25. Inglesina

« Qu’est-ce que t’en penses, Rocky ? »

Cirocco s’était laissée sombrer dans le rythme abrutissant de cette escalade interminable. Elle leva les yeux, surprise :

« À propos de Crios ? Laisse tomber. Il y aurait peut-être moyen de l’inclure dans une coalition ad hoc. Tu vois ? Plus tard. Mais pour l’instant, n’y pense plus.

— Tu ne crois pas que c’était un signe encourageant ? persistait Gaby. Le fait d’évoquer une éventuelle plainte contre toi auprès de Gaïa ? T’en fais quoi ?

— Pas grand-chose, renifla Cirocco.

— Tu ne crois pas que tu pourrais attiser cette étincelle ?

— Ne sois pas si pressée, Gaby. Je ne vois pas comment la glace pourrait être plus mince, mais à voir la chaleur avec laquelle tu t’emportes…

— Je suis désolée. Mais tu connais mes sentiments à ce sujet.

— Que oui. Mais j’apprécierais que tu fasses preuve d’un peu moins d’empressement vis-à-vis de ces deux enfants. Au sujet de ce qu’il leur faudrait savoir. Moins ils en sauront, mieux ça vaudra pour eux si jamais les choses tournent mal. Ce n’est pas un service que tu leur rends à parler de Crios et de son éventuelle infidélité : que cela tombe dans de mauvaises oreilles, que l’un d’eux fasse innocemment une remarque déplacée et cela pourrait faire naître certaines idées dont je préférerais qu’on se passe. Je regrette de les avoir fait descendre ici.

— Tu as raison, je suppose. Je ferai plus attention. »

Cirocco sourit et toucha l’épaule de Gaby.

« Continue simplement de faire ce tu fais depuis le début : le guide touristique. Indique-leur les merveilles, raconte-leur des histoires drôles, distrais-les et rappelle-toi qu’ils sont venus pour apprendre à se tirer d’affaire et non pour se plonger dans les nôtres.

— Crois-tu que tu pourrais être capable de leur en dire un peu plus ? Il y a des tas de choses que tu pourrais leur enseigner. »

Cirocco semblait pensive. « Je pourrais leur raconter une ou deux choses sur la boisson.

— Ne sois pas aussi dure avec toi-même.

— Je ne sais plus, Gaby. Je croyais aller mieux. Mais voilà qu’on arrive à Inglesina. »

Gaby fit une grimace. Elle prit la main de Cirocco et l’étreignit.


* * *

Juste après l’alignement de câbles verticaux, l’Ophion décrivait une série de larges méandres. Le terrain était plat et sa pente si faible que le fleuve se traînait.

Robin en profita pour améliorer sa pratique de l’aviron. Elle ramait toute la journée, avec Hautbois pour l’éclairer sur les points les plus délicats de la navigation. Elle imposait à Robin des exercices de manœuvre, lui faisant décrire avec le bateau des cercles ou des huit de plus en plus serrés et dans le temps le plus bref possible. Ensuite, elles devaient toutes les deux en donner un bon coup pour rattraper les autres. Ses épaules s’étaient musclées et les ampoules de ses paumes s’étaient transformées en cals. À la fin de la journée, elle était épuisée mais se sentait un peu mieux chaque matin.

Ils n’étaient pas pressés. Des groupes de Titanides se montraient sur les rives en appelant la Sorcière de leurs chants. Gaby ou Cirocco leur criait un seul mot et elles repartaient au galop, très excitées. Le mot était Inglesina. Robin apprit que c’était le nom d’une grande île au milieu de l’Ophion. À l’instar de Grandioso, c’était le titre de l’une des marches préférées des Titanides en même temps que le site du Carnaval Pourpre crionte.

Le Carnaval devait se tenir cent vingt revs après le moment de leur première rencontre avec les Criontes. Il en était ainsi pour permettre aux Titanides locales d’avoir le temps de se rassembler. L’expédition campait tôt et se levait tard. Robin commençait à s’accoutumer au sac de couchage, à moins prêter attention aux mille bruits de Gaïa. Elle en vint même à apprécier le murmure de la rivière lorsqu’elle se détendait en attendant que vienne le sommeil. Ça n’était pas si différent que cela du ronronnement de la climatisation qu’elle avait entendu toute sa vie.

