on sera morts de soif bien avant ! »


* * *

Le tunnel s’élargissait maintenant peu à peu, évoquant désormais moins une galerie artificielle qu’une caverne naturelle. Malgré l’accroissement de leur nombre, les oiseaux-luire éclairaient avec moins d’efficacité cet espace plus vaste. Chris aperçut des embranchements vers le nord et vers le sud mais il estima, tout comme Robin, qu’il était plus logique de poursuivre dans leur direction initiale ; l’est. Du moins l’espéraient-ils.

« Valiha devait encore être paniquée en débouchant ici, dit Robin. Je suppose qu’elle aura donc continué tout droit. Si elle s’était remise à réfléchir ; elle serait à mon avis revenue vers nous ou bien elle aurait attendu avant de commencer l’exploration des tunnels latéraux.

— Je suis d’accord. Mais je ne m’attendais pas à ce qu’elle aille aussi loin. Et je n’oublie toujours pas que c’est elle qui a tous nos vivres. Moi, je boirais bien un coup. »

Le sol de la caverne était devenu irrégulier. Ils se mirent à escalader et à redescendre des pentes douces qui rappelaient à Chris les dunes de leur traversée de Téthys. Le plafond était à présent si haut que les oiseaux-luire qui s’y suspendaient ressemblaient à des étoiles à l’éclat rougi par le voile atmosphérique. On discernait mal les détails et au niveau du sol, seules les formes générales demeuraient visibles. Lorsqu’ils eurent perçu le bruit de l’eau, ils s’approchèrent avec prudence et découvrirent le torrent, trahi par ses reflets cuivrés. Chris y plongea un doigt, prêt à l’essuyer si jamais le liquide était de l’acide. Ne s’étant pas brûlé, il le porta à ses lèvres. L’eau avait un léger goût carbonaté.

Ils ôtèrent leurs chaussures et s’enfoncèrent dans le courant ; le gué, découvrirent-ils, n’avait que cinquante centimètres de profondeur et pas plus de dix mètres de large.

Sur l’autre rive, le terrain changeait à nouveau de configuration. Ils pouvaient distinguer alentour des aiguilles déchiquetées. À un moment, Chris dévala dans une faille de deux mètres : l’espace d’une interminable seconde, il se demanda s’il ne vivait pas ses derniers instants puis il heurta le sol des mains et des genoux et pesta bruyamment, plus par soulagement que par colère. Il avait quelques bleus à rajouter à ses coupures et autres éraflures mais rien de plus.

Après ces émotions, il redoubla de prudence et ne tarda pas à s’en féliciter : réagissant plus par instinct que par réflexion, il se surprit à tendre la main pour immobiliser Robin. Lorsqu’ils reprirent précautionneusement leur progression, ils virent qu’elle avait frôlé à moins d’un mètre un précipice qui en faisait bien trente ou quarante.

« Merci », dit hâtivement Robin.

Il opina, distrait par une lueur sur sa gauche. Il essayait en vain d’en discerner l’origine lorsqu’il entendit le bruit : quelqu’un chantait.

Ils se dirigèrent vers la lumière. À mesure, des détails émergeaient de cet infini d’ombres grises et noires. Des taches informes devenaient des rochers, des treillis sombres semblables à des toiles d’araignée révélaient des lianes maigres et des arbrisseaux. Et cette lumière semblait vaciller comme une chandelle. Ce n’en était pas une mais la lampe qu’avait dans sa sacoche Valiha lorsqu’elle avait pris la fuite. Un dernier éclair de compréhension lui révéla que l’une des silhouettes près de la lumière n’était autre que Valiha elle-même. Elle était allongée sur le flanc, à vingt mètres du fond du petit canyon, côté opposé.

Il l’appela.

« Chris ? Robin ? leur cria-t-elle. C’est vous ! Je vous ai retrouvés ! »

C’était une curieuse façon d’envisager les choses mais il se garda d’en rien dire. Il descendit la pente avec Robin puis remonta jusqu’à la hauteur de la Titanide. L’endroit semblait plutôt bizarrement choisi pour s’y reposer : vingt mètres plus bas, elle aurait été sur le plat. Il s’était bien douté que quelque chose ne tournait pas rond et maintenant il en avait la certitude. Dans un éclair de frayeur, il eut la vision de Psaltérion mourant, gisant sur le sol imbibé de son sang.

Arrivés à sa hauteur, ils découvrirent à la lueur de la lampe son visage maculé de sang séché. Elle renifla bruyamment et se passa la main sur la lèvre supérieure.

« J’ai bien peur de m’être cassé le nez », leur dit-elle.

Chris dut détourner les yeux : Elle s’était cassé le nez, mais aussi les deux jambes de devant.

Загрузка...