19. Éternelle Jeunesse

« Si c’est un procès en paternité que tu crains, dit Cirocco, je te rassure tout de suite. Ce n’est pas le genre des Titanides.

— Ce n’est pas ce que je voulais… peut-être que je me suis mal exprimé. »

Chris était dans le canoë de Cirocco. Assis au centre tandis que la Sorcière se prélassait à la proue, la tête sur un coussin.

Elle avait des cernes bleus sous les yeux et le teint brouillé. Mais c’était quand même un gros progrès sur les heures précédentes. Chris avait décidé de voyager avec Cirocco dans l’intention de l’entreprendre sur les rapports sexuels entre humains et Titanides mais, au vu de son état, il avait mis la question de côté.

Il n’était pas le seul à avoir changé d’embarcation. Gaby naviguait à présent en compagnie de Hautbois et de Robin tandis que Valiha et Psaltérion ouvraient le convoi, loin en avant.

Ils étaient passés sous l’Escalier de Cirocco, une expérience dont Chris se serait fort bien passé. Ce câble massif suspendu au-dessus de lui l’avait ramené à ce jour venteux où, sur le Golden Gate, Dulcimer lui avait mis le pied sur le chemin qui menait à Gaïa. L’Escalier de Cirocco ressemblait à un pont suspendu. Sauf qu’à la place de la pile s’ouvrait simplement le rayon de Rhéa, gueule conique et béante qui avalait dans ses profondeurs infinies le câble devenu à cette hauteur invisible. Ce dernier suivait une courbe exponentielle, matérialisation d’une abstraction géométrique. Douze Golden Gates mis bout à bout n’auraient pas égalé sa terrifiante immensité.

À présent, ils n’étaient plus qu’à quelques minutes du confluent de Melpomène avec l’Ophion. Déjà le courant s’était légèrement accéléré, comme si les eaux étaient pressées de défier les Astéries dont la chaîne sombre se découpait à l’est.

Chris cessa de regarder le fleuve et fit une nouvelle tentative.

« Je sais déjà une chose, c’est qu’elle est enceinte. Et je suppose que ce n’est pas un enfant qu’elle attend. Ai-je raison ?

— Tu continues encore de penser en termes de papa et de maman, dit Cirocco. Tu n’es pour l’instant qu’un avant-père en puissance et Valiha une avant-mère potentielle. L’œuf pourrait être implanté chez… Oh, mettons, Cornemuse, par exemple, ce qui ferait de lui l’arrière-mère, ensuite de quoi, l’une quelconque des trois autres pourrait la fertiliser, Valiha incluse.

— Pas avant d’avoir fait plus ample connaissance, précisa Cornemuse depuis la poupe.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, objecta Chris.

— Je suis désolée. Mais aucun enfant n’est en vue. Un, je ne l’approuverais pas. Deux, aucune Titanide ne s’engagerait dans un tel processus sans y réfléchir plus avant. Et trois, c’est toi qui as l’œuf.

— Alors, que se prépare-t-il en réalité ? Ce cadeau revêt-il une signification spéciale ? Que veut-elle me dire ? »

Cirocco n’avait pas précisément l’air de vouloir répondre à un questionnaire mais, avec un soupir, elle s’exécuta.

« Cela ne veut pas obligatoirement dire quelque chose. Oh, qu’elle t’aime bien, c’est certain. Car sinon, elle ne t’aurait jamais fait la cour, déjà ; et elle ne t’aurait pas non plus donné l’œuf si elle n’éprouvait toujours pas le même sentiment. Vois-tu, les Titanides sont des sentimentales. Entre dans n’importe quelle demeure titanide et tu en trouveras une étagère sur un mur. Pas un œuf sur mille n’est effectivement utilisé. On ne l’envisage même pas. Ces œufs sont aussi communs que… disons, des capotes dans le sillage d’un séducteur. »

Cornemuse la siffla copieusement.

« Plutôt gonflée comme métaphore, pas vrai ? parvint à plaisanter Cirocco.

— C’est quoi, une capote ?

— T’as pas connu ça, hein ? Un préservatif à jeter. En tout cas, l’analogie est pertinente : chaque fois qu’une femelle a un rapport frontal, il sort un œuf deux hectorevs plus tard. C’est-à-dire deux cents revs, au cas où par chez toi, on ne vous enseignerait pas encore le système métrique. Tu sais, ça fait un sacré coup de voir qu’une Titanide sait ce qu’est une capote – sans en avoir jamais vu – alors qu’un humain ne le sait pas. Mais qu’est-ce qu’ils vous apprennent donc ? Que l’histoire a commencé en 2096 ?

