32. L’Armée des ombres

Les flammes s’étaient depuis longtemps éteintes lorsque Cirocco, à pied et suivie de Cornemuse, déboucha de la courbe du grand câble. La Titanide claudiquait sur trois pattes, son postérieur droit maintenu par une attelle. Elle avait une fracture du boulet.

Cirocco portait elle aussi les stigmates de la bataille : Elle avait un bandage autour du crâne, qui lui recouvrait un œil. Son visage était maculé de sang séché. Elle avait le bras droit en écharpe et deux doigts de la main droite gonflés et tordus.

Ils progressaient sur l’assise rocheuse entourant la base du câble, ne voulant pas se hasarder sur le sable. Bien que les derniers esprits-de-sable qu’ils eurent rencontrés fussent dépourvus de ce pouvoir d’ignorer l’eau qui avait permis à certains d’entre eux de se colleter aux humains et aux Titanides, Cirocco ne prenait aucun risque. Le dernier qu’elle avait tué avait abandonné une mue souple et transparente au moment de mourir. Elle avait la consistance du vinyle.

Elle aperçut quelque chose dans le désert, s’immobilisa et tendit le bras. Cornemuse lui passa une paire de jumelles qu’elle mit maladroitement devant son œil valide. C’était Hautbois. Elle n’en était certaine qu’à cause des rares lambeaux de peau verte et brune restés intacts. Cirocco détourna le regard.

« Je crains qu’elle ne voie jamais l’Ophion, chanta Cornemuse.

— Elle était bonne, chanta Cirocco sans savoir que dire d’autre. Je la connaissais à peine. Nous la chanterons plus tard. »

Mis à part ce seul corps, il y avait peu de signes pour indiquer qu’une terrible bataille s’était livrée ici. Quelques coins de sables noircis, mais déjà les dunes infatigables s’apprêtaient à les recouvrir et le vent qui se levait accumulait grain par grain le sable sur le corps de la Titanide.

Cirocco s’était attendue à pire. Elle avait cru que tous y passeraient. C’était peut-être bien le cas, mais elle ne l’accepterait qu’après avoir vu leurs corps. Ils avaient été repoussés vers l’est lorsque leur fuite avait dégénéré en chaos. Cornemuse avait essayé sans discontinuer de rejoindre les deux autres Titanides mais à chaque fois s’était interposé un nouveau détachement d’esprits-de-sable à l’épreuve de l’eau. Hors la fuite, il n’avait guère de choix. Les attaques s’étaient montrées si intenses que Cirocco demeurait persuadée qu’elles étaient dirigées uniquement contre elle. Pensant pouvoir les attirer afin de dégager ses amis, elle avait demandé à Cornemuse de contourner le câble par l’est au triple galop. Ils furent poursuivis par un bombourdon solitaire qui faillit les tuer en lâchant sa bombe si près qu’elle les souleva dans les airs et les projeta contre un des brins du câble.

Elle s’était alors rendu compte qu’elle se trompait : les esprits n’en avaient pas spécialement après elle ; ils ne l’avaient pas suivie, pas plus que les bombourdons, hormis celui qui les avait blessés. Ils cherchèrent un abri sous les câbles en écoutant, au loin, les bruits de la bataille, impuissants. Il leur fallait d’abord panser leurs blessures.


* * *

Cirocco s’apprêtait à partir lorsque Cornemuse l’appela. Il contemplait le sol dur et rocheux.

« L’une des nôtres est passée par là », chanta-t-il en indiquant des griffures parallèles qui ne pouvaient avoir été faites que par la corne dure et translucide d’un sabot de Titanide. En suivant la piste vers l’intérieur, il découvrit une plaque de sable qui portait la marque de deux sabots et d’un pied humain.

