18. Ouvrons l’œil

Gaby avait espéré rallier Aglaé en une seule étape mais elle voyait bien que la chose était désormais impossible : Cirocco n’était pas en état de continuer.

En fait, ils n’avaient pas si mal avancé : la nage régulière des Titanides les avait conduits jusqu’au dernier coude de l’Ophion vers le nord, avant qu’il ne reprenne son cours habituel d’ouest en est. Un épaulement jonché de bois flotté s’avançait dans le courant et créait une plage basse propice à l’accostage des canoës. Au sommet de la crête se trouvait un bosquet près duquel les Titanides avaient planté le camp, avec l’aide plus encombrante qu’efficace de Chris et de Robin.

Gaby estimait que la pluie durerait encore plusieurs décarevs. Elle aurait pu appeler Gaïa pour en avoir confirmation – voire pour lui demander de la faire cesser si elle avait une raison valable. Mais à Gaïa le temps était d’une extrême régularité : plus d’une fois avait-elle constaté qu’une averse de trente heures faisait suite à une vague de chaleur de deux hectorevs. Et c’était, semblait-il, encore le cas. Le plafond nuageux était bas, ininterrompu.

Au nord-ouest, elle distinguait à peine la Porte des Vents, point d’ancrage sur Hypérion du câble incliné connu sous le nom d’Escalier de Cirocco. Le câble se perdait dans la couche de nuages obscurs, à peine plus sombre qu’eux, avant de resurgir au-dessus du plafond, quelque part au nord de Gaby. Elle croyait distinguer un éclat derrière les nuées, à l’endroit où le câble passait au-dessus d’elle et réfléchissait la lumière sous son ombre massive.

L’Escalier de Cirocco. Ça la faisait sourire mais sans amertume aucune. Tout un chacun semblait avoir oublié que la première ascension avait été exécutée par deux personnes. Elle ne s’en formalisait pas : elle savait bien qu’en dehors de la route elle était loin d’avoir laissé sur ce monde dingue autant de traces que Cirocco.

Elle gravit l’éminence jusqu’au sommet et de là, contempla, amusée, les efforts déployés par Chris et Robin pour se rendre utiles. Les Titanides étaient trop polies pour refuser la plupart de leurs offres tant et si bien que des choses qu’on aurait faites en cinq minutes en prenaient bien quinze. Et c’était bien entendu ce qu’il fallait faire : Chris n’avait pas parlé de son enfance mais c’était un citadin – hormis quelques excursions dans ces réserves terrestres où l’on domestiquait la nature. Quant à Robin, elle venait d’une mégalopole, même si le plancher du Covent était recouvert de champs et de riants pâturages. Il y avait des chances qu’elle n’ait jamais contemplé de sa vie un objet naturel et non planifié.

Quand toutefois vint le moment de préparer le repas, les Titanides remercièrent les jeunes gens. Ces créatures cuisinaient aussi bien qu’elles chantaient. Pour ce premier dîner, elles fouillèrent dans les sacs afin d’en extraire les denrées les plus périssables – des morceaux de choix destinés à être mangés frais. Elles alimentèrent le feu, entourèrent le foyer de pierres plates et fourbirent les cuivres avant d’accomplir ces gestes magiques grâce auxquels une Titanide sait transformer chair et poisson en merveilles d’improvisation.

On put bientôt sentir le fruit de leur labeur. Gaby s’était assise confortablement pour savourer son attente avec un sentiment de bonheur qu’elle n’avait plus connu depuis bien longtemps. Voilà qui la ramenait bien des années en arrière, à ce repas combien plus frugal qu’elle avait partagé avec Cirocco : elles étaient en haillons, couvertes de bleus et sans assurance de survivre au lendemain mais elles n’avaient jamais été aussi proches. Ces souvenirs lui étaient maintenant doux-amers mais Gaby avait trop vécu pour ne pas savoir qu’il valait mieux se raccrocher aux bonnes choses pour survivre. Elle aurait pu ressasser tout ce qui avait tourné mal entre cette époque et aujourd’hui ou s’inquiéter de Cirocco qui, en ce moment même, vomissait sous sa tente et cherchait un moyen de récupérer sa gnôle dans les fontes de Psaltérion. Au lieu de cela, elle avait choisi de humer le fumet de la bonne chère, d’écouter le bruit apaisant de la pluie qui se mêlait aux chants des Titanides et de sentir la fraîcheur d’une brise tant attendue qui soufflait enfin de l’est.

