21. Si tous les gars du monde

« Une chance que ces dépressions ne soient que temporaires, dit Chris.

— Je suis bien d’accord. » Valiha tourna la tête pour regarder Chris. « Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi renfermé que tu as pu l’être. Ce doit être épuisant pour toi. »

Chris opina silencieusement. Il ne s’était pas encore entièrement remis mais faisait l’effort de présenter bonne figure. Encore une nuit de sommeil et il trouverait peut-être que la vie valait d’être vécue.

Ils n’avaient pas rejoint l’Ophion après leur détour par l’Atelier de Musique. Bien que la route périphérique de Gaïa suive la rive du fleuve pour traverser la Vallée Supérieure des Muses, des éboulements l’avaient rendue impraticable en plus d’un endroit. Aussi prirent-ils un itinéraire à travers les Astéries. Le qualifier de sentier muletier eût été baptiser une corde raide du nom de voie sur berge. Certains passages contraignaient les humains à mettre pied à terre pour se hisser à l’aide d’une corde tirée par la Titanide qui ouvrait la marche en cherchant des appuis presque indiscernables dans la roche. En ce domaine, comme en tant d’autres, les Titanides se révélaient bien plus habiles que Chris. Il commençait à trouver la chose gênante. Il se consolait toutefois en voyant que Cirocco et Robin n’étaient guère meilleures même si Gaby semblait pour sa part tenir à la fois de la chèvre et du papillon.

Il y avait des crevasses à franchir. Les plus larges, on les traversait après avoir jeté une corde d’un bord à l’autre, corde de long de laquelle il fallait progresser à la force des poignets. Pour une fois, Chris se débrouillait plutôt mieux que les autres. Car les Titanides y parvenaient, mais tout juste. Il avait du mal à les regarder osciller ainsi, suspendues à bout de bras. Toutefois, la plupart des failles inférieures à dix mètres n’exigeaient pas de pont de corde : les Titanides les franchissaient d’un seul bond. À son premier saut, Chris crut vieillir de dix ans. Aux suivants, il ferma les yeux.

Ils gagnèrent enfin la dernière pente. À leurs pieds s’étendaient une mince bande de forêt, une plage étroite de sable noir et derrière, Nox, la Mer de Minuit, qui scintillait dans la lumière argentée. Sous ses eaux dérivaient des nuées luminescentes d’un bleu froid qui contrastaient avec les reflets plus brillants de la surface. On pouvait également distinguer d’autres sources de lumière plus ponctuelles, certaines d’un ambre chaud, d’autres d’un vert profond.

« Les nuages lumineux sont des colonies de poissons à peu près gros comme ça. »

Levant les yeux, Chris s’aperçut que Cornemuse marchait à la hauteur de Valiha. Cirocco tenait le pouce et l’index distants de quelques centimètres.

« En fait, il s’agit plutôt d’insectes aquatiques. Ils forment de véritables colonies, avec le même esprit de ruche que chez les fourmis ou les abeilles. Sauf qu’ils n’ont pas de reine. En apparence, d’après ce que j’ai pu apprendre, ils organisent des élections libres. Avec primaires, campagne et propagande, sous la forme de phéromones libérés dans l’eau en période électorale. Le gagnant se voit gratifié du droit de grandir jusqu’à un mètre de long et il tient son poste pour une durée de sept kilorevs. C’est surtout une fonction morale. Il élabore des produits chimiques qui maintiennent la ruche de bonne humeur. Si le chef est tué, la ruche cesse de s’alimenter et se dissout. À la fin de son mandat, la ruche le dévore. Voilà le système politique le plus sain que je connaisse. »

Chris la scruta attentivement mais sans parvenir à deviner si oui ou non elle se fichait de lui. Il n’allait pas le lui demander. C’était déjà bien assez surprenant qu’elle parle et il se sentait l’envie d’écouter tout ce qu’elle aurait l’idée de raconter. Depuis leur départ de l’Atelier de Musique, elle était en permanence demeurée silencieuse, prostrée. Bien qu’ayant pu amplement constater ses faiblesses humaines, Chris se sentait quand même pris d’une crainte respectueuse devant elle.