— À vrai dire, je crois que maintenant on inclut 2095. »

Cirocco se massa le front en souriant faiblement.

« Désolée. Je dévie. Ton éducation et ses lacunes ne me regardent pas. Revenons aux Titanides… La plupart des œufs sont jetés. Si ce n’est pas tout de suite, c’est au cours du nettoyage de printemps ultérieur. Certains sont conservés pour des raisons sentimentales bien après leur expiration. Au fait, leur durée est de cinq ans environ.

« Ce que tu dois garder à l’esprit c’est la double nature du sexe chez les Titanides. Les rapports postérieurs ont deux fonctions dont l’une est plus fréquente que l’autre. La première est hédoniste : c’est le plaisir pur. On le pratique en public. La seconde est la procréation, lorsqu’on les y autorise, ce qui ne se produit pas aussi souvent qu’elles le désireraient. Les rapports frontaux sont différents. Il est extrêmement rare que ce soit juste pour faire un œuf. Il s’agit presque toujours d’une manifestation de profonde amitié ou d’amour. Pas exactement l’amour tel que toi et moi l’entendons : car les Titanides ne forment pas de couples. Mais elles connaissent l’amour. C’est l’une des rares choses dont je sois sûre. Une Titanide aura des rapports postérieurs avec un ou une partenaire qu’elle n’envisagerait pas pour des rapports frontaux. Les rapports sexuels frontaux sont sacrés.

« Maintenant, cette règle est un peu moins stricte lorsqu’il s’agit des humains qui sont dans l’impossibilité d’avoir des rapports postérieurs. Les éléments les plus libéraux de l’intelligentsia titanide estiment qu’il est moral d’avoir des rapports frontaux avec un humain pour le plaisir. À condition, toujours, de le faire dans l’intimité ; mais il n’est pas obligatoire d’aimer cet humain, ni même d’être particulièrement liés. Cornemuse ?

— C’est exact, dit la Titanide.

— Si tu prenais le relais ? suggéra Cirocco. J’ai la migraine. »

Lorsque Chris se retourna, Cornemuse cessa de pagayer pour ouvrir les mains.

« Il n’y a pas grand-chose à ajouter. Cirocco a bien résumé la situation.

— D’après toi, l’œuf ne serait donc qu’un souvenir. Et la déception de Valiha proviendrait de ce que j’ai oublié ce qui s’est passé. Elle n’est pas amoureuse de moi.

— Oh, mais je n’ai jamais dit ça. Valiha est une fille très vieux jeu qui n’a jamais eu de relations avec un humain. Elle est éperdument amoureuse de toi. »

À l’intérieur de Gaïa, le temps orageux avait pour conséquence l’extension des zones nocturnes au-delà de leurs limites habituelles. Ainsi, lorsque la petite troupe franchit le confluent de la Melpomène, elle aurait dû pénétrer en zone crépusculaire. En fait, il faisait nuit.

Mais la nuit à Gaïa ne pouvait jamais être complète. Par temps clair, même le centre de Rhéa restait aussi clair que sur Terre une nuit de pleine lune. Sous les nuages, l’obscurité se faisait plus profonde mais sans jamais devenir impénétrable. Les contreforts des Astéries restaient illuminés par une pâle clarté venue du dessus de la couche nuageuse. On disposa des lanternes dans les niches prévues à la poupe des canoës. Et le groupe poursuivit son chemin.

Des arbres de haute taille avaient fait leur apparition sur la rive. Épars au début, ils n’avaient pas tardé à former une épaisse forêt. Ils ressemblaient beaucoup à des pins avec leur tronc droit et leurs fines aiguilles. Le sous-bois restait clairsemé. Chris aperçut des troupeaux de créatures à six pattes qui progressaient avec des bonds prodigieux, à l’instar des kangourous. Cirocco lui expliqua que cette zone était une survivance de la protoforêt conçue par Gaïa dans sa jeunesse de Titan et que cette flore et cette faune primitives étaient identiques à celles qui occupaient encore actuellement les hauts plateaux.

C’est alors qu’ils venaient d’entrer dans un défilé étroit que Chris fit l’expérience d’une curieuse illusion d’optique : il avait l’impression de naviguer en côte. Les collines alentour s’inclinaient vers l’est et les arbres penchaient de quelques degrés seulement par rapport à la verticale, leur sommet décalé de dix à vingt mètres de leur base, en direction de l’est. Après une brève période d’accoutumance, l’œil en concluait que tout le paysage était d’aplomb et que le fleuve défiait la pesanteur. C’était encore une plaisanterie de Gaïa.

