3. Le Prodige

Le Covent fut créé à la fin du XXe siècle mais à l’époque sous un nom différent. C’était alors une institution plus politique que religieuse. La plupart des comptes rendus évoquant les premiers jours du groupe soulignent que ses membres originels agissaient en général avec un certain manque de sérieux. Peu d’entre eux croyaient en la Grande Mère ou en la magie. Au tout début, la sorcellerie avait au plus tenu lieu de ciment social pour maintenir la cohésion de la communauté.

Mais avec le temps et l’ennui croissant des dilettantes, et à mesure que s’effaçaient les mous et les modérés, le noyau subsistant se mit à prendre le rituel vraiment au sérieux. On entendit courir la rumeur de sacrifices humains. On disait que sur la colline les femmes noyaient les garçons nouveau-nés. L’intérêt qu’en conséquence on lui porta ne fit que resserrer les liens de la communauté face à l’hostilité du monde extérieur. Elle déménagea plusieurs fois pour finir par se fixer dans un coin perdu de l’Australie. C’est là sans doute qu’elle se serait éteinte puisque tous ses membres avaient fait vœu de ne pas se reproduire aussi longtemps que la parthénogenèse ne serait pas devenue une réalité. Mais le Prodige arriva et bouleversa tout cela.

Le Prodige était un astéroïde qui, par un beau matin de mai, se mua en un trait de feu barrant l’horizon méridional. Il était composé de millions de tonnes de nickel, de fer et de glace et traversé d’impuretés qui le parcouraient comme les veines colorées d’un calot. La glace fut volatilisée mais le nickel, le fer et les impuretés s’écrasèrent dans le désert qui bordait le domaine du Covent. L’une des impuretés était de l’or. L’uranium en était une autre.

Ce fut une chance que le Prodige chût près de la limite du domaine car, même à cette distance, l’explosion tua soixante pour cent des fidèles. La nouvelle de la composition de l’astéroïde se répandit rapidement. Du jour au lendemain, le Covent passa du stade de cu-culte paumé parmi tant d’autres à celui de religion digne de trôner aux côtés des catholiques, des mormons et des scientistes.

Cela valut également pour le groupe une attention indésirable. L’arrière-pays australien peut sembler un endroit improbable pour commencer la quête d’un ermitage isolé de la société mais le fait est que le désert se révéla bien trop accessible. Le Covent désirait trouver un nouveau sens au mot isolé.

Nous étions au début des années 2030 et il apparut qu’il existait l’endroit idéal.


* * *

Lorsque deux corps décrivent une orbite autour d’un centre de gravité commun, comme c’est le cas du système Terre-Lune, il se forme cinq points d’équilibre gravitationnel. Deux sont situés sur l’orbite du corps le plus petit, mais décalés de soixante degrés de part et d’autre. On en trouve un entre les deux corps et un autre derrière le corps le plus petit. Ce sont les points de Lagrange que l’on désigne de L1 à L5.

L4 et L5 étaient déjà occupés par des colonies et de nouvelles s’y construisaient encore. L2 semblait le meilleur choix : de là, la Terre serait entièrement cachée par la Lune.

On y construisit le Covent. C’était un cylindre long de sept kilomètres et d’un diamètre de quatre. La pesanteur était artificiellement obtenue par rotation, l’obscurité par la fermeture des fenêtres.

Mais les jours d’isolement étaient finis presque avant d’avoir commencé. Le Covent était l’une des premières institutions non gouvernementales à émigrer dans l’espace sur une grande échelle mais ce n’était pas la dernière. Bientôt, les techniques de colonisation spatiale furent affinées, leur prix diminua, la construction fut standardisée. Les firmes spécialisées commencèrent à sortir les stations comme autrefois Henry Ford des modèles T. Leur taille s’échelonnait du simplement gigantesque jusqu’au Brobdingnagien.

Les parages se mirent à ressembler à un village Merlin et les parages étaient vraiment bizarres. À peu près n’importe quelle bande de lunatiques, de marginaux ou d’autonomistes pouvait désormais se permettre un point de chute lagrangien. L2 devint aussi célèbre que le triangle des Bermudes pour les pilotes qui l’évitaient soigneusement ; ceux qui étaient contraints de le traverser le surnommaient le flipper et ils ne plaisantaient pas.

Certains de ces groupes ne voulaient pas entendre parler d’entretien et d’alimentation de machineries complexes. Ils escomptaient vivre dans une pure crasse pastorale à l’intérieur de ce qui n’était à vrai dire qu’une grosse cafetière vide. Bien souvent, les promoteurs étaient ravis d’exaucer leur souhait : autant valait s’épargner l’installation d’un équipement coûteux et soumis en fin de compte au vandalisme. Tous les deux ou trois ans, l’une de ces colonies se désintégrait en envoyant balader son contenu et ses habitants dans l’espace. Plus fréquemment quelque chose se déréglait dans l’écologie du système et ses occupants crevaient de faim ou bien suffoquaient. Il y avait toujours un client pour récupérer la carcasse abandonnée, la stériliser gratuitement par le vide et y emménager pour une bouchée de pain. La terre n’était jamais à court de barjos et d’insatisfaits. Les Nations Unies étaient trop heureuses de s’en débarrasser sans trop poser de questions. C’était une époque de spéculation – de fortunes instantanées et de pratiques douteuses qui auraient choqué un promoteur immobilier de Floride.

Le triangle des Bermudes fut une pépinière de sociétés plus proches de tumeurs cancéreuses que de communautés. Les points de Lagrange virent naître et mourir les régimes les plus répressifs qu’ait jamais connus l’humanité.

Le Covent n’en faisait pas partie. Bien qu’installés depuis seulement un demi-siècle, ses membres étaient considérés comme des fondateurs. Et comme tous les pionniers en tous lieux, ils étaient atterrés par le niveau des gens qui s’installaient autour d’eux. Pour eux aussi, le passé était oublié. L’âge, la richesse et l’environnement impitoyable les avaient mûris et durcis pour en faire un groupe viable avec un surprenant degré de liberté personnelle. Le libéralisme avait relevé la tête. Des groupes réformistes avaient remplacé les purs et durs du début. Une fois encore, le rituel passa à l’arrière-plan et les femmes revinrent, sans le savoir, à ce qui avait été à l’origine l’éthique même de la communauté : le séparatisme lesbien. Ce terme de lesbien n’était d’ailleurs plus approprié : sur Terre, le lesbianisme pour un grand nombre de femmes avait fourni une réponse aux injustices infligées par le sexe masculin. Dans l’espace, dans l’isolement, il était devenu l’ordre naturel des choses, le fondement indiscutable de toute réalité. Les mâles n’étaient plus qu’un souvenir vague, une abstraction : des ogres pour faire peur aux enfants et des ogres sans grand intérêt au demeurant.

La parthénogenèse était toujours un rêve. Pour concevoir, les femmes étaient contraintes d’importer du sperme. En un sens, l’eugénisme était facilité : on pouvait très tôt détecter dans l’utérus les fœtus mâles et les éliminer. Mais avec le sperme, comme pour tout, le maître mot restait : caveat emptor.

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