Elle avait cent trois ans. Et s’était embarquée dans un voyage qu’elle n’était pas plus sûre que les autres fois de pouvoir boucler. À Gaïa, il n’y avait pas d’assurance-vie. Pas même pour la Sorcière. Et certainement pas pour une peste d’Autonome que Gaïa tolérait uniquement parce qu’elle était plus digne de confiance que Cirocco.

Cette perspective ne la gênait pas : elle survivrait, elle y arriverait. À une époque, atteindre son âge eût été inimaginable mais à présent, elle savait que sous les rides, les centenaires se sentent toujours jeunes ; elle avait eu simplement la chance de conserver, en plus, l’aspect de la jeunesse. Pour sa part, elle avait seize ans, elle était dans les montagnes de San Bernardino avec son télescope près du feu – l’un et l’autre l’œuvre de ses propres mains –, et elle attendait que le ciel s’obscurcisse et qu’apparaissent les étoiles. Que demander de plus à la vie ?

Elle savait qu’elle ne grandissait plus. Elle n’y comptait pas. Elle avait découvert que l’accumulation des ans était synonyme d’expérience accumulée, de savoir, de perspective ; bien des choses qu’on peut en apparence amasser à l’infini, tandis que pour la sagesse, on atteint un plateau. Même si elle terminait son second siècle, elle ne s’attendait pas à en être significativement changée. Cela lui avait causé quelque tracas aux alentours de son quatre-vingtième anniversaire mais depuis lors, elle ne s’en souciait plus. Elle avait bien assez des soucis du jour.

Alors qu’il touchait à sa fin, le jour présent ne lui avait causé qu’un seul souci.

Elle regarda Robin tourner autour du feu et poussa un gros soupir.


* * *

Le repas répondait aux critères de qualité habituels des Titanides à l’exception d’un détail un peu trop… piquant. La cuisine titanide usait à l’occasion d’une épice très forte obtenue en concassant les graines d’un fruit bleu de la taille d’une citrouille. Dans le chant des Titanides, elle avait un nom élégant mais les humains l’avaient baptisée supercitrique. Blanche et granuleuse d’aspect, une pincée suffisait largement pour toute recette.

Le plat était prêt à être servi quand Psaltérion se détourna brusquement pour recracher une bouchée de légumes. Les Titanides lui jetèrent un regard interrogatif car il avait les lèvres trop gonflées pour parler. Il tendit une cuiller à Valiha qui l’effleura du bout de la langue. Elle fit une grimace.

On ne fut pas long à découvrir qu’un sac de cuir destiné au sel contenait en réalité du concentré de supercitrique. C’était Hautbois qui l’avait acheté. Après bien des discussions les quatre Titanides scandalisées durent se rendre à l’évidence : pour une raison quelconque, le vendeur – un tequilalcoolique repenti du nom de Cithare – avait décidé de jouer un tour à la Sorcière et à son équipe.

Cela n’amusa aucune Titanide. Gaby ne trouvait pas ça bien grave, même s’il fallait jeter une soupière de légumes. Il leur restait encore largement assez de sel. Une vérification du reste des vivres ne révéla aucune autre substitution. Mais pour une Titanide, gâcher de la bonne nourriture était un péché. Personne n’arrivait à comprendre les raisons de Cithare.

« Comptez sur moi pour lui demander dès notre retour, promit Psaltérion d’une voix sombre.

— J’aimerais bien t’accompagner, dit Valiha.

— Pourquoi faire tout ce tintouin ? s’étonna Gaby. Ce n’était qu’une blague innocente. Il y a des fois où je vous trouve un peu trop lugubres. Je suis contente que vous sachiez plaisanter.

