« À ton avis, quelle est l’intelligence de ces bestioles ? » demanda Chris en regardant le bombourdon solitaire virer sur la gauche pour effectuer un nouveau passage en altitude.
Gaby le regarda elle aussi et fit la grimace.
« Cela ne paie jamais de sous-estimer l’intelligence des créatures rencontrées à Gaïa. Une bonne règle empirique est d’estimer qu’elles sont au moins aussi intelligentes que nous et deux fois plus tordues.
— Alors, qu’est-ce qu’il fiche là-haut ? »
Gaby donna une tape sur le canon de l’arme qu’elle avait empruntée. « Peut-être qu’il est au courant de celui que Robin a descendu. » Elle regarda encore une fois vers le ciel puis hocha la tête. « Mais je ne crois pas que ce soit l’unique raison. Je n’aime pas ça. Je n’aime pas ça du tout. »
Elle jeta un œil vers Cirocco.
« Eh bien, tu m’as convaincue. Je n’aime pas ça non plus. »
Chris regarda de l’une à l’autre mais elles n’avaient plus rien à ajouter.
Au-dessus, le bombourdon poursuivait son manège. Il semblait attendre quelque chose mais quoi ? Périodiquement, les flèches des esprits-de-sable pleuvaient par paquets de trois ou quatre douzaines. Lancées presque verticalement, elles avaient perdu leur célérité meurtrière en arrivant au sol. L’une d’entre elles avait touché Cornemuse au postérieur droit. Elle avait pénétré de cinq ou six centimètres dans le muscle : c’était douloureux mais on avait pu la retirer facilement, la pointe n’étant pas barbelée. Ce tir de barrage semblait destiné à les maintenir cloués au sol plus que toute autre chose. Chris avait lu quelque part que lors d’une guerre, des millions de charges avaient été utilisées dans ce seul but.
Mais si les esprits voulaient les immobiliser, c’est qu’ils avaient une bonne raison. Ils leur réservaient une surprise ou bien des renforts étaient en route. Dans l’un et l’autre cas, Chris estimait que la riposte logique était de tenter une percée jusqu’au câble. Ils l’auraient fait sans doute, n’eût été la présence du bombourdon.
« Penses-tu que les esprits et le bombourdon agissent de concert ? » demanda-t-il.
Gaby le regarda sans répondre immédiatement.
« Pour moi, c’est plus que douteux, finit-elle par dire. Autant que je sache, les esprits n’ont jamais collaboré avec personne, sinon d’autres esprits, et encore pas très bien. » Mais lorsqu’elle regarda de nouveau le ciel, elle paraissait pensive. Elle caressa la crosse du pistolet de Robin et s’entraîna à viser la cible lointaine, la suivant au collimateur en murmurant d’une voix enjôleuse.
« Les flèches ont cessé », dit Valiha.
Chris s’en était rendu compte depuis plusieurs minutes mais s’était abstenu de formuler son observation, dans la crainte, irraisonnée, de susciter l’apparition d’une nouvelle volée de projectiles. Mais c’était vrai ; dans la demi-heure qui avait suivi le creusement de leur terrier communautaire, les flèches s’étaient succédé à une ou deux minutes d’intervalle alors que maintenant il n’y en avait plus.
« Je suis peut-être pessimiste, dit Gaby, mais je n’aime pas ça non plus.
— Ils peuvent être partis, hasarda Cornemuse.
— Et moi je peux être considérée comme une demi-Titanide. »
Chris n’y tint plus. Il n’était plus question de se dire que Gaby et Cirocco étaient bien plus âgées, sages et avisées en ce domaine que lui.
« Je crois qu’on devrait foncer au câble. Cornemuse est déjà blessée. Si nous attendons qu’ils se remettent à tirer, ça risque d’être bien pis. » Il attendit mais bien que tout le monde eût les yeux fixés sur lui, personne ne dit mot. Il plongea en avant : « Ce n’est qu’une impression, mais je crains que le bombourdon n’attende quelque chose. Peut-être des renforts. »
Il aurait pu croire que la Sorcière le reprendrait au moins sur ce point : il n’avait rien pour fonder son assertion, hormis le fait que les bombourdons avaient une fois agi en groupe, lors de l’attaque qui avait été fatale à Psaltérion.
