Chris reprit ses esprits au beau milieu d’une danse. Par automatisme, son corps continua de se mouvoir comme il le faisait encore quelques secondes plus tôt, avant qu’il ne parvienne à l’arrêter – ce qui lui valut de se faire heurter dans le dos par une grande Titanide bleue. Chris avait un large sourire sur le visage. Il le perdit.
Quelqu’un lui saisit le coude, l’attira hors de la ligne des danseurs et le retourna : Il se retrouva nez à sein avec une autre Titanide.
« Je t’ai déjà dit qu’il fallait qu’on y aille maintenant, sinon je vais être en retard pour ma revue », lui dit-elle tout en lui tendant sa large main d’une façon bizarre. Comme il ne réagissait pas, elle passa l’autre main dans ses longs cheveux roses et soupira : « Eh bien, grimpe dessus, Chris ! Allez ! »
Quelque chose lui fit lever son pied nu pour le placer dans la paume de la Titanide. Réflexe fantôme, si l’on veut : son corps se rappelait un geste appris dont son esprit ne gardait aucun souvenir. C’était le bon. Elle souleva, il lui saisit l’épaule et se retrouva à califourchon sur son dos. Elle avait une peau imberbe, à dominante jaune mais tachée de petites marques brunes, comme une banane mûre. Contre ses jambes nues, elle avait exactement la température et la texture correctes : celles d’une peau humaine tendue sur un cadre différent.
Elle se contorsionna à hauteur de la taille en se penchant assez pour parvenir à lui passer un bras autour des épaules. Ses grands yeux en amande brillaient d’excitation. À son plus grand étonnement elle l’embrassa goulûment sur la bouche. Elle était si grande qu’elle lui donnait l’impression d’avoir six ans.
« C’est pour nous porter chance, bijou. Nous avons trouvé notre mode et nos moitiés. Tout ce qu’il nous faut désormais c’est de la chance et tu es mon porte-bonheur. » Elle poussa un hennissement, tapa le sol de ses postérieurs et d’un saut se rua au grand galop tandis que Chris s’agrippait tant bien que mal à sa taille.
Il n’était pas entièrement surpris par ce genre d’événement. Ce n’était pas la première fois qu’il recouvrait la mémoire en cours de route si bien qu’il se croyait pratiquement préparé à tout.
Il n’était pas préparé à cela.
L’univers était empli de soleil, de poussière, de Titanides, de tentes et de musique. Surtout de musique. Ils en traversaient des vagues, rencontrant ce qui formait sans doute un panorama de tous les genres inventés par l’homme ou – en plus grand nombre encore – par les Titanides. Ce qui aurait dû être une insanité acoustique n’en était pas une. Chaque groupe tenait compte de ce que faisaient les groupes voisins. Magiciens de l’improvisation, ils se répondaient, reprenaient les thèmes et se les renvoyaient pour les élaborer encore, transposés, modulés, syncopés. Chris et la Titanide traversaient les familles musicales – le rag-time voisinait avec le cake-walk qui côtoyait le swing et dix-neuf variétés de jazz progressif avec ici et là de petits îlots murmurant ou claironnant de bizarrerie non humaine.
Une partie en était inaccessible à Chris. Tout au plus pouvait-il se dire que, oui, peut-être la musique serait intéressante ainsi conçue. Pour les Titanides tous les sons étaient musique. Les genres appréciés des humains n’étaient pour elles qu’un coin de la salle, une simple branche de la famille musicale. Parmi tout ce que Chris entendit, il y avait ainsi ces grappes de notes soutenues, groupées par trois ou quatre et chacune légèrement désaccordée par rapport à la tonique. Les Titanides parvenaient à transformer les battements qui en résultaient, issus de la somme et de la différence des fréquences, en une musique en-soi et pour-soi.
Traverser la foule du Carnaval Pourpre équivalait à voyager dans les entrailles d’une table de mixage à cinquante mille canaux bourrée de circuits électroniques vivants. Quelque part, un ingénieur du son titanide manipulait la gigantesque console pour augmenter ici, diminuer là, mettre en valeur une ligne mélodique l’espace de quelques secondes avant de refermer le potentiomètre.