— Nous n’avons rien contre la plaisanterie, expliqua Hautbois. Je l’apprécie comme tout le monde. Mais celle-ci était… de mauvais goût. »


* * *

Bien qu’elle ne fût plus soumise au processus de vieillissement, Gaby avait toutefois perçu un changement : elle avait beaucoup moins besoin de sommeil qu’auparavant. Deux heures toutes les vingt heures lui suffisaient en général. Souvent, elle demeurait éveillée soixante ou soixante-dix revs sans dommage aucun.

Les Titanides disaient qu’elle devenait de plus en plus comme elles chaque jour et qu’elle aurait sous peu perdu cette dégoûtante habitude.

En tout cas, elle avait décidé que pour le présent bivouac elle pourrait se passer de sommeil. Elle partit se balader, longea quelque temps le fleuve, et lorsqu’elle revint au camp, on n’entendait que le murmure des Titanides en phase de repos qui chantaient à voix basse. Elles étaient affalées autour du feu, cauchemars ridicules et flasques, les mains occupées à quelque tâche sans importance, l’esprit à la dérive. Valiha était sur le côté, appuyée sur un coude. Hautbois sur le dos, son torse humain dans le prolongement du reste du corps, les jambes pliées en l’air, comme un chiot qui attend qu’on lui gratte le ventre. Pour Gaby, c’était leur posture la plus drôle.

Quatre tentes avaient été plantées sous les arbres à bonne distance du feu.

Elle passa devant son abri, présentement vide. Dans le second, Cirocco dormait d’un sommeil agité. Elle avait ingurgité deux doses de raide et un océan de café. Gaby savait que le café n’était pour rien dans son insomnie.

Elle fit une pause devant la tente de Chris ; y jeter un œil ne serait que de la curiosité déplacée, elle le savait. Elle n’avait rien à voir avec Chris. Ce serait donc la dernière de la rangée. Elle attendit dehors quelques minutes ; elle entendit enfin du bruit à l’intérieur.

« Est-ce que je peux te parler une minute ?

— Qui est là ? Gaby ?

— Ouais.

— J’m’en doutais. Entre. »

Robin était assise sur son sac de couchage, étalé sur un épais lit de mousse déposé là par Hautbois. Gaby alluma la lampe accrochée au mât et vit que les yeux de Robin brillaient, certes avec éclat, mais apparemment sans malice. Elle portait encore ses vêtements de la journée.

« Je te dérange ? »

Robin fit un signe de dénégation. « Peux pas dormir. C’est la première fois de ma vie que je n’ai pas un lit pour dormir.

— Hautbois serait ravi de t’apporter encore de la mousse.

— C’est pas ça. Je m’y ferai, je suppose.

— Ça t’aiderait peut-être de porter quelque chose de plus léger. »

Robin brandit la chemise de nuit décorée que lui avait laissée Hautbois. « Ce n’est pas mon genre. Comment pourrait-on dormir là-dedans ? Sa place est dans une vitrine. »

Gaby eut un petit rire ; puis elle s’accroupit, un genou posé au sol ; elle se rongeait un ongle. Lorsqu’elle leva les yeux, elle vit que Robin l’observait. Autant se jeter à l’eau : elle sait bien que tu n’es pas venue lui demander si elle avait besoin de serviettes propres.

« Je suppose que d’abord je dois te présenter mes excuses, commença-t-elle. Alors voilà. Je regrette ce que j’ai fait, c’était injustifié et j’en suis désolée.

— J’accepte tes excuses. Mais l’avertissement tient toujours.

— Très bien. Je comprends parfaitement. » Gaby choisissait ses mots aussi soigneusement que possible. Il fallait un peu plus que des excuses mais elle devait éviter de paraître condescendante.

« Ce que j’ai fait était blâmable aussi bien dans ta culture que dans la mienne. Mes excuses étaient pour la violation de mon propre code moral. Mais tu m’avais parlé d’une sorte de système d’obligations qui vous est propre et dont le nom m’a échappé.

— Le labra.