« Nox est l’un des coins les plus stériles de Gaïa, poursuivait Cirocco. Peu de créatures peuvent y vivre. L’eau est presque trop propre. Il y a là-dessous des fosses profondes de dix kilomètres. L’eau est pompée jusqu’aux voiles des échangeurs de chaleur où elle portée à ébullition et distillée. Lorsqu’elle revient, elle est pure comme le cristal. S’il y avait de la lumière, le spectacle serait magnifique ; on pourrait voir à des centaines de mètres de profondeur.

— C’est déjà bien beau comme ça, hasarda Chris.

— Peut-être as-tu raison. Je suppose que c’est beau à contempler. Mais la traversée ne m’enchante guère : trop de mauvais souvenirs. » Elle poussa un soupir puis désigna un point au-dessus des flots. « Le câble, au milieu, est ancré sur une île appelée Minerve. Une île, si l’on veut : le câble l’occupe presque entièrement. Il n’y a pas de rivage à proprement parler. Nous y ferons une brève halte.

— Et les autres lumières ? Les points ?

— Des submersibles. »


* * *

En arrivant sur la plage, les Titanides se débarrassèrent de leurs sacoches pour en sortir de brillantes pièces d’acier qui devaient se révéler des lames de hache. Entrées dans la forêt munies de leur couteau, elles eurent tôt fait de se tailler des manches et bientôt elles commençaient à abattre les arbres par douzaines. Chris les observait à bonne distance après avoir proposé ses services et, comme de juste, essuyé un refus poli.

Ces arbres étaient remarquables : Hauts de quinze mètres, rectilignes et d’un diamètre de cinquante centimètres, ils étaient dépourvus de branches mais s’ornaient en leur sommet d’un gigantesque plumet diaphane. Ils évoquaient pour Chris des fléchettes plantées sur une cible.

« Ces arbres te paraîtraient-ils curieux ? » Gaby l’avait rejoint à son poste d’observation.

« Comment s’appellent-ils ?

— Là, tu me poses une colle. J’ai entendu plusieurs noms. Aucun ne s’est maintenu officiellement. Pour ma part, j’avais coutume de les appeler des poteaux télégraphiques mais ça me faisait paraître trop démodée. Dans les bois, ceux qui construisent des cabanes les nomment des cabaniers. Au bord de la mer, ce sont des radeauteurs. Dans chaque cas, il s’agit toujours de la même plante. Autant vaudrait les baptiser “arbres-à-rondins”. »

Chris rit. « N’importe quel arbre est un arbre à rondins, une fois abattu.

— Mais aucun arbre ne remplit aussi bien cette tâche. C’est un exemple du côté coopératif de Gaïa. Elle rend parfois les choses presque trop faciles. Tiens, regarde. »

Elle se dirigea vers la cime d’un arbre abattu, sortit son couteau et l’étêta d’un geste précis. Chris vit que le tube mince était creux. Elle y inséra alors sa lame et la fit remonter. L’écorce tendre se déchira et commença de se détacher. Elle se décolla en s’enroulant sur toute la longueur du tronc, découvrant un cœur humide dont le bois jaune semblait avoir été travaillé au tour.

« Je suis impressionné.

— Et ce n’est pas tout. Valiha, puis-je t’emprunter ça une minute ? » La Titanide confia sa hache à Gaby. Chris s’agenouilla tandis qu’elle examinait la surface parfaitement plate révélée par l’écorce en se détachant. Un réseau de lignes s’y dessinait. Gaby donna un coup de hache sur l’une de ces lignes. Cela fit un toc sourd.

« Je ne suis pas aussi bonne qu’elles », marmonna Gaby. Elle dégagea la lame et fit une nouvelle tentative. Avec un claquement sec le rondin se fendit en une douzaine de planches régulières. Elle posa le pied sur la pile, mit l’outil sur son épaule et sourit à belles dents en gonflant le biceps comme un bûcheron modèle réduit.

« Je suis vraiment impressionné.

— Ce n’était rien. D’ailleurs, tu n’es pas au bout des Merveilles étonnantes. On peut détailler l’écorce en lanières aussi résistantes que des lames d’acier. On peut les utiliser Pour assembler les rondins en un radeau. Pendant les deux prochaines revs les souches vont laisser suinter une résine époxy. Un arbre sur vingt environ se fractionne en planches. Les rondins ordinaires nous serviront pour le fond du radeau et les planches pour confectionner le pont. De cette manière une lame de travers ne risquera pas de transformer le tout en gros tas de bûches. D’ici quatre ou cinq revs le radeau devrait être paré à lancer. Fin de la conférence.