On chantait à l’adresse de sa compagne (ou fallait-il l’appeler sa monture ? son coursier ?). Elle y répondait en général par un geste de la main, un bref couplet. Puis une Titanide l’appela, en anglais.
« Qu’est-ce que t’as trouvé là, Valiha ?
— Un trèfle à quatre feuilles, j’espère, répondit Valiha. Mon billet pour la maternité. »
C’était bien de savoir son nom. Elle semblait déjà le connaître, lui, et si bien, même, que c’en était gênant ; elle devait donc s’attendre à la réciproque. Il se demanda, et ce n’était pas la première fois, dans quoi il s’était fourré.
Leur destination était un cratère aux parois érodées et d’un diamètre de cinq cents mètres. Il en chercha le nom, qui lui échappait, le retrouva enfin : Grandioso. Ça ne voulait rien dire, mais ça collait : c’était souvent le cas après ses absences. La roche qui se dressait au bord du cratère avait aussi un nom, mais là, impossible de le retrouver.
Depuis les bords du Grandioso, il put en se retournant embrasser le campement des Titanides, ce brouhaha dément comme l’accord de mille orchestres, ce charivari coloré dont le sillage poussiéreux s’envolait loin au vent.
L’intérieur du cirque était un tout autre monde. S’il contenait beaucoup de Titanides, celles-ci n’avaient rien de l’anarchique exubérance de leurs compagnes à l’extérieur. Le Grandioso était tapissé d’une herbe verte et courte sur laquelle on avait dessiné un réseau de lignes blanches. Les Titanides s’étaient disposées en petits groupes, jamais plus de quatre par carré, tels des pions dans un jeu. Dans certains carrés se trouvaient des structures bariolées mais semblait-il éphémères, comme des chars fleuris. D’autres étaient presque nues. Valiha pénétra dans le Labyrinthe, traversa trois carrés puis en sauta sept. Elle rejoignit deux autre Titanides dans un quadrilatère qui déjà contenait quelques objets : guirlandes de houx, assortiment de pierres polies, le tout arrangé selon une disposition incompréhensible pour Chris.
Elle le présenta aux autres et il s’entendit baptisé du nom de Forte Cote en Majeur. Que lui avait-il raconté ? Les deux Titanides étaient une femelle répondant au nom de Cymbale (Trio lydien) Prélude, et un mâle du nom improbable de Hichiriki (Quatuor phrygien) Madrigal. Valiha, apprit-il, était elle aussi membre de l’accord Madrigal, dont le trait dominant était cette peau jaune avec une toison d’un rose de barbe à papa. Son nom parent (hés)al était Solo Éolien. Il crut comprendre que chez les Titanides le nom du milieu indiquait l’ascendance. Le reste n’était guère clair.
« Et tout cela… ? » Chris espérait qu’en laissant sa phrase en suspens il protégerait le secret de son ignorance de choses qu’il était censé connaître. Et du geste il embrassa les lignes blanches, les pierres et les fleurs. « Quel mode as-tu dit que ça allait être ?
— Un Trio mixolydien en double bémol », répondit-elle, assez nerveuse apparemment pour papoter sur n’importe quoi, y compris de sujets déjà débattus auparavant. « C’est indiqué par le signe, là-devant. Tu comprends bien qu’en soi, ça ne veut rien dire – un Trio mixolydien en double bémol est musicalement sans aucune signification : ce n’est qu’une suite de mots anglais pour transposer des termes réels que vous seriez incapables de chanter. Oh, je ne crois pas te l’avoir dit, mais ce mode signifie que Cymbale est l’arrière-mère et Hichiriki l’avant-père. Si nous sommes sélectionnés, Cymbale sera l’arrière-père.
— Et toi l’arrière-mère, dit Chris avec assurance.
— Exact. Ils ont produit l’œuf et Cymbale le fécondera en moi.
— L’œuf.