— C’est cela. Je ne prétends pas le comprendre entièrement. Mais je crois être certaine de l’avoir violé même si j’ignore exactement en quoi. Ce que je te demande maintenant, c’est ton aide. Existe-t-il un moyen de redresser la situation ? De faire comme si rien ne s’était passé ? »

Robin fronça les sourcils. « Je n’ai pas l’impression que tu aimerais te lancer dans…

— Mais si. Je suis prête à faire tout ce qu’il faudra. Il y a quelque chose ?

— Euh… oui. Mais…

— Quoi ? »

Robin leva les mains. « C’est un peu, je suppose, comme dans les cultures primitives : un duel ? Rien que nous deux.

— À quel niveau, le duel ? Jusqu’à la mort ?

— Nous ne sommes pas primitives à ce point. Son but est la réconciliation, pas le meurtre. Si j’estimais que tu mérites la mort, je te la donnerais, en espérant que mes sœurs me soutiendraient devant le tribunal. Si on se battait, ce serait à mains nues. »

Gaby considéra le fait. « Et si je gagnais ? »

Robin poussa un soupir exaspéré.

« Tu ne comprends pas. Ce n’est pas le gagnant qui importe, pas dans ce sens. Ce ne serait pas pour prouver de nous deux quelle est la meilleure. Ce combat ne ferait que prouver quelle est la plus forte et la plus rapide, ce qui n’a rien à voir avec l’honneur. Mais à partir du moment où l’on accepte de se battre avec pour condition de ne pas tuer l’autre, c’est qu’on reconnaît en lui un adversaire valable, et donc honorable. » Elle marqua une pause et prit un air particulièrement rusé. « Ne t’inquiète pas, reprit-elle ; de toute façon, tu ne gagnerais pas. »

Gaby sourit elle aussi ; cette fois encore elle ne pouvait s’empêcher d’aimer cette bizarre gamine. Plus même, elle souhaitait l’avoir à ses côtés lorsque les ennuis commenceraient.

« Alors ? Suis-je un adversaire valable ? »

Robin prit tout son temps pour répondre : Bien des éventualités s’étaient présentées à Gaby depuis que Robin lui avait proposé le duel. Elle se demanda lesquelles cette dernière examinait en ce moment. Devait-elle laisser Robin gagner ? Ce pouvait être risqué si jamais elle la soupçonnait de ne pas se donner à fond. Et si Robin perdait effectivement, enterrerait-elle vraiment la hache de guerre ? Gaby n’avait que sa parole. Elle croyait connaître suffisamment bien la petite sorcière pour estimer que son sens de l’honneur lui aurait interdit une telle suggestion si elle n’était pas capable de la tenir. Donc le combat serait sérieux et probablement douloureux.

« Si c’est ça que tu veux », dit Robin.


* * *

Robin se déshabillant, Gaby l’imita. Elles étaient à cinq cents mètres du fleuve, assez loin du camp pour que le feu se réduisît à une pâle lueur indistincte au travers de l’averse. Le lieu du combat était une légère dépression parmi les collines. L’herbe y était rare mais le terrain ferme : cuit par la chaleur, il ne commençait qu’à s’imprégner d’eau après six heures de pluie ininterrompue. Il serait pourtant loin d’être praticable, avec par endroits des plaques de boue et des flaques d’eau.

Elles se firent face et Gaby jaugea son adversaire. Elles se valaient. Gaby ne la dépassait que de quelques centimètres et ne pesait que quelques kilos de plus.

« Y a-t-il des formes à observer ? Un rituel quelconque ?

— Oui, mais le cérémonial est complexe et ne signifierait rien pour toi, alors pourquoi ne pas s’en passer ? Am-stram-gram, tu me salues, je te salue et voilà pour le rituel, d’accord ?

— Les règles ?

— Quoi ? Oh, je suppose qu’il en faudrait, n’est-ce pas ? Mais franchement, j’ignore quelles sont tes connaissances en matière de lutte.

— Je sais comment tuer quelqu’un à mains nues.

— Disons simplement qu’on évite tout geste susceptible de provoquer une incapacité permanente. Le perdant devrait être capable de marcher demain. À part ça, tout est permis.