— Pas tout à fait, dit Chris. Tu as indiqué que cela faisait partie de l’esprit coopératif de Gaïa. Ces arbres sont-ils récents ? Je veux dire…

— Récents comme le sont les Titanides ? Non, je ne le pense pas. Ils sont plus probablement très anciens. Plus vieux même que Gaïa. Ils font partie de ces espèces créées par ceux-là même qui construisirent les ancêtres de Gaïa, il y a des milliards d’années. Ces gens-là avaient l’air d’aimer les choses pratiques. Ainsi trouve-t-on les plantes sur lesquelles poussent des transistors à un bout de l’échelle et à l’autre, des éléments de base tels que ces arbres ou bien les sourieurs – cet hyperbétail dont on peut récolter la viande sans avoir besoin de le tuer. Soit les créateurs avaient prévu les périodes d’effondrement de la civilisation soit ils n’aimaient pas les usines bruyantes. »


* * *

Chris arpentait la plage, seul, vaguement troublé. Il savait qu’il aurait dû se sentir reconnaissant de la compagnie de Cirocco et de Gaby grâce auxquelles il apprenait toutes ces choses qui pourraient être utiles au cas où il devrait se débrouiller seul. Et au lieu de cela, il se sentait accablé par sa propre inutilité dans l’ordre des choses. Tout semblait parfaitement ordonné. Il ne pouvait pas cuisiner, construire un radeau, pagayer dans un canoë. Il n’était même pas capable de suivre quand on lui demandait de marcher. Et il était censé chercher l’aventure et trouver le moyen de devenir un héros. En fait, il était en balade. Il ne croyait vraiment plus désormais que la situation puisse jamais échapper à Gaby et aux Titanides.

Le sable de la plage était très fin. Il étincelait même dans l’obscurité de Rhéa. À la lisière des arbres, la progression était épuisante, aussi s’approcha-t-il du rivage où l’humidité avait rendu le sable plus ferme. Nox était calme pour une étendue d’eau de cette taille. De petites vagues ondulaient et moutonnaient au ralenti, avec un bruit plus proche du chuintement que d’un grondement. L’écume lui léchait les pieds avant de se fondre dans le sable.

Il était parti avec l’intention de se laver. Deux jours d’escalade et de chevauchées sur des pistes boueuses l’avaient laissé crasseux. Lorsque ne lui parvint plus le bruit des Titanides au travail, il s’estima assez éloigné. C’est alors qu’il trébucha sur un objet presque invisible sur le sable noir : c’était un tas de vêtements.

« T’as apporté du savon ? »

Il cligna des yeux en direction de la voix et découvrit un cercle sombre au milieu de l’eau. Robin se redressa de sa position accroupie. Elle avait de l’eau jusqu’à la taille. Des anneaux argentés concentriques s’étalaient autour d’elle.

« Une chance, j’en ai justement. » Il fourragea dans sa poche pour y quérir le bloc doux et rond. « La Sorc… Cirocco disait que l’eau était froide.

— C’est supportable. Apporte-le-moi, veux-tu ? » Elle se rassit, de l’eau jusqu’au cou.

Chris quitta ses vêtements et s’aventura prudemment dans l’eau. Elle était glaciale mais il avait vu pire. La plage était en pente douce. Il n’y avait pas de créatures gluantes sous ses pieds, pas même de coquillages. Ce n’était qu’un sable uniforme et lisse, parfait pour emplir un sablier.

Il parcourut les derniers mètres à la nage puis se mit debout à côté d’elle et lui tendit la boule de savon. Elle commença à s’en frotter le haut du corps.

« Le fais pas tomber. On pourrait plus le retrouver.

— Je ferai attention. Où as-tu appris à faire ça ?

— Faire quoi ? Nager, tu veux dire ? J’étais si jeune que je ne m’en souviens plus. Presque tous les gens que je connais savent nager. Pas toi ?

— Non, et personne parmi mes connaissances. Tu voudrais m’apprendre ?

— Bien sûr, si nous avons le temps.

— Merci. Tu veux bien me savonner le dos ? » Elle lui tendit le savon.