« Alors Valiha est parvenue jusqu’ici, dit Cirocco en anglais. Et au moins l’un des autres. » Elle mit sa main libre en porte-voix et appela dans l’obscurité. Lorsque les échos se furent éteints, aucune réponse ne leur était parvenue. « Viens. Partons à leur recherche. »


* * *

À mesure qu’ils progressaient dans les ténèbres, ils commencèrent à rencontrer des formes indistinctes et irrégulières qui leur bloquaient le passage. Cornemuse alluma une lanterne. À sa lueur ils purent distinguer une grande quantité de débris qui avaient dégringolé des niveaux supérieurs. Les brins s’élevaient sur au moins dix kilomètres avant de se tresser pour former une structure unique : le câble de Téthys. Cirocco savait que ce labyrinthe abritait une écologie propre particulièrement complexe – des plantes qui s’enracinaient dans les brins du câble et des animaux qui les escaladaient de haut en bas. Parmi ceux-ci il y avait une espèce qu’on appelait les lutins. C’étaient les créatures les plus insaisissables de Gaïa. Cirocco elle-même n’en avait jamais vu un seul ; qui plus est, elle ne connaissait aucun témoignage digne de foi de leur éventuelle observation. Ils possédaient un sens quelconque qui leur permettait de fuir ou bien de se cacher à l’approche de toute créature intelligente. Elle pensait qu’ils devaient être de petite taille pour être capable de se cacher aussi bien, pourtant d’autres faits la poussaient à croire qu’ils étaient au moins aussi grands que des êtres humains. Ils construisaient, et le plus souvent dans les endroits les plus improbables.

Aucun site n’était trop retiré pour avoir son château des lutins. Ces structures s’accrochaient à flanc de câble, ou bien semblaient croître de la roche même au sommet des plus hautes montagnes. Ils parsemaient les hauts plateaux inaccessibles et recouverts de glaciers. Et voyageant à bord d’une sub, Cirocco en avait découvert au fond de la mer. Les lutins édifiaient des monolithes pyramidaux, des empilements de chambres solides comme la salle des coffres d’une banque, faits de pierres taillées assemblées sans mortier. Ou bien ils montaient des échafaudages de bois complexes sans aucune raison valable. Ils construisaient des châteaux diaphanes de silicates fondus qui ressemblaient à des bulles de savon gelées mais étaient assez solides pour avoir résisté des millénaires comme avait pu le constater plusieurs fois Cirocco.

L’un de leurs sites de construction favoris se trouvait au niveau des interstices formés par un câble lorsque ses brins se séparaient avant de rejoindre le sol. Ils édifiaient d’abord des épaulements en glaise, à la manière des guêpes terrestres, puis bâtissaient dessus leurs pueblos de chambres cylindriques empilées.

C’était ces constructions qui s’étaient effondrées lorsque les bombourdons avaient effectué leurs vols-suicides dans la forêt de câbles. Les plus petites, ou bien celles qui n’étaient tombées que de quelques centaines de mètres, étaient restées à peu près intactes. Celles qui provenaient d’endroits plus élevés n’étaient plus à présent que des tas de poussière.

Cirocco ouvrait la marche parmi les débris, consciente que sous chacun de ces amoncellements de décombres pouvaient se trouver les corps de ses quatre amis. Pourtant, à intervalles réguliers, Cornemuse l’appelait pour lui dire qu’il avait repéré une nouvelle trace de sabot. Tous deux continuèrent de s’enfoncer plus avant jusqu’au sommet où ils tombèrent sur un gigantesque amoncellement de pierres. Cirocco sut qu’elle avait atteint le centre exact de la zone située sous le câble. Elle y était déjà venue et là s’était dressé naguère le portique d’entrée habituel édifié par les lutins. À présent ce n’était plus que décombres, avec au centre d’une énorme faille, les cadavres tordus de trois bombourdons. Il n’en restait plus grand-chose sinon le métal qui avait formé la garniture de la chambre de combustion et quelques dents d’acier noircies.

« Sont-ils entrés là ? » demanda Cirocco.

Cornemuse se pencha pour examiner le sol à la lueur de sa lanterne.

« C’est difficile à dire. Il y a une chance qu’ils aient pu pénétrer à l’intérieur avant que l’édifice ne s’effondre. »

Cirocco prit une profonde inspiration. Ôtant la lanterne des mains de Cornemuse, elle se mit à contourner la pile de débris. Puis, avec maladresse, elle escalada les décombres sur quelques mètres mais dut bien vite renoncer, handicapée qu’elle était par son bras brisé et par un début de vertige. Elle redescendit. Elle s’assit et resta quelques minutes, le front appuyé sur la main, puis avec un soupir se releva et entreprit de ramasser les pierres qu’elle jetait derrière elle dans les ténèbres.