— D’accord. Mais avant qu’on commence, je voudrais savoir une chose : ton tatouage sur l’estomac, c’est pour quoi ? » Elle désigna du doigt le ventre de Robin.

Cela aurait pu être mieux – Robin aurait pu se regarder plutôt que fixer son regard sur le doigt tendu –, mais elle fut tout de même prise de court lorsque Gaby lui balança son pied, consciencieusement frotté dans la glaise. Elle esquiva le coup mais un paquet de boue l’atteignit au visage, l’aveuglant d’un œil.

Gaby s’attendait à la voir reculer, prête à en profiter mais les réflexes de Robin furent plus rapides et elle encaissa un coup de pied dans le flanc. Cela la ralentit juste assez pour permettre à son adversaire d’effectuer à son tour son mouvement surprise :

Elle se détourna et s’enfuit au pas de course.

Gaby courut bien après Robin mais c’était pour elle une tactique inhabituelle. Elle s’attendait toujours à un coup fourré et donc ne courait pas aussi vite qu’elle aurait pu. Le résultat fut que bientôt Robin avait une confortable avance. Elle s’arrêta lorsque leur écart eut atteint dix mètres ; quand elle se retourna, son œil était ouvert de nouveau. Gaby se dit qu’elle ne devait pas y voir aussi bien qu’avant mais la pluie l’avait débarrassée quand même de la plus grande part de son handicap. Elle était impressionnée. Lorsqu’elle entama une nouvelle approche, ce fut avec les plus extrêmes précautions.

C’était comme si on repartait de zéro. Gaby se sentait handicapée car elle avait rarement eu l’occasion de combattre de cette manière. Son propre entraînement remontait à bien longtemps, et même si elle n’était pas rouillée, il lui était difficile de se rappeler comment on faisait durant ces séances d’entraînement. Au cours des quatre-vingts dernières années, tous les combats où elle s’était trouvée impliquée avaient été absolument sérieux, ce qui signifiait que la mort était toujours au bout. Cela n’avait aucun rapport avec l’entraînement. À l’opposé, Robin devait pratiquer ce genre de chose à longueur de temps. Son comportement en témoignait à l’évidence.

Il n’y avait aucune raison que le combat dure plus de quelques minutes, même en amortissant les coups. Gaby sentait confusément que les choses ne tourneraient pas ainsi. Elle s’approcha donc en sautillant sans lancer le poing ou le pied, laissant ainsi à Robin une ouverture qu’elle était, à ses yeux, susceptible d’exploiter. Mais elle n’en fit rien et les deux femmes se retrouvèrent donc au corps à corps. C’était un agrément tacite. Gaby le respecterait. En rendant plus strictes encore les règles qu’elles s’étaient fixées au départ, Robin lui montrait son désir de ne voir aucune d’elles blessée. Ce qui signifiait que Gaby était une adversaire jugée assez honorable pour ne pas mériter de blessure.

Cela dura un bon moment. Gaby réalisa qu’elle avait perdu tous les avantages qu’elle aurait pu retirer en luttant ainsi. Mais elle s’en fichait. Elle comptait perdre mais ça ne l’empêchait pas de se donner à fond. Robin s’en souviendrait.


* * *

« Pouce ! hurla Gaby. N’en jetez plus, je me rends ! »

Robin relâcha son étreinte et le poignard de la douleur se retira lentement de son épaule. Elle leva son visage collé dans la boue et se retourna avec précaution. En fin de compte, elle retrouverait peut-être un jour l’usage de son bras.

Elle aperçut Robin, assise la tête entre les jambes, qui haletait comme une locomotive.

« Deux sur trois ? » suggéra Gaby.

Robin se mit à rire. À pleine voix, sans retenue.

« Si j’avais su, rien qu’une minute, que tu parlais sérieusement, parvint-elle à dire enfin, je t’aurais ligotée et bouclée dans une cage. Mais t’aurais sans doute réussi à ronger tes chaînes.

— J’ai bien failli t’avoir deux fois, pas vrai ?