Cette requête le surprit mais il y accéda bien volontiers. Peut-être laissa-t-il ses mains traîner plus que nécessaire mais comme elle ne protestait pas, il lui étreignit les épaules. Il sentait jouer ses muscles fermes sous la peau froide. Elle lui rendit la pareille et dut lever les bras pour atteindre ses épaules. Il savait qu’il était encore loin de commencer même à la comprendre et souhaitait que cela continue. Avec n’importe quelle autre femme, il se serait senti à l’aise. Il l’aurait embrassée en lui laissant à partir de là l’initiative des opérations. Que ce soit oui ou non, il aurait accepté sa réponse. Avec Robin, il ne se voyait même pas oser lui poser la question.

Mais pourquoi pas, au fait ? Est-ce que tout devait se faire selon ses critères à elle. Là d’où il venait, il était parfaitement légitime de faire les propositions, dès lors qu’on était prêt à se voir rabroué. Il n’avait aucune idée de la façon dont on procédait au Covent, sinon qu’une telle situation ne pouvait en aucun cas se produire entre un homme et une femme. Peut-être qu’elle était aussi perplexe que lui.

Aussi lorsqu’elle eut cessé de lui frotter le dos se tourna-t-il et, lui posant doucement une main sur la joue, la baisa sur les lèvres. Lorsqu’il s’écarta, son regard était intrigué.

« Pour quoi était-ce ?

— Parce que je t’aime bien. On ne s’embrasse pas, au Covent ?

— Bien sûr que si. » Haussement d’épaules. « Comme c’est bizarre. Je ne m’étais pas rendu compte, mais tu as une odeur différente. Pas vraiment désagréable mais différente. » Elle se détourna et plongea maladroitement en direction de la plage. Elle moulinait des bras et battait des jambes sans vraiment avancer et elle ne tarda pas à se redresser en recrachant de l’eau.

Chris se laissa couler jusqu’à ce que l’eau lui lèche le menton. C’était bien la première fois qu’il essuyait pareille rebuffade. Il savait bien qu’elle n’avait pas eu conscience de le repousser mais c’était néanmoins déprimant.

« Je suis tombée dans le fleuve en arrivant ici », lui dit-elle tandis qu’ils pataugeaient dans les hauts-fonds pour regagner la plage. « J’ai fait quelque chose pour atteindre la rive parce que je savais que je n’avais pas le choix. Mais impossible de refaire pareil, à présent.

— Probablement la distance n’était-elle pas grande ou bien le courant t’a aidée.

— Tu peux me montrer, maintenant ?

— Plus tard, peut-être. »

Sur la plage, il lui relança le savon. Les pieds dans l’eau, elle se lava le bas du corps. Il l’observa, en souhaitant qu’il y eût plus de lumière afin de mieux pouvoir distinguer ses tatouages. Brusquement, il décida qu’il valait mieux qu’il s’asseye.

« Qu’y a-t-il ?

— Rien.

— J’ai bien vu ce qu’il s’est passé. » Elle fronçait les sourcils. « Ne me dis pas que tu croyais pouvoir…

— On appelle ça le réflexe galant, vu ? » Chris était aussi embarrassé qu’embêté. « Un réflexe. Je n’avais pas l’intention de te violer ou je ne sais quoi. Simplement, tu as l’air très, très chouette et… qui pourrait l’éviter ?

— Tu veux dire que rien qu’à me regarder…» Elle se couvrit d’une main et de l’avant-bras. Pour Chris, cela ne fit que la rendre plus mignonne que jamais. « Je n’avais pas saisi que c’était ce que voulait dire ma mère ou bien j’avais pris cela pour une nouvelle erreur.

— Qu’est-ce que tu n’avais pas saisi ? Tu as l’air de nous croire vraiment différents. Je suis comme toi. Tu n’es pas excitée en voyant quelqu’un de sexuellement désirable ?

— Ben, naturellement, mais il ne m’était pas venu à l’idée qu’un homme…

— Ne va pas chercher des différences aussi radicales. Nous avons des tas de choses en commun, que ça te plaise ou non. Les érections, les orgasmes…

— Je tâcherai de ne pas l’oublier », dit-elle et elle lui lança le savon, ramassa ses vêtements et se dépêcha de remonter la Plage.