La pluie se mit à tomber comme les Titanides accostaient les embarcations sous l’entrée même d’un défilé escarpé. On entendait un fracas énorme. Chris imaginait une gigantesque cascade, ou bien des brisants sur une plage.

« Aglaé », dit simplement Gaby en venant prêter main-forte à Chris et à Valiha pour hisser à sec un canoë. « Tu ne la verras sans doute pas avant qu’il n’y ait une éclaircie.

— Aglaé ? Qu’est-ce que c’est ? »

Gaby lui décrivit le fonctionnement du trio de pompes tandis que les Titanides démontaient les canoës. L’opération ne traîna pas : le revêtement argenté fut désolidarisé de la charpente en bois, replié par petits paquets et rangé dans les sacoches. Chris se demanda ce qu’elles allaient faire des membrures, des quilles et des fonds. La réponse, apparemment, était de les abandonner.

« Nous pouvons construire de nouveaux canoës si besoin est, expliqua Valiha. Mais ce ne sera pas nécessaire avant que nous soyons dans Crios, de l’autre côté de la Mer de Minuit.

— Et comment allons-nous traverser la mer, dans ce cas ? En tenant la main de la Sorcière pour marcher sur les flots ? »

Valiha ne daigna pas répondre.

Les humains se mirent en selle et la troupe s’ébranla vers l’obscurité croissante.


* * *

« C’est moi qui ai construit cette route, il y a bien longtemps, dit Gaby.

— C’est vrai ? Pour quelle raison ? Et pourquoi n’est-elle pas entretenue ? »

Ils étaient sur un tronçon de la route circulaire de Gaïa qu’avait empruntée Gaby pour se rendre à l’Atelier de Musique. Les Titanides se relayaient pour débroussailler le chemin.

« Hautbois, là-devant avec sa machette, t’en donne une raison : la végétation repousse très vite, si bien que la route exigerait bien trop d’entretien et personne n’a envie de le faire. Rares d’ailleurs sont ceux qui ont fait tout le périple. Ce fut dès l’origine un projet absurde. Personne n’en voulait, hormis Gaïa mais ici, ses désirs sont des ordres ; alors je l’ai construite.

— Avec quoi ?

— Des Titanides, surtout. Pour édifier les ponts j’ai dû en transborder deux cents par dirigeable. Enfin, pour aplanir, damer et coucher l’asphalte, j’ai…

— De l’asphalte ? Tu plaisantes !

— Non, quand il fera plus clair, tu pourras encore en retrouver des plaques. Gaïa avait spécifié : une chaussée asphaltée assez large pour un essieu de deux mètres avec des pentes inférieures à dix pour cent. Nous avons lancé cinquante-sept ponts suspendus de corde et cent vingt-deux ponts sur piles. La plupart sont encore debout mais j’y réfléchirais à deux fois avant de les emprunter. Il nous faudra les prendre tels qu’ils viendront. »

Gaby avait déjà évoqué cette route. Chris sentait bien que, pour une raison quelconque, elle avait envie d’en parler à condition qu’on l’y pousse. Il l’y poussa.

« Tu ne vas pas me dire que tu as… apporté l’asphalte à bord des saucisses. Tu m’as dit qu’elles ne voulaient pas s’approcher du feu et puis, cela représente une sacrée quantité…

— Certes. Non, Gaïa nous a fourgué un truc, plusieurs même, pour être exact, qui facilitèrent grandement la tâche. Quoique, ça n’avait rien d’agréable. Il y avait une bestiole, de la taille d’un Tyrannosaure-Roi, qui dévorait les arbres. J’en ai utilisé cinquante. Elles dégageaient une piste dans la forêt en laissant derrière elles d’énormes tas de pulpe de bois. Je crois qu’elles digéraient à peu près le millième de ce qu’elles ingurgitaient, autant dire qu’elles ont bouffé une sacrée quantité d’arbres. Ensuite venait un autre truc – et je te jure que c’est vrai – en gros de la taille d’un wagon de métro, qui mangeait la pulpe et chiait de l’asphalte. Une puanteur incroyable. Ce n’était pas du bon vieil asphalte – qui déjà ne sent pas si bon que ça – cette… cette saloperie était bourrée d’esters, de cétones et de je ne sais plus quoi. Bref, imagine l’odeur d’une baleine crevée depuis trois semaines. Ça te donnera une vague idée.