À sa surprise, il vit Cirocco et Gaby se regarder mutuellement, apparemment troublées l’une comme l’autre. Il se rendit compte qu’au-delà d’une certaine quantité de connaissances de base, il était impossible à quiconque, même à la Sorcière, de deviner les intentions de Gaïa. Tant de choses étaient possibles et même celles qu’on croyait connaître pouvaient changer du jour au lendemain lorsque Gaïa inventait de nouvelles créatures ou bien modifiait le comportement des anciennes.
« C’est un type particulièrement veinard qui te dit ça, Rocky, dit Gaby.
— Je sais, je sais. Je ne néglige pas ses sentiments à ce sujet. Je n’ai moi-même pas grand-chose sur quoi me fonder. Mais il se pourrait justement que le salaud qui est là-haut n’attende que ça. Nous pourrons aller aussi vite qu’il est possible, il aura toujours le temps de nous lancer au moins une attaque et le terrain là-dessus est plat comme une crêpe.
— Je ne pense pas être ralenti, dit Cornemuse.
— Je peux me charger de Robin, avisa Hautbois.
— Bordel, c’est vous les Titanides qui avez le plus à perdre dans cette affaire, gueula Cirocco. Je pense que je pourrais m’enterrer dans ce sable en quelques secondes mais vous, même en vous aplatissant, vous avez encore le cul qui dépasse d’un mètre cinquante.
— Je préférerais quand même détaler d’ici, rétorqua Cornemuse. Je n’ai aucune envie de rester allongée pour me voir transformée en pelote d’épingles. »
Chris commençait à se dire qu’on ne parviendrait à aucune décision. Confrontée à deux choix déraisonnables, Cirocco avait soudain perdu l’assurance acquise durant le voyage. Il n’avait franchement pas l’impression que le commandement fût son point fort, sinon pour entretenir le moral des troupes. Gaby, quant à elle, avait besoin de temps pour s’habituer à jouer un rôle qui lui répugnait fondamentalement. Robin était paralysée et les Titanides n’avaient jamais fait mine de vouloir disputer le pouvoir soit à Gaby, soit à Cirocco.
Quant à Chris, il n’avait jamais été dans son enfance le capitaine des équipes de jeux ni celui qui décidait où aller et que faire, avec ses copains. Et dans son âge adulte troublé, personne ne lui avait jamais demandé de diriger quoi que ce soit. Mais un pressant besoin de prendre les rênes montait en lui. Il se prit à songer que si la situation n’était pas débloquée très rapidement, ce pourrait bien finalement être son heure.
Et puis soudain, en un instant, tout fut bouleversé : il y eut une explosion assourdissante, comme si la foudre était tombée à moins de dix mètres, suivie du vrombissement caverneux d’un bombourdon qui s’éloignait.
Tout le monde s’était aplati par réflexe. Lorsque Chris osa regarder en l’air, il en vit trois autres approcher en silence, rasant le sommet des dunes, dans le miroitement irréel provoqué par l’air brûlant. Il écrasa la joue contre le sable mais garda l’œil sur eux tandis qu’ils s’épanouissaient, d’abord simples points coupés d’un trait puis gueules voraces et ailes immenses. La légère incidence de celles-ci les faisait ressembler, de face, à des chauves-souris figées.
Ils passèrent au-dessus d’eux à cinquante mètres d’altitude. Chris vit un objet tomber de l’un d’eux : c’était un cylindre qui se vrilla dans l’air avant d’atterrir derrière une dune sur sa gauche. Quand apparut la gerbe de flammes, Chris en sentit la chaleur sur sa peau.
« Nous sommes bombardés ! » hurla Cirocco. Elle s’était à demi dressée. Gaby essaya de la tirer vers le bas mais elle indiquait une troisième escadrille de bombourdons en provenance du nord-est. Ils étaient bien trop hauts pour venir les éperonner et effectivement, alors qu’ils allaient passer au-dessus d’eux ils firent une légère ressource, révélant leur ventre d’ébène aux pattes d’atterrissage repliées. Une nouvelle volée d’œufs meurtriers fut lâchée. Cornemuse aida Gaby à coucher Cirocco à l’instant même où les bombes explosaient, recouvrant d’une gerbe de sable leurs corps étendus.
« Tu avais raison ! » cria Gaby par-dessus son épaule tout en sautant sur ses pieds. Chris n’en tira guère de réconfort. Il se redressa, se tourna en quête de Valiha et se retrouva soulevé du sol avant d’avoir compris ce qu’il se passait.
« Vers le câble ! » lança Valiha. Chris faillit laisser échapper son pistolet à eau lorsqu’elle se rua en avant. Un coup d’œil par-dessus l’épaule lui révéla qu’une rivière de flammes dévalait la dune derrière eux tandis que du brasier jaillissaient tous les hôtes de l’enfer.