— Tiens, le voici. » Elle fourragea dans sa poche – pratique d’avoir cette poche naturelle, songea Chris – et lui lança un objet de la taille d’une balle de golf. Il faillit le laisser échapper, ce qui fit rire Valiha.
« Il n’a pas de coquille, précisa-t-elle. Mais n’en as-tu pas déjà vu ? » Une mince ride barrait son front.
Chris n’en avait aucune idée. Celui-ci semblait rigide, presque solide. C’était une sphère parfaite, couleur d’or pâle avec des marques brunes un peu comme des empreintes de doigt. Des zones laiteuses couraient dans ses profondeurs translucides. Quelqu’un avait inscrit dessus une série de caractères titanides.
Il le lui restitua puis regarda le signe dont elle avait parlé un peu plus tôt. Posé sur le sol, c’était une plaque métallique de dix centimètres, gravée de symboles et de lignes :
« Le F veut dire femelle », dit une voix derrière lui. Il se tourna et vit deux femmes humaines en conversation. Toutes deux de petite taille et plutôt jolies. La plus petite avait un grand œil vert peint sur le front et d’autres dessins qui lui cachaient une bonne partie du visage. D’autres encore étaient en partie visibles sur ses bras et ses jambes. Elle paraissait jeune. La seconde, plus brune, était celle qu’il avait entendue. Il ne pouvait estimer son âge bien qu’elle ne parût pas avoir dépassé les trente-cinq ans.
« Le M, évidemment, est pour mâle. L’étoile à droite symbolise l’œuf semi-fertilisé produit par l’avant-mère et la flèche qui part de la ligne du bas indique cette première fertilisation. Il s’agit ici d’un Trio mixolydien en double bémol, ce qui veut dire que l’avant-mère est également l’arrière-père.
Les ensembles mixolydiens sont ceux où participent deux femelles, à l’exception des Duos éoliens où tout l’ensemble est femelle. Tous les modes éoliens sont entièrement femelles. Les modes lydiens ont une femelle et un, deux ou trois mâles, tandis que le Phrygien qui ne comprend que le quatuor possède trois femelles et un mâle, l’avant-père. »
Chris s’écarta lorsque la femme la plus petite s’agenouilla pour examiner la légende sur la plaque. Il aurait bien voulu savoir quel place il jouait dans ce tableau et comptait bien l’apprendre en tendant l’oreille. C’était une tactique qui lui avait bien servi dans le passé, après ses trous de mémoire, et qui était fréquente chez tous les gens affligés de troubles mentaux et dont la préoccupation quasi universelle était de ne pas trahir l’étendue de leur affection.
La femme soupira en se redressant.
« Je crois que quelque chose m’échappe encore », dit-elle avec une trace d’accent que Chris ne parvenait pas à situer. Elle pointa le doigt vers ce dernier comme s’il était une statue. « Lui, comment colle-t-il dans ce schéma ? »
Son aînée se mit à rire. « Il ne colle pas du tout dans un Trio mixolydien. Deux modes seulement incluent des humains – le dorien et l’ionien – mais il n’y a aujourd’hui aucun des deux. On en voit rarement. Non, tout au plus fait-il partie de la décoration : c’est un fétiche de fertilité. Un charme porte-bonheur. Les Titanides sont très superstitieuses pour le Carnaval. »
Elle l’avait regardé tout en parlant ; ses yeux maintenant croisèrent les siens pour la première fois, en quête d’une chose qu’elle sembla ne pas y trouver ; elle sourit enfin et lui tendit la main.
« Quoique je ne pense plus que vous le soyez vraiment, remarqua-t-elle. Je suis Gaby Plauget. J’espère ne pas vous avoir vexé. »
Chris fut surpris par la force de sa poignée de main.
« Mon nom est…
— Chris Majeur. » Elle rit de nouveau. Un rire innocent, qu’il était impossible de prendre mal. « Je ne devrais pas faire ça. Vous avez probablement remarqué que j’en connais un peu sur vous. Nous ne nous sommes pourtant pas rencontrés.