« Veine, personne n’avait à rester à proximité de ces choses. Les tronçonneuses – c’est comme ça que nous avions baptisé ces mangeurs d’arbres – n’étaient pas très malignes mais elles étaient dociles et on pouvait les entraîner à ne manger que les arbres imprégnés d’une odeur spécifique. On leur ouvrait la voie et elles suivaient. Puis on repassait derrière en rassemblant toute la pulpe de bois à l’endroit où l’on voulait mettre la route. Là-dessus, on envoyait les distilleries – les créatures à asphalte, si tu préfères. On les appelait des distilleries. On les mettait sur la piste de pulpe et elles commençaient leur boulot. Nous, on restait à dix kilomètres au vent. Elles ne risquaient guère de dévier car elles sont incapables de manger autre chose que la pulpe. Et pas n’importe laquelle : uniquement celle qui est passée par l’estomac d’une tronçonneuse. Ces créatures ont autant de cervelle qu’une limace.

« Au bout de deux ou trois semaines, une fois que le produit n’était plus toxique, j’arrivais avec une équipe de quarante ou cinquante Titanides pour passer le rouleau. Et hop : une route ! Bien sûr, bêtes comme elles étaient, il arrivait parfois aux distilleries de s’emmêler, par exemple si l’on nettoyait mal les traces de pulpe d’un endroit. Ça les bloquait et elles se mettaient à gémir comme des chiots de deux cents tonnes. Il fallait alors tirer à la courte paille celui qui irait sur place rectifier le tir. C’est arrivé plus d’une fois et je peux te dire qu’on y risquait presque sa vie. Jusqu’à ce que je trouve une solution.

— Et comment ?

— En dénichant une Titanide qui avait pris un coup d’épée en travers de la figure durant la guerre des Anges, expliqua Gaby, très fière. Les nerfs étaient atteints et elle n’avait plus d’odorat. C’est elle qui y allait et guidait la chose à bout de corde. À la fin du chantier, j’étais si reconnaissante que j’ai demandé à Rocky d’en faire une arrière-mère au Carnaval suivant.

« Bien entendu, la route n’est pas revêtue sur tout son parcours. Ce serait encore plus idiot que de coutume, même pour Gaïa. Il n’est guère utile de répandre de l’asphalte sur du sable ou de la glace. Et un tiers de Gaïa est formé de déserts ou de banquises. Là, nous avons tracé des pistes dans la mesure du possible et laissé une série de refuges. Si jamais t’as des ennuis et que tu tombes sur une hutte avec « Travaux publics Plauget » sur la porte, tu sauras qui l’a mise là.

— Alors, comment franchir la banquise avec des chariots ?

— Hein ? Oh, de la manière habituelle. Ce n’est pas que grand monde ait fait le tour de Gaïa en chariot… Tu prends un traîneau. En suivant l’Ophion gelé pour traverser Théa ; c’est d’ailleurs pratiquement le seul passage à travers les montagnes. Océan n’est qu’une vaste mer plate et gelée, aussi n’y a-t-il pas de problème, si du moins on peut avancer une telle chose concernant Océan. Dans les déserts, on trouve son chemin comme on peut, simplement. On a fait quelques oasis. »

Chris discerna sur le visage de Gaby une curieuse expression : vaguement désenchantée, mais surtout heureuse. Il savait qu’elle aimait à se remémorer le bon vieux temps et il aurait préféré ne pas avoir à lui poser la question suivante. Mais il avait l’impression que c’était pour cela qu’elle avait abordé la première le sujet.

« Pourquoi l’avoir construite ?

— Hein ?

— Pour quoi faire ? Tu as dit toi-même qu’elle ne répondait à aucun besoin. Elle n’est pas entretenue, il n’y a pas de circulation. Pourquoi avoir fait cette route ? »

Gaby se rassit ; elle était dans sa position habituelle, le dos à la marche, appuyée contre Psaltérion ; Chris n’avait jamais pu s’y faire : il aimait bien voir où il allait. Le problème, comme Gaby l’avait découvert depuis bien longtemps, était que le torse d’une Titanide était trop haut et trop large pour qu’on y voie grand-chose.

« Je l’ai fait parce que Gaïa me l’a demandé. M’a engagée pour le faire, plutôt. Je te l’ai dit.

— Ouais. Tu m’as dit aussi que c’était un boulot déplaisant.

— Pas tout le temps ; les ponts étaient un défi. J’aimais ça. Je n’y connaissais rien en ponts et chaussées – je n’étais même pas ingénieur, même si la partie math n’avait rien de difficile –, si bien qu’au début je me suis fait aider par deux personnes de l’Ambassade. J’ai appris avec elles pendant les cinq cents premiers kilomètres. Après, j’ai improvisé mes propres solutions. » Elle se tut un moment puis le regarda.

« Mais tu as raison. Je ne l’ai pas fait par envie. J’étais payée, tout comme je suis payée pour tout ce que j’accomplis pour Gaïa. J’avais réussi ce premier boulot mais le salaire fut trop intéressant.