Il n’y eut pas de nouveaux incidents avec la nourriture, pas plus qu’ils ne reçurent de visites de créatures inconnues. Mais à l’un des camps, alors que Robin s’ennuyait ferme, elle emmena Chris à une chasse à la bécassine. Elle estimait, à juste titre, qu’il ne mettrait pas en doute son assertion que les Titanides désiraient un couple de bécasses pour le dîner, ni qu’il estimerait pour le moins bizarre la méthode agréée pour leur capture. Après tout, qu’est-ce qui n’était pas bizarre en Gaïa ?

Elle le conduisit donc à bonne distance du camp, lui montra comment tenir le sac et le prévint de le nouer serré une fois que les petits animaux se seraient rués à l’intérieur ; cela fait, elle gagna une colline basse pour les débusquer et les jeter dans les bras du garçon. Puis elle retourna l’attendre au camp.

Elle se sentait un peu coupable. Il s’était montré si crédule qu’une bonne partie de son plaisir en avait été gâchée. Elle se demandait, et ce n’était pas la première fois, s’il était éthique de faire des niches à ses camarades durant ce que tout le monde persistait à considérer comme un voyage dangereux. Le problème était que jusqu’à présent, il n’avait guère semblé dangereux ; et puis – autant ne pas se le cacher – elle était incapable de résister.

Il resta parti près de deux heures. Elle s’apprêtait à le ramener lorsqu’il revint de lui-même, l’air éperdu. Tout le monde était rassemblé autour du feu : on finissait encore un repas plantureux. Gaby et Cirocco levèrent un regard surpris lorsqu’il s’assit et se pencha vers le plat.

« Je croyais que tu étais dans ta tente, dit Cirocco.

— Moi aussi, dit Gaby avant de considérer Robin d’un air pensif. Mais maintenant que j’y repense, ce n’est pas exactement ce que Robin m’a raconté : elle s’est contentée de me le faire croire.

— Je suis désolée », dit Robin à l’adresse de Chris.

Il haussa les épaules puis parvint à sourire.

« Sûr que tu m’as eu. Je me suis brusquement rappelé une chose que tu m’avais racontée ; à propos du goût des sorcières pour la galéjade. »

Elle était heureuse de voir qu’il n’était pas amer. Il était chagriné, c’était inévitable, mais apparemment, les humains terrestres se sentaient, à l’instar des sorcières, obligés de faire bonne figure devant une amicale plaisanterie. C’était du moins le cas pour Chris.

On reconstitua l’histoire graduellement : Robin ne pouvait honorablement s’en vanter et Chris n’était pas pressé d’admettre sa crédulité. Tandis qu’elle s’expliquait, Hautbois jeta un coup d’œil à Robin en lui faisant un signe d’avertissement : elle n’avait cessé d’observer Cirocco avec attention. À son brusque signal, Robin bondit au-dessus du rocher sur lequel elle était assise et détala en courant.

« Un poulet géant ! rugit Cirocco. Un poulet géant ? Je vais t’en servir, moi, du poulet géant. Tu ne pourras plus t’asseoir d’un mois ! »

Cirocco avait les foulées les plus longues, Robin les mouvements les plus vifs. On ne sut jamais si la Sorcière aurait pu la rattraper, toutefois, car tout le monde se joignit à la chasse et bientôt on acculait une Robin qui riait de manière hystérique. Elle se débattit avec énergie mais il ne fut pas difficile de la jeter dans le fleuve.


* * *

Le lendemain, ils recueillirent un auto-stoppeur. C’était le premier humain qu’ils voyaient depuis leur départ d’Hypérion. Un petit homme nu à la barbe noire et fournie. Il les héla depuis la berge puis nagea jusqu’au canoë de Cirocco lorsqu’elle lui eut accordé la permission d’embarquer. Chris fit approcher son bateau pour le voir de plus près. À voir sa peau flasque, pâle et ridée, il devait avoir la soixantaine. Il s’exprimait dans un anglais argotique et haché, avec un accent chantonnant de titanide. Il les invita à manger dans la colonie où il vivait et Cirocco accepta l’offre pour le groupe.

