1. Le pavillon des capricieux

La Titanide surgit du brouillard au galop, tel un fugitif évadé d’un carrousel dément. Prenez un centaure traditionnel – mi-cheval, mi-homme – et peignez-le à la Mondrian avec des rayures blanches et des carrés rouges, bleus et jaunes ; c’est notre Titanide : un couvre-lit cauchemardesque, des sourcils au bout des sabots. Elle fuyait. Pour sauver sa vie.

Elle déboula sur la route de la digue, les bras tendus derrière elle, comme la statuette d’argent d’une Rolls-Royce, les narines écumantes. Sur ses talons, la populace, juchée sur de minuscules ville-pattes, brandissait qui le poing, qui un gourdin. Au-dessus, un panier à salade glissa en position, en beuglant des ordres rendus inaudibles par le hurlement de ses propres sirènes.

Chris’fer Mineur se rencogna sous la voûte où il avait trouvé refuge au premier bruit des sirènes. Il resserra le col de sa chemise en regrettant de ne pas avoir choisi un meilleur abri. Sûr que la Titanide allait se diriger vers le fort : il n’y avait pas d’autre refuge en vue, hormis le pont que protégeait une haute palissade, et la Baie.

Ce fut pourtant bien vers la Baie qu’elle se dirigea. Après avoir traversé comme une flèche le parc à voitures au revêtement craquelé, elle sauta par-dessus la chaîne qui fermait l’extrémité de la digue. Un saut d’une classe olympique. Elle était magnifique à voir dans les airs, dans une détente qui l’emporta au-dessus des rochers, et d’une bonne partie des hauts-fonds écumants. Le plongeon était terrifiant. Sa tête et ses épaules émergèrent puis le reste de son torse, si bien qu’elle ressemblait à un homme immergé dans l’eau jusqu’à la ceinture.

Les gens n’étaient pas contents. Ils se mirent à arracher des plaques de goudron qu’ils lancèrent en direction de la créature étrangère. Chris’fer se demanda ce que la Titanide avait fait. La foule n’exhibait pas cette allégresse meurtrière propre aux chasseurs d’étrangers : sa colère avait un objet précis.

Là-haut, les poulets allumèrent le lance-coups de soleil, un dispositif habituellement réservé à la lutte contre les émeutes armées. Les vêtements commencèrent à noircir, les cheveux à grésiller et tirebouchonner. En un rien de temps, le parc à voitures était désert tandis que les précédents émeutiers fumaient en jurant dans les eaux glaciales de la Baie.

Chris’fer entendit le vrombissement des flicoptères qui approchaient. Ce n’était pas la première émeute dont il était le témoin. Quoique toujours curieux de ses origines, il savait que rester dans les parages était le plus sûr moyen de passer une semaine en taule. Il fit demi-tour et par le couloir étroit pénétra dans le bâtiment de brique à la forme étrange.

À l’intérieur, on découvrait une cour bétonnée trapézoïdale. L’entourait une galerie sur trois niveaux. Le mur d’enceinte était régulièrement percé d’orifices carrés de cinquante centimètres de côté. Que dire de plus de l’édifice ? C’était un bastion abandonné, mais bien entretenu. Çà et là, des chevalets de bois supportaient des panonceaux où s’inscrivait en lettres d’or démodées l’itinéraire de la visite assorti de détails historiques en petits caractères.

Près du centre de la cour se dressait un mât de cuivre. À son sommet, battu par la forte brise en provenance de Golden Gate flottait un pavillon : au centre d’un champ de sable, une roue d’or à six rayons. Il était impossible de lever les yeux vers ce drapeau sans avoir le regard attiré plus loin, vers l’impossible spectacle du tablier du pont, comme suspendu dans le vide.

Tel était le Fort Point, édifié au XIXe siècle pour garder l’entrée de la Baie. Depuis, tous ses canons avaient disparu. Une pièce défensive redoutable pour une flotte ennemie mais celle-ci n’était jamais venue. Et Fort Point n’avait jamais craché un seul coup de feu.

Il se demanda si ses bâtisseurs auraient cru que leur création durerait deux siècles et demi, inchangée dans sa structure depuis le jour où la dernière pierre en avait été posée. Il les en soupçonnait mais sans doute auraient-ils été interloqués devant le spectacle qui s’offrait maintenant à ses yeux avec ce tablier métallique couleur de minium dont l’arche se dressait avec une telle insolence au-dessus du monstre de brique.

À vrai dire, le pont était loin d’avoir aussi bien vieilli : Détruit par le séisme de quarante-cinq, il avait fallu attendre quinze ans avant qu’une nouvelle chaussée fût jetée entre ses piles demeurées intactes.

Chris’fer prit une profonde inspiration avant d’enfourner les mains dans ses poches. Il n’avait cessé de reculer devant l’objet de sa visite, de peur de se voir renvoyé. Mais il lui fallait le faire. Un panneau lui indiquait la direction. On y lisait :


ACCÈS À L’AMBASSADE GAIENNE

L’AMBASSADEUR EST / PRÉSENT /


Le mot « Présent » était inscrit sur un méchant bout de carton pendu à un clou.

Il suivit la flèche qui désignait une porte. À l’intérieur, de part et d’autre d’un couloir, s’ouvraient des portes sur des pièces de brique nue. L’Ambassade de Gaïa ne contenait qu’un bureau métallique et quelques balles de foin entassées contre un mur. Chris’fer entra puis il vit qu’une Titanide était affalée derrière le bureau.

Son torse humain était vêtu d’un uniforme d’opérette, garni de galons et de brandebourgs. Quant à sa robe, elle était d’un alezan doré, tout comme les mains et les avant-bras qui dépassaient des manches de la veste.