— J’ai comme l’impression que… mais, qu’importe. »
Chris pensait avoir entendu son nom quelque part mais puisqu’elle affirmait qu’ils ne se connaissaient pas, il laissa tomber. S’il passait tout son temps à essayer de retrouver l’ombre de souvenirs enterrés dans son crâne, il ne ferait jamais rien.
Elle hocha la tête. « Je vous en dirai plus un peu plus tard. À tout à l’heure. » Et, toujours souriante, elle lui adressa un petit signe du bout des doigts avant de se retourner vers l’autre femme.
« Considère la rangée de symboles supérieurs comme une Titanide, expliqua-t-elle. L’arrière-train à gauche, la tête vers la droite. La rangée du haut représente une femelle : un vagin à l’arrière, un pénis au milieu, un autre vagin entre les antérieurs. La deuxième rangée est également une femelle et la troisième un mâle. Est-ce clair maintenant ? Rangée du haut : avant-mère et arrière-père ; rangée du milieu : arrière-mère, rangée du bas…
— Qu’est-ce qu’elle t’a raconté ? »
Chris se retourna et vit une Valiha qui semblait nerveuse.
« Ben, et moi, qu’est-ce que je t’ai raconté ?
— Que tu avais beaucoup de chance, et que tu veux dire que ce n’est pas vrai ? » Ses yeux s’agrandirent et elle porta la main à sa bouche.
« Il semblerait que j’aie des périodes de chance. Mais il ne faut pas trop s’y fier. Et je ne me rappelle pas comment nous nous sommes rencontrés, ou ce qu’on s’est dit, ou ce qu’on a pu faire ensemble. C’est le vide depuis… eh bien, la dernière chose dont je me souvienne, c’est que je parlais avec Gaïa dans une grande salle au moyeu. Je suis désolé. T’ai-je fait une promesse quelconque ? »
Mais Valiha s’était retournée vers ses deux compagnes. Elles approchèrent leur tête et entamèrent une mélodie plaintive et douce. Il supposa que toutes trois discutaient de la situation. Il poussa un soupir et chercha des yeux Gaby et sa compagne mais elles étaient déjà loin dans l’allée et se dirigeaient vers une vaste tente blanche dressée sur le bord du terrain.
Valiha lui avait demandé de rester dans les parages au moment de la revue. Elle avait voulu savoir s’il portait malheur quand il n’était pas dingue mais il pensait que non. Il était clair que les trois Titanides étaient bouleversées et ne savaient que faire. Il crut préférable de se fondre dans la foule en ne les affligeant pas du fardeau de la poisse qu’il semblait porter avec lui. C’est dans cette intention qu’il s’était mis à parcourir le champ, sans se presser, étudiant les rassemblements de Titanides.
C’était maintenant plus clair : chaque carré contenait un ensemble dont le but était d’être qualifié pour la reproduction. À cette fin elles présentaient des propositions correspondant aux arcanes de leurs propres règles. Elles se regroupaient par deux, trois ou quatre, en spécifiant à chaque fois leur mode de procréation parmi les vingt-neuf possibles, chacune ayant déjà produit un œuf semi-fertilisé : tel était le premier pas du menuet sexuel des Titanides.
Tout en descendant lentement l’allée entre les groupes, Chris se demandait combien de ces propositions seraient concrétisées et qui prenait les décisions. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que Gaïa était un monde limité. Il supposait que l’industrialisation lui permettrait de faire vivre un bien plus grand nombre de créatures intelligentes que maintenant mais on aurait vite atteint une limite. En conséquence, seule une petite partie des groupes qui l’entouraient seraient choisis pour procréer. Il tenta d’en estimer le pourcentage, se crut pessimiste et plus tard devait apprendre que le chiffre réel était cinq fois plus faible.