L’endroit s’appelait Brazelton ; il consistait en plusieurs dômes au milieu d’une zone de champs cultivés. Tandis qu’ils abordaient, Chris put observer un homme nu derrière une charrue tirée par un attelage de Titanides.

Il y avait une vingtaine de Brazeltoniens. C’étaient des nudistes par religion. Tout le monde portait la barbe, les hommes comme les femmes. Sur Terre, la pilosité faciale pour les femmes avait été plus d’une fois à la mode au XXIe siècle. C’était rare aujourd’hui mais la vision d’une femme à barbe rappelait à Chris sa propre enfance, du temps où sa mère avait elle-même porté un petit bouc. Il ne détestait pas.

Gaby ne connaissait pas grand-chose sur cette colonie mais lui dit que le groupe pratiquait l’inceste. L’homme qu’ils avaient recueilli s’appelait Papy et ce n’était pas un surnom : D’autres avaient des noms du genre de Mère 2 ou Fils 3. Il y avait une arrière-mamie mais aucun mâle de sa génération. À mesure que naissaient les enfants, chacun empruntait un nom différent.

Robin jugeait la coutume des plus bizarres et Chris l’entendit le dire à Gaby.

« Je suis bien d’accord, répondit celle-ci, mais ils ne sont pas plus lunatiques qu’un tas d’autres petits groupes d’exilés essaimés dans tout Gaïa. Et tu ferais bien de te rappeler que ton propre Covent a dû paraître passablement bizarre à son origine. Et, bon sang, même aujourd’hui, si on s’avisait de demander l’opinion d’un Terrien. Tes mères étaient parties pour le triangle des Bermudes ; aujourd’hui, c’est ici que viennent les marginaux, s’ils sont assez peu nombreux pour obtenir l’agrément de Gaïa. »

Les coutumes de ce groupe n’étaient pas leur trait le plus étrange : Il y avait parmi eux quelques individus bizarres. C’est ainsi que Chris eut l’occasion de voir ses premiers hybrides humain-Titanide. Une femme, par ailleurs sans trait remarquable, avait les longues oreilles d’une Titanide et une queue glabre qui lui descendait jusqu’aux genoux. Il y avait deux Titanides munies de jambes et de pieds humains. Quand il les vit, Chris avait eu suffisamment le temps de s’accoutumer aux jambes titanides pour trouver que c’étaient les hybrides qui étaient difformes.

Il s’en ouvrit à Cirocco mais ses connaissances en génétique étaient insuffisantes pour lui permettre de comprendre ce qu’elle lui expliqua. Il la soupçonna de ne pas en savoir peut-être autant qu’elle le laissait entendre. Le fait est que Gaïa n’avait autorisé aucune recherche humaine sur les gènes titanides ni laissé aucun hybride quitter la roue. Comment deux animaux aussi dissemblables pouvaient se croiser avec succès demeurait un mystère.


* * *

Inglesina était une île basse de huit kilomètres sur trois, située dans les marches orientales de Crios, près de Phébé, la Mer du Crépuscule. Près de son centre se trouvait un cercle parfait d’arbres soigneusement entretenus, d’un diamètre de deux kilomètres. La zone extérieure au cercle était entièrement recouverte par les tentes des célébrants.

On gagnait l’île par six larges ponts de bois, présentement décorés de rubans et de bannières. Au nord et au sud, des appontements permettaient aux larges barges titanides d’accoster. À proximité se trouvaient des plages où pouvaient atterrir les navires de taille plus modeste. Le fleuve en était recouvert : les Titanides criontes passaient plus de temps sur l’eau que leurs cousines d’Hypérion. Il en arrivait largement autant par la voie des eaux que par les routes terrestres.

Ils resteraient là les deux hectorevs traditionnels – neuf jours terrestres. Valiha planta pour Chris une tente derrière la toile blanche et légère réservée à la Sorcière ; les tentes de Robin et de Gaby furent montées à côté de la sienne. Il sortit faire un tour des festivités.