Chris était désolé d’avoir peut-être tué une amitié naissante. Il l’aimait vraiment beaucoup, presque malgré lui. Ou malgré elle. Il voulait être son ami.

Un peu plus tard, il se demanda si elle était partie parce qu’elle était fâchée. Puis, en repensant à leur conversation, il s’aperçut que le moment qu’elle avait choisi pour s’en aller Pouvait laisser place à une autre interprétation.

Il n’avait pas l’impression que Robin apprécie outre mesure l’idée qu’il soit comme elle. Ou, inversement, qu’elle soit comme lui.


* * *

Le radeau terminé n’aurait pas gagné un prix de beauté dans un salon nautique mais c’était une merveille rien que par sa taille, compte tenu du temps mis pour sa construction. Il glissa sur la rampe qui lui avait tenu lieu de cale de montage et toucha l’eau avec force éclaboussures. Chris se joignit aux vivats des Titanides. Robin criait, elle aussi. L’une et l’autre avaient mis la main pour les finitions. Les Titanides leur avaient montré comment manier la colle et les avaient laissé poser les planches du pont tandis qu’elles installaient les bastingages.

La place était amplement suffisante pour les huit membres de l’expédition. Il y avait une petite cabine près de la proue, assez vaste pour abriter tous les humains tandis qu’une bâche pouvait en cas de pluie protéger les Titanides. À mi-longueur, un mât soutenait une voile de mylar argenté, avec un minimum de haubanage. Un long gouvernail permettait de barrer. Juste devant le mât, un cercle de pierres rendait possible la cuisine sur le feu.

Gaby, Chris et Robin se réunirent près de la passerelle d’embarquement tandis que les Titanides embarquaient les sacoches, les provisions réunies à proximité de la plage et des brassées de bois à brûler. Cirocco était déjà montée à bord et s’était installée à l’avant, le regard perdu dans le vague.

« Elles veulent que je le baptise, expliqua Gaby à Robin. En quelque sorte, je me suis fait dans le coin une réputation de baptiseuse. J’ai bien fait remarquer que ce radeau ne nous servirait tout au plus que huit jours mais elles estiment que chaque navire doit avoir un nom.

— Cela me semble judicieux, dit Robin.

— Oh, tu crois ? Dans ce cas, baptise-le. »

Robin réfléchit un moment puis dit enfin : « Constance. Est-il possible de donner à un bateau le nom de…

— C’est parfait. En tout cas bien meilleur que pour le premier bateau sur lequel j’ai navigué ici[12]. »

Les premiers kilomètres, il fut possible de propulser la Constance à l’aide de longues perches. C’était heureux car le vent était tombé avec la fin de la pluie. Tout le monde donna un coup de main, hormis Cirocco. Chris aimait à se dépenser. Il était conscient de ne pas mouvoir le bateau avec autant de force que les Titanides mais c’était réconfortant de participer. Il s’échina à cette tâche jusqu’au moment où les perches ne touchèrent plus le fond.

À ce moment, on fixa quatre avirons et les rameurs se relayèrent comme des galériens. C’était encore plus dur qu’à la perche. Après deux heures de nage, Robin fut prise d’une crise violente et dut être emmenée dans la cabine.

Durant l’une de ses périodes de repos, Chris contourna la cabine et découvrit que Cirocco avait abandonné son poste, sans doute pour dormir. Il s’allongea sur le dos et sentit ses muscles protester.

Le ciel nocturne de Rhéa dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer.

Dans Hypérion, par temps clair, le ciel n’était qu’une brume jaune uniforme d’une hauteur indéfinissable. Il fallait suivre des yeux la courbure du câble central jusqu’à l’endroit où, simple fil, il pénétrait dans la fenêtre d’Hypérion pour repérer avec précision où se trouvait le ciel solide. Et même alors, il fallait bien garder à l’esprit que ce câble avait cinq kilomètres de diamètre et n’était pas ce mince fil que la perspective et l’illusion visuelle voulaient juste laisser voir.