Une telle compétition est source de tensions et les tensions conduisent à l’irrationalité. Si les Titanides avaient été humaines, le Carnaval se serait traduit par de nombreuses bagarres mais les Titanides ne se battaient pas entre elles. Les perdantes se retiraient pour pleurer en secret. Elles émergeaient de leur période de chagrin pour préparer la fois suivante avec force beuveries, danses et discussions. Mais en attendant, elles se raccrochaient à n’importe quoi, décoraient le carré qui leur était assigné d’une multitude de talismans, d’amulettes et de porte-bonheur, devenues pour un temps d’une extrême superstition, pareilles à des parieurs sur un champ de courses ou bien à des primitifs conscients de leur état de créatures insignifiantes faisant de leur mieux pour attirer l’attention de Dieu.
Les œuvres qu’elles créaient pour appuyer leurs propositions allaient du baroque au minimalisme. Chris vit un duo qui avait édifié une pagode branlante décorée d’éclats de verre, de fleurs, de boîtes en fer-blanc vides et de somptueux pots de céramique. Un autre carré était tapissé de plumes blanches éclaboussées de sang. Certaines présentaient des tableaux ou de courtes saynètes, d’autres jonglaient avec des couteaux, dressées sur leurs postérieurs. L’une de ces présentations, que Chris trouva irrésistible, était d’une extrême simplicité : une pierre usée et grise sur laquelle était posé un œuf mis en valeur par une brindille et deux fleurs minuscules.
Un carré n’avait qu’une seule occupante. Chris crut tout d’abord que le reste de l’ensemble n’était pas encore arrivé puis lorsqu’il étudia le panneau devant la proposition, sa perplexité ne fit qu’augmenter :
Selon les explications de Gaby, chaque ligne représentait une Titanide. En outre, le signal semblait indiquer que cette femelle avait l’intention d’être l’avant-père, l’avant-mère, l’arrière-père et l’arrière-mère de son enfant. Il la regarda. C’était une adorable créature à la fourrure neigeuse assise dans l’herbe avec simplement un œuf vert clair posé entre ses genoux antérieurs noueux. Il ne put résister.
« Pardonnez-moi mais je ne pense pas comprendre comment vous…»
Elle lui sourit, mais son regard marquait l’incompréhension. Elle lui chanta quelques notes, haussa les épaules de manière éloquente et hocha la tête.
Il la quitta, toujours aussi perplexe quant à ses intentions.
Il avait compté se tailler mais en fin de compte, il était toujours dans le coin lorsque la Sorcière émergea de sa tente et commença la revue. Chris était tout près : il décida de regarder un petit moment.
C’était une femme grande et qui ne faisait rien pour le cacher : elle se redressait, les épaules en arrière, le menton droit. Son teint était brun clair, sa chevelure acajou, négligemment séparée par une raie au milieu. Elle avait le front un peu trop proéminent, le nez un peu trop long et la mâchoire trop large pour jouer les séductrices au cinéma mais il y avait en elle, dans ses mouvements, une énergie qui transcendait la beauté conventionnelle. Elle avançait sans poser le talon au sol, une démarche adaptée à la gravité d’un quart de g, que Chris avait déjà vue et qui se traduisait par une flexion minime des genoux à chaque pas, presque tout l’effort étant reporté sur les hanches. C’était félin et très sexy, même si ce n’était pas intentionnel ; c’était tout bêtement la manière la plus efficace de marcher sur Gaïa.
Il la suivit un moment, tandis qu’elle parcourait les rangées de candidates. Elle était accompagnée d’un couple de Titanides mâles appartenant au clan de Cantate : la peau blanche et nue sauf sur la tête, la queue, les avant-bras et le bas des jambes ; une taille imposante, même pour des Titanides. L’un avait un bloc-notes, l’autre une boite dorée. C’étaient apparemment des jumeaux. Ils ne portaient que des bracelets d’or, passés aux bras et aux jambes. La Sorcière avait encore moins d’apparat : son unique vêtement était une couverture d’un rouge brique passé, percée d’une ouverture pour la tête, et qui lui descendait aux genoux. Elle gardait le plus souvent les bras cachés dans ses replis mais lorsqu’elle les sortait Chris pouvait voir qu’elle ne portait rien en dessous.