Il y en avait des centaines et la plupart étaient en flammes. Les esprits-de-sable n’étaient que des amas informes de tentacules, un enchevêtrement qui ne ressemblait à rien de ce que Chris connaissait. Ils étaient de la taille de gros chiens. Ils progressaient de biais, comme des crabes, et presque aussi vite, par à-coups, sans élan. Ils étaient translucides, tout comme les flammes, si bien qu’en brûlant ils se transformaient en tourbillons de lumière sans aucune ombre. Les oreilles de Chris étaient torturées par un crissement presque supersonique et des claquements métalliques analogues à ceux d’une pièce chauffée au rouge et qui refroidit.
« Un bombardement qui tombait à point ! » cria Gaby, brusquement apparue à sa droite, montée sur Hautbois. La Titanide tenait Robin nichée dans ses bras. « Difficile de croire que les bombourdons travaillent avec les esprits.
— Je ne compterais pas sur eux comme alliés, toutefois, dit Chris.
— Moi non plus. Tu as une idée sur la marche à suivre ? » Elle lui indiqua le ciel où deux groupes de trois bombourdons viraient pour accomplir un nouveau passage.
« Je dirais : courons toujours », émit Valiha avant que Chris ait pu ouvrir la bouche. « J’ai comme l’impression qu’ils n’ont pas l’habitude de lâcher des bombes. Ils avaient deux occasions lorsque nous étions sans défense et ils les ont manquées toutes les deux. »
Cornemuse et la Sorcière s’étaient mises au pas des deux autres Titanides et galopaient à présent à leur hauteur.
« O. K. ! Mais ils pourraient changer de tactique. Si jamais ils font mine de revenir à basse altitude, flanquez-vous par terre. Et si on se met à courir, n’allez pas tout droit. Et dispersez-vous légèrement. Plus ils auront de cibles, plus ça risque de les troubler. »
Les Titanides mirent ces instructions en pratique. Valiha entama une progression en zigzag vers le câble, qui différait totalement de son habituelle marche pleine d’aisance. Chris devait s’accrocher pour rester sur son dos. Lorsque les bombourdons eurent pris position pour une nouvelle attaque, elle redoubla d’efforts, projetant de grandes gerbes de sable à chacun de ses virages, galopant avec frénésie.
« Ils restent en hauteur, l’avertit Chris.
— Tant mieux. Je continue de…
— Tourne-toi vers eux ! » lui cria-t-il. Valiha obéit instantanément et Chris s’aplatit au moment où trois bombes glissaient au-dessus de sa tête, apparemment proches à les toucher. Elles tombèrent quand même à cinquante mètres d’eux. Chris vit qu’il avait eu raison. Avec l’inertie, une bombe tirée trop court pouvait encore les recouvrir de liquide enflammé. Ses oreilles sonnèrent mais la plus grande partie de l’explosion se perdit en effets incendiaires plutôt que dans l’onde de choc.
« C’est du napalm », cria Cirocco comme les itinéraires erratiques de Cornemuse et Valiha les amenaient à proximité. « Ne vous laissez pas arroser : ça colle et ça brûle. »
Chris n’en avait pas l’intention, que ça colle ou non. Il s’apprêtait à le lui dire lorsque Valiha poussa un cri et trébucha.
Il fut projeté contre son dos, qu’il heurta du menton en se mordant la langue. Il se rassit, cracha du sang et regarda par dessus l’épaule de sa monture : des tentacules vitreux s’étaient noués autour de son antérieur gauche. Ils semblaient trop diaphanes pour exercer cette force qui déchirait sa chair et l’attirait vers le sable. Et pourtant c’était le cas. Déjà ses genoux étaient enfouis.
Il ne sentait pas sa main lorsqu’il visa et projeta sur l’esprit le pinceau liquide de son arme. L’être relâcha Valiha, recula de cinquante centimètres et se mit à trembler. Chris crut qu’il était en train de mourir.
« L’eau ne lui fait aucun mal ! » s’exclama Valiha. Elle se servait de sa canne contre la créature. Deux tentacules se rompirent et se tortillèrent tout seuls avant de glisser sous le sable. « Il est en train de s’ébrouer ! »
Chris le voyait bien : blessée, la créature n’en revenait pas moins à l’attaque. C’était un nid de serpents de verre. Quelque part près du centre, en un point mal défini se trouvait un large cristal rose qui pouvait lui tenir lieu d’œil. L’ensemble évoquait plus l’une de ces chimères invertébrées des océans qu’un quelconque animal terrestre, pourtant l’esprit-de-sable avait la force et la souplesse d’un fouet.