Rhéa était différent. En premier lieu, Chris était beaucoup plus proche du câble vertical central qu’il ne l’avait été de la grande colonne d’Hypérion. Ombre obscure qui jaillissait de la mer, il s’étrécissait rapidement tout en continuant de monter jusqu’à disparaître totalement. De part et d’autre se trouvaient les verticaux nord et sud, improprement nommés car ils s’inclinaient vers le centre, quoique pas autant que les câbles qui passaient derrière lui, vers l’ouest. Les câbles s’évanouissaient à cause de l’obscurité mais surtout parce que Rhéa n’était pas surmonté de la voûte d’une fenêtre : Rhéa vivait dans l’ombre de la vaste embouchure en forme de trompe connue sous le nom de Rayon de Rhéa.

S’il n’avait pas eu connaissance de sa forme et de ses dimensions par des gravures, Chris n’aurait jamais pu discerner sa véritable géométrie. Tout ce qu’il pouvait en voir, c’était un vaste ovale obscur loin au-dessus de lui. En réalité, l’ouverture se trouvait à trois cents kilomètres au-dessus de la mer. En bordure de cette bouche se trouvait une valve susceptible de se clore à la manière d’un iris, ce qui isolait le rayon de la couronne. Elle était présentement grande ouverte et Chris pouvait plonger le regard au sein d’un sombre cylindre aplati dont il savait que l’autre extrémité se trouvait encore trois cents kilomètres plus haut, là où une nouvelle valve communiquait avec le moyeu. L’épaisseur de l’atmosphère ne lui permettait pas de voir aussi loin. Mais ce qu’il en distinguait ressemblait au canon d’un fusil qui aurait employé des astéroïdes en guise de plombs. Il était braqué droit sur lui mais la menace semblait tellement disproportionnée qu’il ne pouvait la prendre au sérieux.

Il savait que du bord inférieur de la valve à la courbure de la fenêtre d’Hypérion – une distance verticale d’environ cent kilomètres – le rayon s’évasait comme le pavillon d’une trompette pour se raccorder à l’arche relativement fine qui formait le toit des régions diurnes entourant Rhéa. Malgré ses efforts, il était incapable de distinguer cet évasement, alors qu’il avait été perceptible depuis Hypérion. Encore un tour joué par la perspective, conclut-il.

Il y avait des lumières quelque part dans le rayon. Sans doute était-ce ces fenêtres dont il avait entendu parler. Vues d’en bas, elles évoquaient les balises d’une piste devant un avion à l’atterrissage.

Il prit graduellement conscience d’une lumière plus immédiate, sur la gauche, au-dessus de sa tête, alors qu’il était allongé sur le pont. Il s’assit, se retourna et vit que la surface de Nox était éclairée par en dessous. Il crut tout d’abord que cette luminescence bleu perle provenait de l’une de ces ruches d’insectes marins dont lui avait parlé Cirocco.

« C’est une sub », annonça une voix sur sa droite. Il sursauta ; Cirocco l’avait rejoint sans bruit. « J’avais envoyé des messagers il y a quelques heures dans l’espoir d’en attirer une. Mais tout semble indiquer qu’elle est trop occupée pour nous remorquer. » Elle indiqua le ciel vers l’ouest et Chris entrevit dans l’obscurité de la nuit une énorme tache encore plus obscure. Il n’avait besoin de personne pour reconnaître une saucisse, et de bonne taille.

« Bien peu de gens ont pu voir cela, remarqua tranquillement Cirocco. Faute de mer, il n’y a pas de subs à Hypérion. Les saucisses vont partout mais les subs restent là où elles sont nées. L’Ophion est trop petit pour elles. »

La saucisse émit une série de sifflements perçants que suivit un chuintement en provenance de l’arrière de la Constance. Chris comprit que le dirigeable avait demandé aux Titanides d’éteindre leur feu.

Il sentit la main de Cirocco contre son épaule. Elle lui montra l’eau du doigt. « Tiens, là ! » Il regarda, toujours conscient du contact de sa main, et vit des tentacules se dresser en battant lentement les flots. Une tige mince avait jailli de leur masse.

« C’est son œil périscopique. C’est à peu près tout ce que tu pourras jamais voir d’une sub. Tu remarques cette longue boursouflure juste à la surface ? C’est son corps. Elle ne sort jamais plus que ça.

— Mais que fait-elle ?

