36. En avant !

Tranquillement assise à vingt mètre de là, Robin écoutait Chris engueuler la Titanide : peu après qu’il eut déterminé la gravité de ses blessures, celle-ci lui avait en effet suggéré de mettre plutôt un terme à ses souffrances. Chris avait explosé.

Son corps se faisait plus pesant à chaque minute. Bientôt, elle ne ferait plus qu’un avec le roc et les ténèbres. Ce serait un soulagement : la fin d’une frustration. Elle comprenait à présent que son accès d’ivresse après avoir échappé à Téthys était une erreur : elle ne s’en sortirait pas une deuxième fois.

Mais elle pouvait constater que Chris n’avait pas l’intention de se laisser abattre. Il persistait à croire qu’il y avait quelque chose à faire. Il venait vers elle à présent et elle était presque sûre qu’il allait encore élaborer de nouveaux plans.

« Tu t’y connais en secourisme ?

— Je sais faire un pansement. »

Il fit une grimace. « C’est à peu près pareil pour moi. On va pourtant devoir en faire plus. J’ai trouvé ceci. » Il ouvrit la trousse de cuir qu’il portait. Les rabats se déplièrent dans tous les sens en révélant des rangées de poches et de compartiments. La lampe accrochait l’éclat du métal : scalpels, pinces, seringues, aiguilles, tout un attirail de chirurgien amateur, aligné dans un ordre parfait. « L’une d’elles devait savoir se servir de tout ce fourbi sinon elles ne l’auraient pas apporté. D’après Valiha, Hautbois en avait encore plus. Ce matériel m’a tout l’air d’être suffisant pour pratiquer de petites interventions.

— Si tu sais ce que tu fais. Valiha doit-elle être opérée ? »

Chris avait l’air à la torture.

« Elle a plus ou moins besoin d’être raccommodée. Les deux fractures sont au niveau du… quel est le terme, pour un cheval ? Entre le genou et la cheville. Je crois qu’un seul os est fracturé dans la jambe droite mais elle ne peut quand même pas s’en servir ; quant à la gauche, c’est pire : tout le poids a dû porter dessus. Les deux os se sont brisés et l’un des morceaux pointe à travers la peau. » Il avait saisi un mince livret.

« Ils disent là-dedans que c’est une fracture ouverte et qu’en général, le problème est dans ce cas de lutter contre l’infection. Il va nous falloir remettre les os, nettoyer la blessure et recoudre le tout.

— Je n’ai pas franchement envie d’entendre les détails. Tu t’en occupes et une fois que tu auras pigé, tu m’appelles et tu me dis ce qu’il faut faire : je le ferai. »

Il resta un moment sans répondre. Quand elle leva les yeux, elle s’aperçut qu’il la dévisageait avec insistance.

« Quelque chose ne va pas ? » lui demanda-t-il.

Elle n’eut même pas le cœur de rire. Elle faillit lui rappeler qu’ils étaient perdus dans l’obscurité à cinq kilomètres sous terre, presque sans vivres et pratiquement sans aucune lumière, avec à l’est et à l’ouest des demi-dieux fous et au milieu un compagnon blessé trop lourd pour être transportable même s’ils avaient su d’abord comment se tirer de là. Mais à quoi bon lui gâcher sa journée ? D’ailleurs, ce n’était pas ça qu’il avait voulu dire et elle le savait et elle était certaine qu’il le savait aussi mais elle n’avait pas pour autant envie d’en discuter. Pas tout le temps.

Alors, elle haussa les épaules avec lassitude et regarda ailleurs.

Il continua de l’observer un long moment – elle avait vraiment l’impression de sentir peser sur elle son regard et puis, comment aurait-il pu ne pas savoir ? –, puis il se pencha et de la main lui effleura le genou.

« On s’en sortira, lui dit-il. Il suffit de serrer les coudes et de s’occuper l’un de l’autre.