Elle était apparemment endormie et d’ailleurs ronflait comme une tronçonneuse. Elle étreignait un shako doré qu’ornait une longue plume blanche et sa tête rejetée en arrière révélait une gorge d’un blond d’or passé. Une bouteille de liqueur vide gisait de guingois dans le chapeau, une autre traînait près de sa jambe arrière gauche.

« Il y a quelqu’un ? » La voix provenait de derrière une porte sur laquelle était inscrit Son Excellence, Dulcimer (Trio hypomixolydien) Cantate[4]. « Tirarsi, introduisez-les, voulez-vous ? » Puis il y eut un monstrueux éternuement suivi d’un ébrouement.

Chris’fer se rendit à la porte, l’ouvrit en hésitant et passa la tête à l’intérieur. Il découvrit une autre Titanide assise derrière un bureau.

« Votre… euh… elle m’a l’air d’être dans les pommes. »

La Titanide s’ébroua une nouvelle fois. « Ce n’est pas elle mais il, dit Cantate, l’Ambassadrice. Et cela n’a rien d’étonnant. Il est tombé tellement loin du manège qu’il est incapable de se rappeler dans quel sens il tourne. » Tomber du manège avait rapidement remplacé marcher avec des semelles à bascule et autres euphémismes qualifiant l’ébriété. Les Titanides émigrées sur Terre étaient des ivrognes notoires. Et ce n’était pas uniquement dû à l’alcool – qu’elles connaissaient déjà sur Gaïa – mais à l’agave mexicain. Une fois distillée, sa sève était tellement prisée des Titanides que le Mexique était devenu l’une des rares nations terrestres à exporter vers Gaïa.

« Eh bien, entrez donc, dit l’Ambassadrice. Prenez un siège. Je suis à vous dans une minute mais il faut d’abord que je voie où est passé Tzigane. » Elle fit mine de se lever.

« Si c’est d’une espèce de Titanide écossaise que vous voulez parler, elle vient de sauter dans la Baie. »

L’Ambassadrice se figea, l’arrière-train à demi dressé, les mains à plat sur le bureau. Avec lenteur, elle se rassit.

« Il n’existe qu’une seule “Titanide écossaise” dans tout l’Ouest américain et c’est un mâle qui répond au nom de Tzigane. » Puis elle scruta Chris’fer. « Était-ce un plongeon récréatif ou bien avait-il de plus pressantes raisons… ?

— Je dirais qu’il s’est brusquement découvert l’envie de revoir sa mer. Il avait une cinquantaine de personnes à ses trousses. »

Elle fit une grimace. « Encore à traîner dans les bars. Depuis qu’on lui botte le cul il semble y avoir pris goût. Eh bien, asseyez-vous, il va falloir que j’essaie de régler ça avec la police. » Et se saisissant d’un antique téléphone acoustique elle demanda qu’on lui passe la mairie. Chris’fer rapprocha du bureau l’unique chaise et s’y assit. Tandis qu’elle parlait, il parcourut du regard le bureau.

Il était vaste car il fallait bien qu’il accueille une Titanide. Il contenait bon nombre d’antiquités et d’objets d’art du XIXe et du XXe mais fort peu de mobilier. Une pompe à eau munie d’un long levier était boulonnée dans un coin du plancher et l’ampoule nue qui pendait au centre du plafond était cachée par un abat-jour en vitrail Tiffany. Près de l’unique fenêtre trônait une salamandre. Les murs étaient recouverts de tableaux et d’affiches : un Picasso, un Warhol, un J & G Minton et une affichette noire où l’on pouvait lire, en lettres orange : « Un de ces jours, il va bien falloir que je M’ORGANISE ! » Derrière le bureau, il y avait deux clichés et un portrait. Ils dépeignaient Jean-Sébastien Bach, John Philip Sousa[5] et une vue de Gaïa prise depuis l’espace. Sur le bureau, trônait un seau d’argent empli de citrons verts.

Le plancher était à moitié recouvert par une fine couche de foin. Il y en avait plusieurs bottes empilées dans un coin.

L’Ambassadrice Cantate raccrocha le combiné, saisit une bouteille de tequila ouverte, tendit la main vers le seau, engloutit un citron d’une bouchée et descendit la moitié de la bouteille. Elle grimaça.

« Vous n’auriez pas un peu de sel ? »

Il fit non de la tête.

« Tant pis. Vous avez soif ? Que diriez-vous d’un citron ? Je crois que j’ai un couteau…» Elle se mit à fourrager dans ses tiroirs avant de s’arrêter devant son refus poli.

« Il m’a tout l’air d’une femelle, remarqua Chris’fer.

— Hein ? Oh, vous parlez de Tzigane. Non, l’erreur est fréquente – ce sont les seins qui vous ont trompé : nous en avons tous – mais c’est bien un mâle. Le sexe est déterminé par les organes frontaux ; entre les antérieurs. Ceux de Tzigane sont certes difficiles à distinguer de loin avec ses motifs à carreaux. Quant à moi, pour votre gouverne, je vous dirai que je suis femelle, que vous pouvez m’appeler Dulcimer et que j’aimerais connaître votre nom et savoir ce que je puis faire pour vous. »

Il se raidit sur sa chaise. « Mon nom est Chris’fer Mineur et je voudrais un visa. J’aimerais voir Gaïa. »

Elle avait inscrit son nom sur un formulaire. Mais elle écarta le papier en levant les yeux sur lui.

« Nous vendons des visas dans tous les aéroports importants. Inutile de venir me voir. Il suffit de se pointer avec la monnaie et de l’insérer dans le distributeur.

— Non, répondit-il d’une voix légèrement hésitante. Je désire voir Gaïa elle-même. Il faut que je la voie. Elle est mon dernier recours. »

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