— Elle s’accouple. Tais-toi, ne les dérange pas. Je t’expliquerai à mesure. »

L’histoire était simple quoique pas évidente : saucisses et subs étaient les mâles et les femelles d’une même espèce. L’un et l’autre provenaient des enfants asexués de leur union, créatures serpentines pratiquement dépourvues de cerveau, aussi longtemps que la compétition avait réduit leurs essaims à quelques rares survivants longs de vingt mètres. À ce moment seulement se développait leur cerveau. Comment elles parvenaient à acquérir l’héritage de connaissances de leur race, ni Gaïa ni les saucisses-subs n’avaient pu l’expliquer à Cirocco. Ce n’était sûrement pas par l’éducation car dès le moment qu’elles avaient essaimé, ces créatures n’avaient plus aucun rapport avec leurs père et mère.

Pourtant, par quelque voie mystérieuse, elles acquéraient l’intelligence et finissaient par prendre la décision consciente de devenir mâle ou femelle, saucisse ou submersible. Dans l’un et l’autre cas le choix était risqué. La mer abritait nombre de prédateurs qui dévoraient les jeunes subs. S’il n’y avait pas un tel risque dans les airs, la jeune saucisse était en revanche incapable de fabriquer son propre hydrogène. Après sa métamorphose, son destin était de reposer sur les flots, telle une vessie vide, avec l’espoir qu’une saucisse adulte vienne, à proprement parler, la regonfler. Aucun adulte n’admettait plus de six ou sept jeunes dans son escadrille. S’il n’y avait pas de place libre, c’était tant pis : la décision de différenciation était irrévocable.

Saucisses et subs n’avaient guère de rapports. Elles auraient fort bien pu ne jamais se rencontrer à l’interface liquide entre leurs deux univers si deux faits n’étaient intervenus. Il existait une variété d’algues qui ne croissait qu’en eau profonde ; sans elles, les saucisses ne pouvaient survivre. Et les arbres-Titans – ces excroissances massives du corps même de Gaïa qui atteignaient six kilomètres de hauteur et ne poussaient que sur les hauts plateaux – produisaient près de leur cime des feuilles qui étaient vitales pour le régime alimentaire des subs.

L’accouplement à l’amiable était donc dans l’intérêt des deux sexes.

Quelque chose tomba des filaments qui traînaient sous l’excroissance médiane du vaste ventre de la saucisse. L’objet souleva une gerbe d’eau. Les tentacules de la sub s’en emparèrent et le firent disparaître. Il y eut un profond soupir lorsque la saucisse laissa échapper son hydrogène pour se laisser chuter vers les bras tendus de son amante.

Ensuite, il n’y eut plus grand-chose à voir. Les filaments s’entrelacèrent tandis que les deux corps massifs se touchaient à la surface de la mer et demeuraient immobiles. Ce ne fut que lorsque les vagues se mirent à ballotter le radeau que Chris saisit l’étendue de l’activité que lui cachait la distance.

Cirocco le lui confirma : « Il se passe tout un tas de choses. Au fait, il existe bien un moyen d’être plus près de l’action. Il m’est arrivé une fois d’être la passagère d’une saucisse prise d’un coup de foudre. Laisse-moi te dire que… bref. Le voyage est mouvementé. »

Cirocco s’éloigna aussi tranquillement qu’elle était venue. Chris continua d’observer. Il entendit bientôt un bruit de sabots sur le pont et Valiha déboucha de derrière la cabine pour se joindre à lui. Il était assis au bord du radeau, les pieds affleurant à la surface de l’eau. Valiha s’assit comme lui et durant un instant le jeu des ombres fit disparaître la partie chevaline de son corps. Elle était devenue une très grande femme aux petites jambes maigres qui faisait jouer dans l’eau ses pieds de démon. L’image le dérangea et il détourna son regard.

« Merveilleux, n’est-ce pas ? » lui dit-elle dans un anglais si chantant qu’un instant il crut qu’elle s’était exprimée en titanide.

« C’est intéressant. » À vrai dire, il commençait à s’en lasser. Il allait se lever lorsqu’elle lui prit la main, la porta à ses lèvres et l’embrassa.

« Oh.

— Hmm ? » Elle le regarda mais il ne trouva rien à lui dire. C’était apparemment sans importance. Elle l’embrassa sur la joue, dans le cou, sur les lèvres. Il prit une profonde inspiration dès qu’il en eut l’occasion.