Valiha fit une ruade et Chris ne se retint qu’en nouant les doigts à sa chevelure. Elle ne sembla même pas l’avoir remarqué. Elle s’abattit sur la créature avec les sabots antérieurs, rua encore et recommença puis sauta sur les restes qui se tortillaient, en tapant des postérieurs avec une telle force que des fragments volaient encore dans les airs lorsqu’elle repartit au galop. Chris leva les yeux et vit le ciel envahi de bombourdons. En fait, il n’y en avait pas plus de vingt ou trente mais un seul était déjà trop. Le grondement de leurs tuyères faisait trembler l’univers.
Quand il reprit ses esprits, Valiha était agenouillée devant lui, et lui secouait les épaules. Ses oreilles carillonnaient. Il remarqua que les cheveux de Valiha étaient cramés sur un côté et que son bras ainsi que le côté gauche de son visage saignaient. Sa peau jaune était presque invisible sous la croûte de sable collée par la transpiration.
« Tu ne saignes pas trop », lui dit-elle, ce qui lui fit baisser les yeux et découvrir une tache rouge sous ses vêtements déchirés. Un bout de son pantalon était en train de se consumer et vivement il l’éteignit. « Est-ce que tu peux me comprendre ? Est-ce que tu m’entends ? »
Il opina, malgré ses tremblements. Elle le releva et il battit des pieds en essayant de l’enfourcher à nouveau. Dès qu’il fut en place, elle repartit au galop.
Ils n’étaient plus qu’à cent mètres du premier brin du câble. Juste avant qu’ils arrivent, Chris perçut une subtile altération dans le claquement des sabots de Valiha. Au lieu du bruit assourdi sur le sable mou, c’était devenu un agréable clipetitclop à mesure qu’ils gagnaient la roche dure. Bientôt ils étaient assez proches pour toucher le brin massif. Valiha en fit le tour et bientôt ils contemplaient l’étendue vide du désert. Nulle trace de Cirocco et Cornemuse, Gaby, Hautbois ou Robin. Bien que leur fût perceptible le tonnerre lointain des pulso-réacteurs, le ciel était dépourvu de bombourdons.
« Par là, signala Valiha. À l’est. »
Il y avait un mouvement sur le sable. Une masse d’esprits soulevaient un nuage en encerclant un objet qui gisait, immobile.
« C’est Hautbois, dit tranquillement Valiha.
— Non, ce n’est pas possible.
— Ça l’est pourtant. Et par là, à droite de la dépouille, j’ai peur que ce ne soit notre compagne, Robin. »
La petite silhouette était apparue derrière la courbe du brin de câble. Elle était encore à trois ou quatre cents mètres d’eux. Chris la vit s’immobiliser devant le carnage. Elle s’accroupit. Porta les mains à la bouche, puis se raidit et Chris fut certain de savoir ce qu’elle allait faire.
« Robin ! Robin, non ! » cria-t-il. Il la vit s’arrêter et regarder alentour.
« Il est trop tard, lui cria Valiha. Elle ne vit plus. Rejoins-nous. » Puis, se tournant vers Chris : « Je vais la chercher. »
Il lui saisit fermement le poignet.
« Non, attends-la ici. » Cela semblait fichtrement peu héroïque mais il ne pouvait s’en empêcher. Il voyait encore les tentacules tirer Valiha vers le sable. Il regarda ses jambes et eut un hoquet.
« Cette chose…
— Ce n’est pas aussi grave que ça paraît, dit Valiha. Les entailles ne sont pas profondes. La plupart. »
La blessure était affreuse. Sa jambe gauche était recouverte de sang séché et l’une des éraflures au moins avait arraché un morceau de peau. Il détourna les yeux, désemparé, vers Robin qui courait dans leur direction. Elle titubait, ses membres battaient sans grande coordination. Chris courut quelques pas à sa rencontre et revint en vitesse en la soutenant d’un bras. Elle s’effondra sur la roche, haletante, incapable de parler mais étreignant la surface dure comme si c’était une vieille amie. Chris la retourna et lui prit la main. Le petit doigt y manquait.