— Tu sauras jamais à quel point ! »

Gaby s’étonna de se sentir aussi bien, vu qu’elle avait mal absolument partout. Elle attribua le fait à l’euphorie de l’exploit, cette détente totale qui suit un effort épuisant. Et après tout, elle n’était pas blessée. Quelques bleus, l’épaule un peu affaiblie mais c’était plus d’épuisement que de contusions qu’elle souffrait.

Robin se leva lentement. Elle lui tendit la main.

« Descendons au fleuve. T’as besoin d’un bain. »

Gaby lui prit la main et parvint à se redresser. Robin boitillait et elle ne se sentait guère stable elle-même, aussi est-ce en se soutenant mutuellement qu’elles parcoururent les difficiles premières centaines de mètres.

« Je voulais vraiment savoir, à propos de ton tatouage », dit Gaby tandis qu’elles approchaient de la berge.

Robin s’essuya le ventre avec les mains ; en vain. « On n’y voit rien. Y a trop de boue. Qu’est-ce que t’en penses ? »

Gaby faillit répondre de façon neutre et polie puis elle se ravisa :

« J’en pense que c’est l’une des choses les plus hideuses que j’aie jamais vues.

— Précisément. C’est une source intense de labra.

— Tu pourrais t’expliquer ? Est-ce que toutes les sorcières se défigurent de la sorte ?

— Je suis la seule. De là vient le labra. »

Elles pénétrèrent dans l’eau avec précaution et s’y assirent. La pluie s’était réduite à un fin crachin tandis qu’au nord une déchirure entre les nuages laissait passer quelque lumière.

Gaby ne pouvait plus voir le tatouage mais elle ne cessait d’y songer. Il était grotesque, effrayant, presque. Il représentait, avec le rendu d’une planche anatomique, la dissection des couches de tissus, rabattus successivement avec une précision chirurgicale pour révéler les organes internes. Les ovaires ressemblaient à des fruits pourris et grouillants de vers. Les trompes de Fallope étaient un paquet de nœuds. Mais le pire restait encore l’utérus : gonflé, débordant par l’« incision » et se vidant de son sang par une blessure déchiquetée. Il était clair que la blessure avait été occasionnée de l’intérieur, comme si quelque chose cherchait à sortir de force. On ne voyait de la créature qu’abritait la matrice qu’une paire d’yeux rouges et sanguinaires.


* * *

La pluie redoubla alors qu’elles allaient reprendre leurs vêtements. Gaby ne s’alarma pas en voyant Robin trébucher et tomber ; le sol était glissant et sa cheville était encore fragile. Mais à partir de sa quatrième chute, il fut évident que quelque chose ne tournait pas rond. Elle titubait, tremblait, la mâchoire crispée avec détermination. « Laisse-moi t’aider, proposa Gaby en n’y tenant plus.

— Non, merci. Je peux me débrouiller toute seule. » Une minute plus tard elle retomba et ne se releva pas. Ses membres tremblaient doucement, lentement. Son regard était vague. Gaby s’agenouilla et passa un bras sous les genoux de Robin, l’autre derrière son dos. « Nnnn… nnnnooon. Nnnooon.

— Quoi ? Sois raisonnable, ma vieille. Je ne peux pas te laisser là sous la pluie.

— SSSiii. SSSiiii. Laiiii-ssse. Laissssse-me… me… moi. » C’était un foutu problème. Gaby la reposa, se redressa en se grattant le crâne. Elle considéra le campement, pas très loin, puis Robin à nouveau. Elles étaient au sommet d’une colline basse ; la crue n’était pas un problème. Elle ne risquait pas non plus d’être noyée par l’averse. Cette région d’Hypérion était dépourvue de gros prédateurs dangereux, seuls quelques petits animaux pouvaient venir la mordiller.

On réglerait cela plus tard. Il faudrait bien trouver une solution car Gaby ne ferait pas ça deux fois. En attendant, elle fit demi-tour pour regagner le camp.


* * *

Hautbois se leva, inquiet, en voyant Gaby revenir seule. Gaby savait que la Titanide les avait vues partir ensemble ; il était même probable qu’elle avait deviné la raison de leur équipée sous la pluie. Gaby s’empressa de la rassurer avant qu’elle ne tire des conclusions hâtives.