Les Criontes étaient sûrement aussi hospitalières que l’avaient été les Hypérionites mais Chris avait du mal à y prendre plaisir. Il craignait toujours de tomber sur Siilihi. Il avait l’obsédante impression que le récit de sa tentative de viol avait circulé partout, que tout le monde le connaissait et que chacun avait pris ses dispositions dans l’éventualité d’une récidive de sa part. Personne ne parlait ou ne se comportait de manière à justifier ses craintes, nul n’était moins que complètement amical. C’était à n’en pas douter sa peur qui parlait, et celle de nul autre ; mais le savoir ne l’aidait guère. Il restait sur la réserve et n’y pouvait rien.

Robin continuait de passer de nombreuses nuits avec lui, bien qu’on eût maintenant remplacé sa tente perdue. Il n’était pas sûr de comprendre pourquoi elle agissait ainsi. Il appréciait sa compagnie mais c’était parfois délicat. Elle prenait soin de ne pas se dévêtir devant lui depuis sa découverte sur la plage de Nox. Cela l’ennuyait car ses efforts pour rester pudique lorsqu’ils partageaient une tente soulignaient son indisponibilité. Plus d’une fois il songea à lui demander de partir. Puis il se dit qu’elle voulait ainsi lui prouver qu’elle n’avait pas peur et que donc elle le considérait comme un ami. C’était un geste qu’il n’avait aucune envie de décourager tant et si bien qu’il passait la nuit à se tourner et à se retourner tandis qu’elle dormait comme un ange.

La cinquième nuit, ce fut pis que jamais : impossible de dormir, malgré tous ses efforts. Les mains croisées derrière la tête, il contemplait la pâle lumière qui filtrait par le toit de la tente tout en broyant des idées noires. Demain, il la foutrait dehors, d’une manière ou de l’autre. Il y avait des limites.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Il la regarda, surpris de découvrir qu’elle ne dormait pas.

« Peux pas dormir.

— Qu’est-ce qu’il y a ? »

Il leva les bras, chercha ses mots puis se dit : « Au diable la pudibonderie. »

« J’ai la trique. On reste trop longtemps sans faire l’amour, on est entouré à longueur de journée par des femmes séduisantes… ça s’accumule, voilà tout.

— J’ai le même genre de problème », dit-elle.

Il ouvrit la bouche pour suggérer une solution, se ravisa et referma la bouche. « Quel gâchis, songea-t-il. Tu me grattes le dos…»

« C’est toi qui m’avais dit qu’on était très semblables, dit-elle. Je pensais que c’était cela qui te troublait. » Comme il se contentait de grommeler, elle ouvrit son sac de couchage et s’assit. Elle se pencha pour lui poser un doigt sur les lèvres. « Tu veux bien me montrer ? »

Il la considéra, n’osant y croire, mais empli d’un désir comme il n’en avait pas connu depuis l’adolescence.

« Pourquoi ? Tu me trouves attirant ou est-ce par simple curiosité ?

— Je suis curieuse, admit-elle. Pour le reste, je ne suis pas encore sûre. Il y a quelque chose. D’après Cirocco, ce qu’on m’a dit c’est qu’il n’y a pas grande différence entre violer et faire l’amour. Elle m’a dit qu’une femme peut en tirer du plaisir. J’ai des doutes. » Elle haussa un sourcil. Quelques semaines plus tôt, Chris aurait été incapable de discerner sa mimique derrière ce tatouage facial élaboré mais à présent il se sentait un peu plus sur la même longueur d’onde. Il rejeta son duvet et la prit dans ses bras.

Elle parut surprise qu’il ne la pénètre pas tout de go pour la besogner. Lorsqu’elle comprit qu’ils pouvaient faire l’amour de la même manière que deux femmes, elle ne montra plus aucune hésitation. En fait, elle fit même des choses pour lesquelles Trini aurait exigé un supplément. Il n’y avait en elle aucune timidité. Elle lui disait ce qu’elle voulait quand elle le voulait et parlait comme si elle supposait qu’il n’avait jamais fait ça auparavant. En un sens, elle n’avait pas tort. Bien qu’il eût connu son content de femmes, il n’en avait jamais rencontré une qui fût aussi certaine de ses désirs ni aussi assurée dans leur expression.