— Je n’en suis pas si sûre », répondit-elle mais elle se dit qu’après tout il ne savait peut-être pas. Tant qu’elle avait cru qu’il s’en doutait, elle l’avait craint. À présent, son apparente ignorance soulevait en elle un sentiment de dédain. Se pouvait-il que sa vigilance eût été inutile ? Personne ne pouvait-il donc lire en elle ? Elle sentit que se retroussait le coin de sa lèvre, du côté de son visage resté dans l’ombre : vivement, elle se dissimula derrière sa main. Une vague brûlante d’anxiété la submergea, la laissant couverte de sueur. Que lui arrivait-il ? Ça ne faisait même pas mal. Il n’était pas difficile de ricaner en gardant la bouche close. Cet édifice de l’honneur, soigneusement bâti durant toute une vie pouvait-il donc être balayé avec une telle aisance ? Chris à présent s’était relevé et s’éloignait pour retourner soigner Valiha : une fois qu’il serait parti, son secret serait sauf.

Un grondement sourd envahit ses oreilles. Quelque chose dégoulinait de son menton. Elle se contraignit à décrisper la mâchoire et sentit une douleur cuisante lorsque l’air vint en contact avec la morsure toute fraîche sur sa lèvre.

« C’est pas vrai ! » Elle avait été incapable de retenir ces mots mais lorsqu’il se tourna, attendant qu’elle poursuive, elle dut réfléchir pour trouver quelque chose, pour faire comme si de rien n’était, comme si elle n’avait jamais rien dit.

« Qu’est-ce qui n’est pas vrai ?

— Ce n’est pas… ce… je n’ai jamais dit… c’est toi qui n’as pas…» Brusquement, elle se sentait vraiment mal. Elle se surprit à contempler stupidement la poignée de cheveux qu’elle tenait dans le poing. Des cheveux de la même couleur que les siens. Elle était tombée à genoux et Chris était à ses côtés, un bras passé par-dessus son épaule.

« Ça va mieux à présent ?

— Nettement mieux. Là-haut, avec ce feu et toutes ces choses dans le sable qui vous mordent sans qu’on les voie jamais parce qu’elles vivent dans la mer, même qu’elles me couraient après et que je pouvais pas m’échapper mais j’ai trouvé un moyen que personne ne connaît parce que d’abord ça m’arrive tout le temps et que j’y peux rien et puis d’abord j’ai pas du tout envie de rien faire je veux juste m’en aller à cause qu’elles mordent et qu’on peut pas les voir même que c’est pas juste et que je les déteste parce qu’elles vivent au fond tout au fond de la mer. »

Elle se laissa mener. Il la conduisit vers un endroit plat, y déroula le sac de couchage et l’aida à s’étendre dessus. Son regard était perdu dans le néant.

Ne sachant plus que faire ensuite, il la laissa pour retourner auprès de Valiha.


* * *

Robin l’entendit approcher quelque temps après.

Elle ne s’était pas assoupie et elle n’avait rien perdu de ce qui se passait alentour.

Elle fit jouer ses doigts et constata qu’ils se pliaient sans difficulté : ce n’était donc pas une crise. Et pourtant, elle ne se sentait pas du tout dans son état normal. Elle avait entendu geindre Valiha et la chose ne lui avait fait aucun effet. À plusieurs reprises la Titanide avait hurlé de douleur mais elle n’aurait su dire combien de fois ; ses cris n’avaient pas été séparés par des intervalles de temps rationnels. Elle était incapable de savoir si elle avait pleuré ou bien si les larmes étaient encore du domaine du futur. Elle ne pouvait l’expliquer et d’ailleurs ne cherchait pas à le faire.

« As-tu encore envie de bavarder ? lui demanda-t-il.

— Je ne sais pas.

— Je n’ai pas très bien saisi tout ce que tu as raconté tout à l’heure mais cela semblait avoir de l’importance pour toi. Tu veux essayer encore ?

— Ce n’était pas une crise.

— Tu veux dire que…

— Tu sais ce que je veux dire.

— Quand on était coincés ? Là-haut dans le désert ?

— Oui.

— Tu pouvais vraiment bouger ? Tu faisais semblant ? C’est ça que tu veux dire ?

— C’est exactement cela. »

Elle attendit mais il ne parla pas. Lorsqu’elle le regarda, il se contenta de continuer à l’observer, assis. Elle aurait voulu qu’il se comporte autrement. Elle était bien décidée à ne plus dire un mot.