« Elle va bien. Du moins je le suppose. Elle est en pleine crise et refuse mon aide. On pourra la récupérer au moment de partir. Mais où vas-tu ?

— La ramener à sa tente, bien sûr.

— Je ne crois pas qu’elle appréciera. »

Gaby n’avait jamais vu une Titanide dans une telle colère que Hautbois.

« Vous, les humains et vos jeux imbéciles, hennit-elle. Je n’ai pas à me conformer à ses règles, ni aux tiennes, d’ailleurs. »


* * *

Robin vit Hautbois déboucher de derrière le rideau de pluie. Bon sang, Gaby lui avait renvoyé la cavalerie, pas de doute.

« Je suis venue de moi-même, dit la Titanide en tirant Robin du bourbier. Quels que soient les concepts humains que par cet acte insensé vous tentez de défendre, ils ne seront pas violés puisque aucune ingérence humaine ne vous tire de là.

— Pose-moi par terre, espèce de gros dada monté en graine », essaya d’articuler Robin mais elle n’entendit tomber de ses mâchoires flasques que croassements et gargouillis dépités.

« Je vais m’occuper de vous », dit Hautbois avec tendresse.

Robin était calme lorsque la Titanide la déposa sur le sac de couchage. Cesse de lutter, cède, attends ton heure pour gagner. Pour l’instant, tu es sans défense, mais tu te rattraperas.

Hautbois revint avec un seau d’eau chaude. Elle baigna Robin, la sécha, la soutint comme une poupée robot déréglée et la glissa dans les fines dentelles de sa chemise de nuit. Robin aurait pu ne pas peser plus d’une feuille de papier lorsque Hautbois la souleva d’une main pour l’introduire dans son sac de couchage. Elle le lui remonta jusqu’au cou.

Elle se mit à chanter.

Robin sentit une boule dans le fond de sa gorge. Elle était horrifiée. Se faire border, baigner, habiller… c’était un affront terrible pour sa dignité. Elle aurait dû être capable d’éprouver plus de colère que ça. Elle aurait dû préparer l’éclatante attaque verbale qu’elle lui assènerait dès l’instant qu’elle aurait repris ses esprits. Et au lieu de cela, elle était simplement submergée par une émotion suffocante, depuis bien longtemps oubliée.

Pleurer : c’était inconcevable. Une fois qu’on s’y était laissé aller, l’auto-apitoiement vous guettait. C’était sa plus grande peur, elle en était terrifiée au point d’oser rarement en parler.

Seule, parfois, il lui était arrivé de pleurer. Elle en était incapable devant quelqu’un.

Et pourtant, en un sens, elle était bien seule. Hautbois elle-même l’avait dit. Les règles humaines, les concepts du Covent n’avaient pas à s’appliquer ici. Cela allait même plus loin : le Covent n’avait jamais exigé d’elle qu’elle ne pleure pas ; c’était une discipline qu’elle s’était imposée elle-même.

Elle entendit un gémissement et comprit qu’il sortait de sa bouche. Des larmes coulaient du coin de ses yeux. Puisqu’elle ne pouvait avaler la boule qui lui obstruait la gorge, il fallait bien qu’elle sorte.

Robin se rendit et s’endormit en pleurant dans les bras de Hautbois.


* * *

Chris était allongé sur son sac de couchage dans cette foutue pénombre. Il tremblait. Depuis des heures, il avait l’impression que l’attaque était imminente mais elle refusait de se déclencher. Ou bien avait-elle commencé ? Comme il l’avait expliqué à Gaby, il était mal placé pour juger s’il était en crise. Mais ce n’était pas entièrement exact ; s’il avait eu une attaque, il ne s’en rendrait pas compte, son esprit trouverait parfaitement raisonnable de fonctionner comme une machine aux poulies tordues et aux engrenages faussés. Et il ne serait pas là à transpirer.

Il se dit que c’était la lumière, et cette pluie qui battait contre la toile de tente. La lumière n’allait pas. Discernée au travers des parois de la tente, c’était soit celle de l’aube, et il était temps de se lever, soit celle du crépuscule et il était bien trop tôt pour dormir. Ça ne ferait pas une nuit convenable.