La Sorcière ignorait les lignes blanches sur le sol et passait d’un carré à l’autre à sa guise. Son escorte titanide, ainsi que le petit nombre d’autres observateurs, restaient toutefois scrupuleusement dans les allées et Chris suivit leur exemple. L’une des Cantates s’assurait qu’elle inspectait chaque groupe, en cochant les cases sur son carnet ; une fois même, elle la rappela à l’ordre car elle avait tourné au mauvais endroit.
Elle connaissait un grand nombre de Titanides. Souvent elle s’arrêtait pour chanter avec elles, embrassant certaines, étreignant d’autres. Elle marchait lentement à travers les groupes, lisant d’abord le signe posé devant elles puis les dévisageant, l’air totalement impénétrable. Elle s’immobilisait parfois et semblait s’abîmer dans ses pensées puis conférait avec un aide, lui murmurait quelques mots avant de repartir. À certains carrés, elle posait des questions à l’une ou l’autre candidate.
Elle traversa ainsi le groupe entier puis recommença une nouvelle fois. Chris commençait à s’en lasser. Il décida d’aller faire ses adieux à Valiha et son ensemble en leur souhaitant bonne chance.
« Où étais-tu donc passé ? siffla Valiha.
— Franchement, je ne vous serai d’aucune aide », dit Chris. Il remarqua que l’adorable œuf de Titanide avait été posé en équilibre sur le goulot d’une bouteille de tequila vide, aux pieds de Valiha. Il tendit le doigt. « Je n’aurai pas plus d’effet que ces conneries.
— Je t’en prie, Chris, fais-moi plaisir. Tu me l’avais promis. » Son regard était implorant et il eut l’inconfortable souvenir de lui avoir bien promis quelque chose de ce genre. Il détourna les yeux, la regarda de nouveau, opina.
« Tout ce que tu as à faire, c’est de tenir au bord de la ligne. Tu ne peux entrer dans le carré pendant la revue… Chut ! Silence, tout le monde, la voilà ! »
Chris se tourna : elle arrivait, remontant la rangée derrière lui. Elle jugeait la rangée opposée à celle de Valiha ; elle progressait assez vite et ne passa qu’à quelques mètres de Chris. Après avoir parcouru quelques pas encore, elle inclina légèrement la tête, puis se retourna pour le considérer en fronçant les sourcils. Il se sentait mal à l’aise mais ne put détourner les yeux. Finalement, elle esquissa un sourire.
« Te voici donc revenu, lui dit-elle. Nous nous sommes rencontrés, brièvement, il y a environ un décarev. Je suis Cirocco. Tu peux m’appeler Rocky. » Elle ne lui tendit pas la main mais continua de le dévisager. Il se sentait tout nu, avec ce short dans lequel il s’était réveillé. La Sorcière jeta un œil à Valiha, puis la reconsidéra et la fixa enfin de ce regard qui avait tant dérouté Chris. Alors elle s’approcha du Trio Mixolydien-en-double-bémol potentiel.
« Tu es Valiha », dit Cirocco. La Titanide lui répondit par une révérence bizarre. « J’ai bien connu ton arrière-mère. » Elle tournait autour de Valiha, caressant de la main ses flancs lisses et mouchetés. Elle fit un signe de tête à Cymbale et Hichiriki, se pencha pour pincer le fanon arrière droit de Valiha puis reprit ses caresses. Revenue devant, elle se haussa pour lui tapoter la joue. Puis s’agenouillant, elle frotta des deux mains les jambes avant de la Titanide ; enfin, elle tourna la tête et s’adressa à Chris.
« Tu es tombé en bonne compagnie : Valiha est une Solo éolien. Je crois bien que c’est la seule à qui j’aie accordé ce mélange spécial de Madrigal et de Samba. D’ici deux ou trois cents kilorevs ses descendantes pourraient former leur propre accord. Mais ce qu’elle propose aujourd’hui est assez bien vu : c’est un remaniement plutôt qu’une combinaison osée comme ce Duo locrilydien qu’elle proposait au dernier Carnaval. Mais elle n’a que… oh, mettons cinq années terrestres, et ces jeunes veulent tout faire eux-mêmes, pas vrai, Valiha ? »
Un soupçon de rose colorait les joues de la Titanide lorsque la Sorcière se remit debout. Elle détourna les yeux et rougit encore plus lorsque Cirocco rit en lui tapant sur la cuisse.