Elle apprenait rapidement. Au début, ce n’était que questions et remarques, elle voulait savoir ce qu’il ressentait lorsqu’elle faisait ceci ou cela et marquait sa surprise devant le goût et la consistance des choses. Aucune de ces surprises ne semblait désagréable et lorsque vint pour lui le moment de passer à l’action, elle manifestait un enthousiasme évident pour le projet.

Son scepticisme revint lorsqu’il la pénétra. Elle admettait que ce n’était pas douloureux, c’était même une sensation plaisante mais elle fit remarquer d’un ton sans réplique que l’arrangement lui semblait peu naturel puisqu’il ne parvenait pas à satisfaire ses besoins. Il essaya de lui garantir que tout se passerait bien et puis se rendit compte avec désarroi que cela n’allait pas du tout être le cas car il était déjà près de conclure et il était trop tard pour s’arrêter.

Il eut le temps d’espérer que Robin voudrait bien attendre qu’il fût paré pour une deuxième séance avant de se sentir saisi par l’épaule et tiré vers l’arrière sans ménagement.

« Arrête ça ! Retire-toi donc, espèce d’idiot ! » C’était Cirocco. Chris n’eut pas le temps de comprendre grand-chose d’autre après cela car trop de choses se produisaient à la fois : il roula sur le sol, tassé sur lui-même, incapable de s’arrêter et terriblement embarrassé. Puis ce fut terminé et la colère se mit à bouillir en lui. Il se détendit et décocha à Cirocco un coup de poing en plein menton. Un instant, elle parut aussi surprise que lui. Mais son triomphe ne dura qu’une seconde. Alors que Cirocco s’effondrait comme une marionnette dont on a coupé les fils, il sentit la douleur monter dans sa main tandis que Gaby, jaillie de nulle part, lui coupait la respiration d’un placage à la volée. L’instant d’après, il se retrouva cloué au sol ; agenouillée sur sa poitrine, elle s’apprêtait à lui labourer le visage de ses doigts.

Mais au lieu de cela, elle hésita et la flamme quitta ses yeux. Elle donna un coup de poing sur le sol, se dégagea et le gratifia d’une tape sur la joue.

« Ne frappe jamais les os à mains nues, lui conseilla-t-elle. Il y a les pierres et les bâtons pour cela. »

Elle l’aida à se relever et il découvrit à ses pieds Robin, toujours sur le dos, l’air ahuri. Cornemuse s’était glissé dans la tente et s’occupait de Cirocco qui faisait jouer sa mâchoire avec précaution.

Il était toujours en colère mais c’était sa confusion totale qui dominait. Il ne parvenait pas à imaginer les raisons de son acte.

« Tu n’avais aucun droit de faire ça, cria-t-il. Bon sang, je n’arrive même pas à comprendre pourquoi tu aurais fait ça, à moins que tu n’aies perdu ton pouvoir…

— Il est possible que tu aies raison », dit Cirocco en faisant signe à Cornemuse de s’éloigner. Elle s’assit.

« Il y a une petite chance que j’aie fait quelque chose de terrible. Si c’est le cas, je me laisserai battre comme plâtre par vous deux sans broncher. Mais écoutez-moi d’abord. Robin, quel genre de méthode anticonceptionnelle utilises-tu ?

— J’ignore de quoi tu veux parler.

— Bon. Et toi, Chris ? »

Chris sentit nettement un frisson le parcourir mais il l’ignora. Elle ne pouvait pas ne pas se tromper.

« Je prends des pilules mais ça ne…

— Je me souviens que tu m’en as parlé. À quand remonte le…

— … Mais elle ne peut pas avoir d’enfants ! C’est elle qui me l’a dit et si tu avais…

— Silence. Écoute-moi jusqu’au bout. » Cirocco leva la main et attendit d’être certaine que tout le monde l’écoutait.