« Que faites-vous ? » lui demanda Cornemuse après quelques minutes de ce manège.

« Je creuse. »

Cornemuse la regarda. La taille des pierres s’échelonnait entre des cailloux gros comme le poing et des blocs de plusieurs quintaux qu’ils auraient sans doute pu déplacer à condition d’unir leurs efforts. Mais la majeure partie des décombres, les rocs qui donnaient à cette petite montagne sa silhouette massive, auraient fait des blocs convenables pour une pyramide égyptienne. Finalement, il s’approcha d’elle et lui effleura le bras. Elle se dégagea.

« Rocky, ça ne sert à rien. Vous n’y arriverez pas.

— Il le faut. Je le veux.

— C’est trop…

— Bordel, tu ne comprends donc pas ? Gaby est là-dessous ! »

Et, tremblante, elle tomba à genoux. Cornemuse se laissa glisser près d’elle et elle se réfugia dans ses bras en pleurant contre son épaule.

Lorsqu’elle eut à nouveau repris contrôle d’elle-même, elle se dégagea de son étreinte, se releva et posa les deux mains sur ses épaules. Dans les yeux de la Sorcière brûlait une détermination comme ne lui en avait pas vu Cornemuse depuis bien longtemps.

« Cornemuse, mon vieil ami, chanta-t-elle. Par le lien du sang qui nous lie, je dois te demander de me rendre un grand service. Sur l’amour que nous avons eu l’un et l’autre pour ton arrière-arrière-mère, je ne te l’aurais pas demandé si j’avais eu un autre choix.

— Commande, Sorcière, chanta Cornemuse sur le mode protocolaire.

— Tu dois retourner chez les tiens. Là-bas, tu devras demander à tous les volontaires de traverser le grand désert, de venir à Téthys pour l’amour de leur Sorcière, à l’heure du besoin. Convoque les grands léviathans du ciel. Appelle Cuirassé, Aviso, l’Aristocrate, Tête-en-Fer, Omnibus, Gonflette, Son Honneur et Vétéran lui-même. Dis-leur que la Sorcière va mener la guerre contre les fusées célestes et qu’elle balaiera leur race à jamais de la grande roue du monde. Dis leur qu’en retour de cette promesse jurée, la Sorcière leur demande de transporter tous les volontaires jusqu’à Téthys. Le feras-tu pour moi, Cornemuse ?

— Je le ferai, Sorcière. Et pourtant je crains que bien peu des miens ne viennent. Téthys est loin de chez nous, la route est semée d’embûches et mon peuple craint ces parages. Nous croyons que Gaïa n’a pas voulu que nous venions ici.

— Alors, dis-leur ceci : Dis-leur que pour chaque Titanide qui viendra, un bébé lui sera accordé au temps du prochain Carnaval. Dis-leur que si elles m’aident, je leur offrirai un Carnaval que l’on chantera encore dans mille mégarevs. » Elle passa à l’anglais. « Tu crois que ça les fera venir ? »

Cornemuse haussa les épaules puis répondit dans la même langue : « Autant que les saucisses pourront en transporter. »

Cirocco gratifia la Titanide d’une tape sur l’épaule, se leva et essaya de l’aider à se lever. Ce ne fut pas sans mal. Elle le contempla, puis se haussa pour l’embrasser.

Elle chanta : « J’attendrai ici. Connais-tu le sifflement de grande détresse, pour appeler les léviathans du ciel ?

— Je le connais.

— L’un d’entre eux va venir te chercher sous peu. En attendant, sois extrêmement prudent. Retourne sain et sauf et reviens-moi avec beaucoup d’ouvriers. Dis-leur d’apporter des cordes, des chèvres et des moufles, leurs meilleurs treuils, leurs pics et leurs pioches.

— Je le ferai. » Il baissa les yeux puis reprit : « Rocky. Croyez-vous qu’ils soient vivants ?

— Je crois qu’il y a une chance. S’ils sont coincés là-dessous, Gaby saura quoi faire. Elle sait que rien ne m’arrêtera pour la sortir de là et elle fera rester les autres au sommet de l’escalier. Il est trop dangereux de descendre chez Téthys si je ne suis pas là pour la tenir à l’œil.

— Si vous le dites, Rocky.

— Je le dis. Et maintenant, pars avec ma bénédiction, fils. »

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