« Je m’attendais à te voir jouer un Solo éolien cette fois-ci », railla-t-elle. Elle reluqua Chris, que cet échange avait mis mal à l’aise : tout cela ressemblait trop à du maquignonnage à son goût. Il s’attendait à la voir retrousser les lèvres de la Titanide pour lui inspecter les dents.
« “Se jouer un Solo éolien” est un euphémisme titanide pour exprimer l’autosatisfaction[8], expliqua Cirocco. Une femelle titanide peut effectivement se cloner elle-même et jouer le rôle des quatre parents de son rejeton grâce à l’auto-insémination frontale et postérieure. Mais je ne les laisse pas faire trop souvent. » Elle mit les mains sur les hanches, puis se redressa de nouveau pour effleurer du dos de la main la poitrine de la Titanide. « Est-ce que ces seins sont prêts pour cette grande responsabilité, mon enfant ?
— Ils le sont, capitaine.
— Tu as su bien choisir les avant-parents, Valiha. Ton arrière-mère serait fière de toi. » Elle se tourna pour saisir l’œuf sur son piédestal de verre. Le silence se fit lorsque la Sorcière tint la sphère en pleine lumière puis la porta à ses lèvres. Elle la baisa, ouvrit la bouche et délicatement l’y introduisit. Lorsqu’elle la ressortit, elle changeait déjà de couleur pour devenir en quelques secondes aussi transparente que du verre. Maintenant, seule Valiha bougeait et ce fut pour écarter les jambes, lever la queue et pencher le torse en avant. Sa chevelure rose retomba sur son visage et elle attendit. Chris eut un brusque éclair de mémoire : la vision de ces deux Titanides qu’il avait vues pratiquer un coït antérieur – ce qu’elles faisaient souvent, et avec le plus grand plaisir lors du Carnaval. Ici, c’était la posture de la femelle prête à se faire monter par la Titanide jouant le rôle du mâle. La Sorcière contourna Valiha qui frémissait d’anticipation.
Chris détourna la tête en grimaçant. Son bras avait pénétré au-delà du coude. Lorsqu’il ressortit, l’œuf n’était plus dans sa main.
« Barbouillé ? » La Sorcière avait une serviette avec laquelle elle s’essuya le bras, avant de la restituer à l’un de ses assistants. « Les éleveurs font ce genre de chose à longueur de journée.
— Oui, mais là, ce sont… ben, ce sont des gens. Je trouve simplement cela indécent. Peut-être que je ne devrais pas dire ça. »
Cirocco eut un haussement d’épaules. « Tu peux dire ce que tu veux. C’est ce qu’elles connaissent. Elles jugent nos coutumes matrimoniales particulièrement ennuyeuses et il se pourrait bien qu’elles n’aient pas tort. » Puis son regard se fit perçant. « Dis donc, Valiha et toi, vous jouez aux billes ensemble ?
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire. » Et ce disant, il avait la désagréable impression de le savoir quand même.
« Tant pis. En tout cas, elle semble être une amie.
— Elle semble l’être. Je ne me rappelle pas vraiment. » Il regarda par-dessus son épaule et put entrevoir les trois Titanides qui escaladaient la lèvre du cratère au pas de course pour aller consommer leur union.
« Ça doit être dur. Je comprends pourquoi tu es venu ici. Bon, tu devrais quand même assister à la célébration. Si elle avait été moins excitée elle t’aurait portée. » Elle chanta à l’adresse de l’une des Titanides qui tendit la main d’une manière familière.
« Je te présente Harpe de l’Accord de Cantate. Il ne parle pas l’anglais mais il va te conduire à la fête et t’en ramènera dans quelques revs. À jeun, je l’espère. On se retrouvera dans ma tente à ce moment. Nous avons à discuter de certaines choses. »