« J’ai l’impression que tu l’as mal comprise. Elle t’a dit qu’elle ne “pouvait pas” et tu as cru que cela signifiait qu’elle était dans l’incapacité d’en avoir. Ce qu’elle voulait dire en fait, c’est qu’elle ne voulait pas être inséminée parce que ses enfants auraient le même mal qu’elle. À quoi bon se faire stériliser lorsque l’acte de conception est aussi compliqué ? » Elle regarda Robin qui hochait la tête avec exaspération.

« Mais on faisait simplement l’amour », dit-elle.

Cirocco s’approcha d’elle, la saisit par les épaules et la secoua. « Et comment crois-tu donc que se font les bébés, bordel ? Partout en dehors du Covent, c’est toujours pareil depuis…

— Mais moi, je lui fais confiance, tu ne peux pas voir ça ? rétorqua Robin. On faisait juste l’amour, pas un bébé. Il n’aurait pas…» Elle s’arrêta et, pour la première fois, regarda Chris avec incertitude. Il dut détourner les yeux.

À mesure que Cirocco lui expliquait la situation réelle, les couleurs quittaient lentement le visage de Robin. Chris ne l’avait jamais vue paraître effrayée mais à l’évidence, elle était prise d’une terreur rétrospective et elle avait des raisons pour cela. Tout ce bizarre malentendu provenait de l’incapacité pour Robin de comprendre que l’orgasme masculin impliquait l’éjaculation, qu’on ne pouvait contrôler, et pour Chris, du fait qu’il la croyait stérilisée. Elle ne l’était pas et lui était fécond, comme l’avait prouvé l’œuf produit avec Valiha. Le fait est qu’il avait perdu ses pilules lors de sa crise durant la quarantaine et qu’il n’avait pas eu la possibilité de les remplacer.

Il était pris dans un tourbillon d’émotions contradictoires et cherchait ce qu’il aurait bien pu faire pour éviter cette quasi-catastrophe. Franchement, il ne voyait pas : comment aurait-il pu s’imaginer que Robin en sût si peu sur la reproduction humaine ? Et même s’il l’avait su, il ne faisait pour lui aucun doute qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant et non qu’elle ne voulait pas en avoir. Robin, pour sa part, s’était fondée sur ce qu’il lui avait dit, à savoir qu’il était très semblable à elle et qu’hommes et femmes pouvaient faire l’amour de la même manière que les femmes entre elles. Les risques de grossesse n’entraient jamais en ligne de compte lorsqu’elle faisait l’amour.

Robin était presque au bord des larmes. Assise la tête dans les mains, elle tremblait en répétant : « Je ne savais pas, je ne savais pas, je ne savais vraiment pas. »

Chris ignorait quelles seraient les conséquences à long terme entre Robin et lui mais une chose restait claire :

« Je te dois des excuses », dit-il à Cirocco.

Elle rigola. « Oh ! non. J’aurais fait pareil. Ce n’est pas le genre de situation où l’on a le temps d’attendre des explications. » Elle se massa la mâchoire.

« En fait, c’est tant pis pour moi si je ne me suis pas écartée assez vite. Je crois que je suis plus lente.

— Ou c’est moi qui suis plus vif.

— C’est une possibilité. »

Il régnait comme un malaise entre eux lorsque tout le monde se fut retiré. Chris avait l’impression d’avoir été frappé par la foudre. On a beau savoir qu’elle tombe rarement, la possibilité demeure. Robin semblait éprouver plus ou moins la même chose. Il voyait bien qu’elle repensait à leur précédente conversation et peut-être l’envisageait sous un jour nouveau. Elle prétendit ne pas lui en vouloir plus qu’elle ne s’en voulait elle-même, convint qu’il ne s’était agi que d’un simple malentendu, heureusement arrêté à temps. Elle lui dit ne pas avoir plus peur de lui maintenant qu’avant.

Mais elle réintégra quand même sa tente cette nuit-là.

Cirocco revint en titubant après le dernier jour du Carnaval, chantant à tue-tête. Gaby la mit au lit et le lendemain la fourra dans un canoë et une nouvelle fois la cacha sous une couverture. On laissa aller et bientôt la joyeuse île d’Inglesina diminuait derrière eux. L’Ophion était à nouveau calme et tranquille tandis que l’expédition, passablement déprimée, ramait en cadence vers la Mer du Crépuscule.

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