« On était ici… parvint-elle enfin à articuler. Ici, sous le… câble. Puis Gaby a vu le bombourdon et… il arrivait en vol rasant. Le premier. Et elle l’a descendu ! Et quelque chose en a sauté avec un parachute… alors elle a couru après. L’eau ne les tuait pas ! Ils ont surgi juste devant nous… et… et…
— Je sais, dit Chris, apaisant. On l’a vu, nous aussi.
— … et puis Hautbois est parti chercher Gaby et… il ne m’a pas prise. Je pouvais plus bouger ! Mais j’ai bougé quand même et je me suis relevée, et je l’ai… suivie. Elle était là-bas et puis tu m’as appelée… et Gaby est toujours là-bas, quelque part. Il faut qu’on la retrouve, qu’on…
— Cirocco et Cornemuse manquent aussi à l’appel, dit Chris. Mais elles sont peut-être sous le câble. Vous avez dû aller beaucoup plus à l’ouest que nous. Cirocco pourrait très bien se trouver dans l’autre direction. Nous… Valiha… combien de temps suis-je resté évanoui ? »
La Titanide fronça les sourcils. « Nous étions également sous le câble. On s’était abrités puis on a vu Gaby courir toute seule, alors nous sommes allés à son secours et c’est à ce moment qu’on a failli se faire avoir. Moi-même j’ai dû perdre conscience quelques instants, je pense.
— Je ne me rappelle plus rien.
— Cela doit faire quatre ou cinq décirevs… trente minutes, peut-être, que le bombardement a commencé.
— Donc, Cirocco aurait eu largement le temps de s’abriter sous le câble. Nous devrions d’abord chercher du côté des brins extérieurs. » Il n’ajouta pas qu’il était persuadé que ceux qui étaient restés dehors devaient être morts.
Ils sentaient tous que le temps était compté et pourtant ne pouvaient s’arracher à leur refuge si chèrement acquis. Ils gagnèrent du temps en examinant et en pansant leurs blessures. Robin était la moins touchée et Chris n’avait besoin que de quelques bandages. Pour Valiha, le traitement fut plus long. Une fois sa jambe blessée ligaturée, elle hésitait toujours à s’appuyer dessus.
« Qu’en pensez-vous ? leur demanda Chris. Elles pourraient très bien être du côté opposé en train de scruter le désert pour nous localiser.
— On pourrait se séparer, suggéra Robin. Elles pourraient être à la lisière. En cherchant dans les deux directions…»
Chris se mordillait la lèvre. « Je ne sais pas. Dans tous les films que j’ai vus, chaque séparation annonçait une grosse catastrophe.
— Tu fondes tes tactiques sur des films ?
— Qu’est-ce que j’ai d’autre ? Tu en sais plus que moi ?
— J’ai pas l’impression, concéda Robin. On a bien fait des exercices pour parer à diverses sortes d’invasions mais je ne vois pas très bien ce qui pourrait être applicable ici.
— Ne nous séparons pas, dit fermement Valiha. Division est synonyme de vulnérabilité. »
Mais ils n’eurent pas le temps de prendre une décision. En regardant le désert, Robin vit apparaître Gaby au sommet d’une dune. Elle bondissait sans difficulté avec ces longs sauts que permettait la faible gravité et qui ne paraissaient plus étranges à Chris. Il connaissait assez bien cette démarche pour voir qu’elle était épuisée. Elle progressait légèrement penchée, comme si elle souffrait d’un point de côté.
Elle s’approchait rapidement. Alors qu’elle était encore à cinq cents mètres d’eux, elle leur fit un signe de la main en criant à tue-tête mais ils n’entendaient pas ce qu’elle disait.
Et elle non plus ne pouvait pas les entendre lorsqu’ils se mirent tous les trois à crier frénétiquement pour essayer de l’avertir du danger, pour elle invisible, car il venait par l’arrière.
Valiha partit en courant la première. Chris ne tarda pas à la suivre mais la Titanide eut tôt fait de le distancer. Elle était encore à trois cents mètres de Gaby lorsque le bombourdon leva le nez et largua sa cargaison mortelle. Chris la vit virevolter lentement dans les airs, tandis que ses pieds martelaient le sable, sans qu’il s’inquiète de savoir sur quoi il marchait. La bombe tomba juste devant Gaby et elle leva les mains au moment où le mur de flammes lui coupait le passage.
Elle en ressortit au pas de course. Elle semblait voler presque.
Elle était en feu.