« Non. Ce n’est pas ce que je veux dire, finit-elle par admettre.

— Tu pouvais parler, observa-t-il.

— Alors, tu savais donc ! C’était juste pour… pourquoi ne pas avoir…» Elle s’était rassise mais il la repoussa doucement sur le sac de couchage. Elle résista un moment puis se laissa faire.

« J’avais bien remarqué que tu pouvais parler, lui dit-il sur un ton raisonnable. J’ai trouvé cela bizarre. D’accord ?

— D’accord, dit-elle en fermant les yeux.

— Alors qu’avant, tu en étais incapable, ajouta-t-il comme elle demeurait silencieuse. Les autres fois, je veux dire. Tu baragouinais.

— C’est parce que lors d’une crise, tous mes muscles volontaires sont affectés. C’est pourquoi là-haut, quand j’ai été paralysée, j’ai tout de suite su que ce n’en était pas une. C’était autre chose. » Elle attendit qu’il le dise pour elle puisqu’il était apparemment en droit de porter l’accusation mais il ne semblait pas disposé à le faire.

« C’était la trouille, reprit-elle.

— Non ! Tu m’en diras tant ! »

Elle le foudroya du regard. « Ça n’a rien de drôle pour moi.

— Désolé. Je me marre toujours à contretemps. Bon, qu’est-ce que tu veux ? Je suis abasourdi, tu me fais honte, je n’aurais jamais cru que tu puisses te montrer trouillarde à ce point et je suis mortifié d’avoir cru rencontrer, bien à tort, un être humain sans peur et sans reproche.

— Est-ce ce tu vas déguerpir et me foutre enfin la paix ?

— Pas avant que tu aies entendu le diagnostic de l’aspirant chirurgien, apprenti psychologue.

— Si ce doit être aussi drôle que tes dernières répliques, tu pourrais me l’épargner.

— Ah ah ! Un signe de vie !

— Est-ce que tu vas te barrer ?

— Faudra que tu m’y forces. Écoute, il y a quelques jours, tu m’aurais étripé si j’avais prononcé un seul mot de ce que j’ai dit tout à l’heure. Ça me turlupine de te voir rester couchée là et tout encaisser passivement. Il te faut quelqu’un pour te redonner ton amour-propre et je suppose que ce doit être moi.

— Est-ce là ton diagnostic ?

— En partie, je suppose. Déficience maligne d’amour-propre. Et peur d’avoir peur. C’est de la phobophobie, Robin. »

Elle était sur le point de rire ou de pleurer et n’avait envie de faire ni l’un ni l’autre.

« Vas-tu en terminer avec ce que tu as à me dire et me laisser tranquille, s’il te plaît ?

— Tu as dix-neuf ans.

— Je n’ai jamais dit le contraire.

— Ce que je veux te faire comprendre, c’est que tu as beau te croire endurcie, tu as eu beau croire que tu l’étais, tu n’as pas assez vécu pour avoir subi beaucoup d’épreuves. Tu as débarqué à Téthys en croyant que rien ne pouvait te faire peur et tu t’es gourée. T’as pissé dans ton froc, t’as dégueulé et tu t’es mise à chialer comme une môme.

— J’ai toujours apprécié ta délicatesse envers moi.

— Il serait temps que quelqu’un te mette le nez dessus : tu as passé le plus clair de ton existence avec ces crises sans y avoir jamais vraiment fait face.

— Je n’y ai jamais cédé, en tout cas.

— Bien sûr que non. Mais tu n’es pas arrivé non plus à t’y faire. C’est à peine si tu veux bien admettre leur existence. Au Covent, tu montais la garde devant des appareillages vitaux et, ce faisant, tu mettais en danger tout ton univers et toutes tes sœurs.

— Comment as-tu…» Elle porta la main à sa bouche et se mordit le doigt en attendant que se dissipe en partie le feu de la honte.

« Tu parles dans ton sommeil, expliqua-t-il. Robin, on interdit aux épileptiques de piloter les avions. Parce que ce ne serait pas correct pour ceux sur qui l’appareil pourrait dégringoler. »

Elle soupira puis finit par opiner d’un hochement de tête saccadé.