Et quant à la pluie… C’était étonnant, tout ce qu’il avait pu entendre. Le chant tranquille des Titanides, les craquements et le crépitement du feu. Quelqu’un s’était approché de sa tente, s’était arrêté et son ombre s’était silhouettée sur la paroi, puis s’était éloigné. Plus tard, il avait entendu le bruit d’une conversation, des pas qui s’éloignaient. Bien plus tard, quelqu’un était revenu.

Et voici maintenant que quelqu’un d’autre encore s’approchait. Même la Sorcière n’aurait pas jeté une ombre de cette envergure.

« Toc, toc.

— Entre, Valiha. »

Elle portait une serviette et, tout en passant la tête et le torse par l’embrasure pour maintenir ouverts les battants de la tente, elle s’en servit pour essuyer la boue de ses sabots frontaux avant de se hasarder sur le tapis. Elle fit de même avec ses postérieurs, levant une jambe après l’autre, arquée de biais, dans l’attitude d’un chien qui se gratte derrière l’oreille. Elle portait un imperméable violet qui était presque une tente à lui tout seul. Lorsqu’elle l’eut enlevé et suspendu à une patère près de la porte, Chris était devenu des plus curieux de l’objet de sa visite.

« Ça te dérange que j’allume la lanterne ?

— Ne te gêne pas. »

La tente était prévue pour une Titanide, ce qui voulait dire qu’elle pouvait tenir debout en son centre, avec une place juste suffisante pour s’y retourner. La lampe découpait des ombres fantastiques avant qu’elle ne la suspende au mât ; elle s’assit, jambes croisées.

« Je ne puis rester longtemps, commença-t-elle. D’ailleurs, je fais peut-être même une erreur en venant ici. En tout cas, je suis là. »

Si elle avait eu l’intention de le subjuguer, elle n’aurait pu s’y prendre mieux. Ses mains jouaient nerveusement avec le rebord de sa poche, un spectacle pour Chris difficilement supportable : les pouces passés dedans, elle l’étirait comme si c’était la doublure élastique d’un costume de bain.

« Je m’inquiète depuis que je me suis rendu compte que tu… que tu ne te rappelles vraiment pas les cent revs que nous avons passés ensemble une fois que je t’ai eu découvert, errant sous l’Escalier de Cirocco, après ton Grand Saut.

— Quelle durée représentent cent revs ?

— Un peu plus de quatre de tes jours. Une rev fait soixante et une minute.

— Ça fait un bail. On s’est payé du bon temps ? »

Elle leva les yeux sur lui.

« Moi oui. Et ça t’a plu aussi, m’as-tu dit. Ce qui m’a le plus tourmenté, c’est ton impression d’avoir été utilisé simplement comme porte-bonheur, la première fois que tu as repris tes esprits. »

Chris haussa les épaules. « Ça ne me gênerait pas même si c’était vrai. Et si je t’ai porté chance, j’en suis ravi.

— Ce n’est pas ça. » Elle se mordit la lèvre inférieure et Chris vit avec surprise briller une larme, rapidement essuyée. « Gaïa me damne, gémit-elle. Je ne parviens pas à le dire comme il faut. Je ne sais même pas ce que je voudrais te dire, en dehors de merci. Même si tu ne te rappelles rien. » Elle puisa dans sa poche pour en ramener un objet qu’elle lui pressa dans la main. « Voici pour toi », dit-elle en se levant ; elle était partie pratiquement avant qu’il ait saisi ce qu’il s’était passé.

Il ouvrit la main et contempla l’œuf de Titanide.

Sa couleur dominante était le jaune, à l’instar de la robe de Valiha, mais avec des diaprures noires. Sa surface dure était gravée d’une inscription rédigée en anglais en minuscules pattes de mouches :


Valiha (Solo éolien) Madrigal : Forte Cote en Majeur

26e Gigarev ; 97618685°Rev. (2100 apr. J.-C.)

« Les Tours de Gaïa Sont Impénétrables. »

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