Il vit ses mains battre les flammes, il l’entendit hurler. Elle ne savait plus où elle allait. Valiha essaya de l’intercepter mais la manqua. Chris n’hésita pas. Il sentit l’odeur de chair et de cheveux brûlés au moment où, d’une bourrade de l’épaule il l’envoya au sol, puis Valiha la maintint par terre tandis qu’elle se débattait en criant et que Chris, des deux mains, lui lançait du sable. Ils la firent rouler en la tenant allongée, ignorant la douleur de leurs mains qui brûlaient elles aussi.
« On va la suffoquer ! » protesta Chris lorsque Valiha écrasa Gaby sous le poids de son propre corps.
« Il faut étouffer le feu », dit la Titanide.
Lorsqu’elle cessa de se débattre, Valiha la souleva et saisit Chris en manquant lui démettre le bras. Il se lança sur son dos et elle fonça vers le câble avec Gaby dans ses bras, inconsciente, morte peut-être. Ils rattrapèrent Robin qui avait déjà fait demi-tour presque aux abords du câble d’où ils avaient assisté à la plus grande partie du drame. Chris prit sa main et la hissa derrière lui. Valiha ne ralentit pas avant qu’ils n’aient regagné le sol rocheux.
Elle s’apprêtait à déposer Gaby lorsqu’en se retournant elle vit approcher un nouveau bombourdon. C’était incroyable mais il fonçait vers le câble à pleine vitesse, selon une trajectoire qui enverrait la bombe à l’endroit précis où se tenait Valiha. Lorsqu’il opéra sa ressource pour la larguer, dans le hurlement de son réacteur à pleine poussée, afin de grimper assez vite pour survivre, Valiha s’était déjà engouffrée dans le dédale obscur des brins de câble monolithiques.
Il y eut plusieurs explosions derrière eux. Il était impossible de savoir si l’une d’elles traduisait la mort du bombourdon. Valiha ne ralentit pas. Elle s’enfonça plus avant dans la forêt de brins et ne fit une halte que lorsque l’obscurité fut devenue totale.
« Ils continuent d’arriver », dit Chris. Il ne s’était jamais senti aussi désespéré. Derrière eux, se découpaient à contre-jour sur une mince bande de ciel visible entre deux câbles les ombres de croissants convexes typiques des bombourdons vus de face. Il en compta cinq mais savait qu’il y en avait plus. L’un d’eux s’inclina à droite, puis à gauche pour se faufiler entre les brins à une allure suicide. Ils entendirent une explosion loin derrière, puis une plus rapprochée et la créature les survola dans un rugissement. Dans l’obscurité la flamme bleue de sa tuyère était à nouveau visible.
Il y eut une monstrueuse explosion droit devant et l’intérieur du câble fut soudain baigné d’une lumière orange. Les ombres des brins dansèrent au rythme des flammes invisibles et l’espace d’un éclair Chris vit le corps brisé de la créature tomber en vrille. Valiha prit le galop.
Un second bombourdon arriva derrière eux et ils entendirent un troisième s’écraser contre un brin du câble sur leur gauche. Le napalm enflammé s’écoula le long du câble pour former une mare à cent mètres d’eux, telle la cire dégouttant d’une chandelle. De nouvelles bombes explosaient devant.
Les ondes de choc commencèrent à déloger de grosses pierres et autres débris massifs des interstices décroissants séparant les brins loin au-dessus d’eux. Un roc aussi gros que Valiha vint s’écraser dans une pluie d’étincelles à vingt mètres devant eux. Valiha le contourna alors qu’ils entendaient un nouvel impact de bombe suivi rapidement par deux autres et ponctués par le rugissement plus lointain des projectiles largués.
Valiha ne s’arrêta qu’en arrivant en vue de l’édifice en pierre marquant l’accès au cerveau régional de Téthys. Elle s’immobilisa, hésitant à y pénétrer. Seuls les bombourdons avaient pu la pousser à venir aussi loin, en un lieu que son espèce évitait traditionnellement.
« Il faut qu’on entre, la pressa Chris. Tout le coin est en train de s’effondrer. L’un de ces machins va finir par nous avoir si un rocher ne nous écrabouille pas avant.
— Oui, mais…
— Valiha, fais ce que je te dis. C’est Forte-Cote-en-Majeur qui te parle. Crois-tu que je te ferais faire quelque chose qui ne soit pas le bon choix ? »
Valiha hésita encore une seconde puis elle franchit le seuil voûté et trotta sur le sol empierré jusqu’à l’entrée de l’escalier haut de cinq kilomètres.
Elle commença la descente.