« Je ne discuterai pas avec toi. Mais quel rapport avec ce qui s’est produit dans le désert ?

— Tout, à mon avis. Tu as découvert quelque chose de déplaisant sur ton propre compte. Tu as eu la trouille, tu t’es bloquée. Et tu as réagi de la même façon que durant tes crises, c’est-à-dire sans réagir du tout. Je rectifie : tu t’es coupé le doigt. Que vas-tu te couper cette fois-ci ? Si t’étais un homme, j’aurais bien une suggestion macabre mais j’ignore ce qui tient lieu chez la femme de glande héroïque. As-tu une idée quelconque ? J’apprends la chirurgie : un peu de pratique me ferait du bien. »

Elle avait horreur de l’entendre parler ainsi. Elle aurait simplement voulu qu’il se taise et s’en aille. Loin, très loin. En elle bouillait une colère incroyable, la pression montait inexorablement : s’il ne se dépêchait pas de partir, elle allait sûrement exploser et le tuer. Et pourtant, elle n’était même pas capable de le regarder en face.

« Alors, que dois-je faire, selon toi ?

— Je te l’ai déjà dit : voir les choses en face. Reconnaître ce qui t’est arrivé, admettre que tu n’en es pas fière et que ça peut se reproduire. On a vraiment l’impression que tu essaies de faire comme si rien ne s’était passé et comme tu n’y parviens pas, tu préfères rester en plan, incapable d’agir. Dis-toi que tu as eu la trouille – une seule fois, et, qui plus est, dans une situation vraiment difficile – et repars de là. Peut-être qu’alors tu pourras commencer à chercher comment y parer la prochaine fois.

— Ou bien admettre le fait que ça pourrait fort bien recommencer.

— Il y aura toujours ce risque. »

Elle était finalement parvenue à le regarder. À sa propre surprise, elle découvrit qu’elle n’était plus fâchée de le voir. Son visage n’avait plus rien de moqueur. Elle savait que si elle le lui demandait, il n’en parlerait plus et n’en dirait jamais rien à personne. D’une certaine façon, cela n’avait plus autant d’importance.

« Tu as l’air d’être très partisan de voir les choses en face. Quant à moi, je préfère lutter contre. C’est plus… satisfaisant. » Elle haussa les épaules.

« Plus facile aussi.

— Dans un sens.

— Ce serait plus facile de se couper un autre doigt que de faire ce que tu dis.

— Ça, je veux bien le croire.

— J’y réfléchirai. Maintenant, tu veux bien me laisser seule ?

— Je ne crois pas. Je vais être bientôt prêt à réduire les fractures de Valiha. Pendant que je relis tout encore une fois et que je rassemble le matériel, tu pourrais nous préparer quelque chose à manger. Il reste encore pas mal de bouffe dans le sac de Valiha et il y a de l’eau de l’autre côté de cette crête. Prends la lanterne avec toi ; je me suis improvisé une torche pour pouvoir lire. »

Elle le regarda avec des yeux ronds : « Ce sera tout ?

— Non. Pendant que tu y es, tâche de nous trouver de quoi faire des attelles. La plupart des plantes que j’ai vues sont plutôt tordues et rabougries mais on ne sait jamais. Mettons cinq ou six perches d’un mètre environ. »

Elle se frotta le visage. Elle avait envie de dormir encore quelques années et pas du tout de se réveiller.

« Des perches, de l’eau, à dîner. Autre chose ?

— Oui. Si tu connais des chansons, va les chanter à Valiha. Elle souffre terriblement et on n’a pas grand-chose pour la distraire. Je garde les drogues pour m’en servir pendant l’opération et quand je recoudrai ses blessures. »

Il s’apprêtait à partir puis se retourna : « Et tu pourrais prier, toi qui as l’habitude de prier. C’est la première fois que je fais ça et je suis certain de ne pas m’y prendre convenablement. Je suis terrorisé. »

« Comme il dit ça facilement », songea-t-elle.

« Je t’aiderai. »

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