« Attends. Valiha, attends. » Ce qu’elle fit, le contemplant de ses grands yeux innocents. « Je ne crois pas que je sois prêt à cela. Je veux dire… je ne sais pas quoi te dire. Franchement, je ne me sens pas de taille. Pas pour l’instant. » Elle continuait de scruter son regard. Il se demanda si elle n’y cherchait pas quelque trace de folie puis décida que c’était ses propres craintes qui s’exprimaient. Finalement, elle étreignit brièvement ses mains entre les siennes, hocha la tête et le lâcha. Elle se leva.

« Fais-moi signe quand tu seras prêt. D’accord ? » Elle disparut.

Il se sentait culpabilisé. Il essaya bien d’analyser les raisons de l’avoir repoussée, aucune n’était satisfaisante. Pour une part, Valiha lui rappelait quelque chose accomplie pendant qu’il était possédé. À ce moment-là, il était bien plus courageux ; ou alors plus timide. Apparemment, ce devait avoir été un moment de courage parce que, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à trouver une réponse confortable à cette question : que pouvaient bien faire un humain et une Titanide ensemble ? Et à celle-ci : quelle assurance lui faudrait-il avant de s’y risquer ?

Valiha était énorme. Elle lui fichait une trouille bleue.


* * *

Il avait dû s’écouler un quart d’heure lorsque Gaby contourna la cabine et le rejoignit à la proue. Il avait juste envie de rester seul avec ses pensées mais sa retraite devenait un champ de parade.

Elle s’appuya au bastingage en sifflotant puis lui donna une bourrade.

« C’est la déprime, mon pote ? »

Il haussa les épaules. « Il se passe des choses bizarres depuis sept ou huit heures. Tu crois qu’il y a quelque chose dans l’air ?

— Quoi, par exemple ?

— Je ne sais pas. Tout le monde est amoureux. Là-haut, le ciel est amoureux de la mer. Quand on était sur la plage, je me suis comporté comme un idiot avec Robin. »

Gaby siffla. « Pauvre garçon.

— Ouais. Il y a quelques minutes, c’est Valiha qui voulait reprendre là où mon double dingue avait abandonné : jouer aux billes, comme elles disent. » Il soupira. « Ce doit être quelque chose dans l’air.

— Ben, tu sais ce qu’on dit : C’est ce qui fait tourner le monde. L’amour. Et Gaïa tourne sacrément plus vite que la Terre. »

Il lui jeta un regard soupçonneux. « Tu n’as pas quelque…»

Elle tendit les mains et fit un signe de dénégation. « Pas moi, l’ami. Je ne t’embêterai pas. Avec moi, c’est une fois tous les trente-six du mois, et en général avec des filles. Et puis, je ne suis pas pour les aventures. Je veux que mes relations soient durables. Toutes les dix-sept. » Elle fit une grimace.

« Je suppose que tu dois voir les choses d’une façon différente, hasarda Chris. Avec l’âge que tu as.

— C’est ce qu’on croirait, pas vrai ? Faux. Ça fait toujours mal. Je voudrais que ça dure toujours et ce n’est jamais le cas. Et c’est de ma faute. Je finis toujours par les comparer à Cirocco et personne ne soutient la comparaison. » Elle toussa nerveusement. « Bon, écoute-moi. Je n’avais pas l’intention d’entrer là-dedans. Je suis venue fourrer mon nez dans tes affaires. Tu n’as pas à avoir peur de Valiha. Pas du point de vue affectif, si c’est cela qui te trouble. Elle ne serait ni jalouse, ni possessive, elle ne s’attendrait pas à ce que ça dure. Les Titanides n’ont aucune notion de l’exclusivité.

— C’est elle qui t’a demandé de me dire ça ?

— Elle serait furieuse si elle le savait. Les Titanides s’occupent de leurs propres affaires et n’aiment pas qu’on s’y immisce. C’est Gaby-je-sais-tout qui la ramène. Et je te dirai encore une chose avant de dégager. Si tes réserves sont d’ordre moral – la bestialité, peut-être ? –, alors, rassure-toi, l’ami. Tu n’es pas au courant ? Même l’Église catholique a donné son accord. Tous les papes s’accordent : les Titanides ont une âme même si ce sont des païennes.

— Et si mon objection est d’ordre physique ? »

Gaby rit de bon cœur en lui donnant une tape sur la joue. « Oh, mon garçon, mais c’est que tu nous réserves d’agréables surprises ! »

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