— Et c’était ?

— La jeunesse éternelle. » Elle ricana. Ou tout comme. Rocky l’a eue pour rien, parce qu’elle est la Sorcière. Je ne mis pas longtemps à découvrir que l’offre ne s’appliquait pas pour moi. C’est alors que j’ai conclu cet arrangement avec Gaïa. Je gagne mon immortalité en travaillant au plan d’équipement. L’ennui, quand on est à son compte, c’est qu’on n’a pas la retraite comme un salarié. Si jamais Gaïa ne trouve plus rien à me donner, je suis foutue. Je serai probablement ratatinée en l’espace d’une journée.

— Tu n’es pas sérieuse.

— Non. Je suppose que je commencerai simplement à vieillir. Il se pourrait que ce soit plus rapide. Mais j’ai cette… eh, où est Rocky ? »

Chris regarda derrière lui, puis comprit que Cornemuse était allé de l’avant en éclaireur. Une brume s’était abattue, réduisant encore la visibilité. C’est à peine s’il pouvait distinguer Robin et Hautbois ; quant à Cornemuse, le brouillard l’avait complètement avalé.

Psaltérion surgit devant eux et Valiha pressa le pas pour rattraper Hautbois. Les deux équipages ne tardèrent pas à rejoindre Gaby qui était en vive discussion avec Cornemuse.

« Elle a dit qu’elle retournait en arrière vous parler et…

— En es-tu bien sûr, Cornemuse ?

— Que voulez-vous… oh ! J’y suis pour rien, parole ! Elle a dit qu’elle allait faire un tour un moment avec vous. Elle est peut-être blessée. Elle a pu tomber et…

— Ça risque pas, railla Gaby en se frottant le front. Tu n’as qu’à rester sur place, revenir un peu sur tes pas, voir si tu peux la trouver. Nous, on continue d’avancer. Je suis à peu près certaine de savoir où elle est. »


* * *

Le Machupichu trônait loin au-dessus du plafond cotonneux. Depuis le porche de l’Atelier de Musique qu’éclairait cet incroyable faisceau lumineux tombé du ciel, on dominait une vaste mer de nuages qui s’étirait du nord au sud entre les deux remparts des hauts plateaux. Elle s’écoulait par la bouche invisible du rayon surmontant Océan pour venir se déverser au-dessus d’Hypérion. Par endroits, des ascendants s’enroulaient en formant de gros tubes creux lorsque les nuages atteignaient les couches plus hautes et donc plus calmes de l’atmosphère. Ces tubes étaient des perturbations cycloniques, mais posées sur la tranche et dévidées comme des tornades renversées. On les appelait des rouleaux de brume. Parfois, de violentes tempêtes venaient d’Océan et celles-ci, on les appelait des rouleaux à vapeur.

Chris resta contempler les nuages pendant que les autres entraient chercher Cirocco. Puis il entendit un bruit de verre brisé et celui d’un lourd objet heurtant le sol. Quelqu’un cria. Un bruit de pieds grimpant précipitamment un escalier, suivi de celui, bizarre, des sabots d’une Titanide foulant un tapis. Au bout d’un moment une porte claqua et les bruits cessèrent. Il continua de regarder la brume.

Gaby sortit, tenant un linge mouillé contre son visage.

« Eh bien, j’ai comme l’impression qu’il va nous falloir un jour de plus pour la remettre sur pied. » Elle s’arrêta près de Chris, reprenant son souffle.

« Ça va pas ?

— Je suis bien, mentit Chris.

— C’était sacrément malin, ce qu’elle a fait, dit Gaby. Elle a appelé Titanville grâce à une radio-graine dissimulée. Personne ne sait ce qu’elle a raconté ; sans doute qu’elle avait des ennuis car elle a demandé à un ami de venir d’un coup de saucisse l’attendre près de la route. Le brouillard était son œuvre. Elle a dit à Gaïa qu’elle avait besoin d’une couverture. Elle s’est éclipsée pour rejoindre la Titanide qui l’a conduite ici. Elle y est depuis trois revs, ce qui est amplement suffisant pour boire un bon coup. Alors il va nous falloir… eh ! tu es sûr que ça va bien ? »

Il n’avait plus le temps de lui répondre. La brume reculait comme une vague monstrueuse. En dessous se cachaient des bêtes immondes. Il pouvait les entendre. Lorsqu’il tendit le bras à l’aveuglette, sa main saisit le bras noirci d’un pâle moribond gémissant dont la bouche grouillait de vers et qui cherchait à l’attirer…

Il se mit à hurler.

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