Une coutume fréquente en cartographie gaïenne était d’ombrer les six régions nocturnes pour souligner le fait que le soleil n’y brillait jamais. Les zones diurnes en ressortaient d’autant mieux. Téthys était habituellement teintée de jaune ou de brun clair pour indiquer que la région était désertique. Ce qui parfois induisait les voyageurs à croire que le désert débutait dès la zone crépusculaire Phébé-Téthys. Ce n’était pas le cas. La roche dénudée et les dunes encerclaient en fait le marais central de Phébé, projetant par le nord et le sud des bras arides qui s’étendaient vers l’ouest jusqu’aux câbles centraux.
L’Ophion coulait plein est au centre de la partie orientale de Phébé, en s’étant apparemment creusé un défilé long de cent kilomètres connu sous le nom de Canyon de Confusion. Mais comme ce nom l’indiquait, rares étaient les notions géologiques applicables à l’intérieur de Gaïa. Le canyon était là parce que Gaïa l’avait voulu ; ses trois millions d’années étaient bien loin d’avoir suffi aux eaux pour le creuser aussi profondément. Malgré tout, c’était une imitation passable même si elle avait plus un air de famille avec les zones d’effondrement martiennes du Lacus Tithonius qu’avec le Grand Canyon d’Arizona dont l’origine était hydrologique. Pour quelles raisons Gaïa avait-elle choisi d’imiter ce type de géologie planétaire, personne n’aurait pu le dire.
Après avoir descendu le fleuve un certain temps, Robin se retrouva au sommet du canyon, dominant du regard les passages qu’elle avait franchis. Comme en Rhéa, c’était grâce aux pompes fluviales. Ils avaient dû effectuer deux passages difficiles durant lesquels Robin avait pu améliorer ses qualités d’alpiniste. Les bombourdons avaient rendu la route trop dangereuse car celle-ci traversait le plateau septentrional, trop exposé aux attaques. Ils rendaient grâce aux falaises escarpées pour leur protection même s’ils maudissaient les difficultés de leur escalade.
En tout et pour tout, il leur fallut trois hectorevs pour sortir du canyon. Jamais ils n’avaient progressé aussi lentement. Les fruits frais qui jusqu’à présent composaient une part délicieuse de leur ordinaire étaient désormais introuvables. Ils vivaient des provisions séchées de leurs paquetages. Il restait encore du gibier. La fois qu’ils découvrirent sur un plateau une abondance de petits décapodes écailleux, les Titanides en abattirent plus d’une centaine et passèrent trois jours à les fumer et à les conserver à l’aide d’une préparation à base de feuilles et de racines.
Robin ne s’était jamais sentie aussi forte : elle avait découvert avec surprise que cette vie rude lui convenait. Elle s’éveillait rapidement, mangeait en quantité et dormait parfaitement à la fin de la journée. S’il n’y avait pas eu la mort de Psaltérion, elle aurait vraiment pu se dire heureuse. Ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps.
Cela faisait une impression des plus bizarres de voir l’Ophion s’interrompre à la lisière du jour et pourtant c’était bien le cas. À son extrémité orientale, il se déversait dans un petit lac brun, le Triana, et n’en ressortait pas de l’autre côté. Jusqu’à présent le fleuve avait été le facteur constant de tout leur voyage ; ils ne l’avaient quitté que pour contourner les pompes. Même Nox et Crépuscule n’étaient en fait que des extensions du fleuve. Pour Robin, cela lui faisait l’effet d’un mauvais présage.
Ce présage n’était rien devant le spectacle qui s’offrit à leurs yeux tandis que leur petite flotte s’approchait de la berge trianenne : c’était un ossuaire. Les ossements de millions de créatures jonchaient la plage de sable blanc en formant de grandes vagues immobiles, des amoncellements de dunes et de golgothas branlants. Lorsqu’ils atteignirent la rive, ils se trouvaient dans l’ombre d’une omoplate haute de huit mètres tandis que leurs pieds écrasaient les côtes de créatures plus petites que des souris.
C’était comme le bout de toutes choses. Robin, qui ne se croyait pourtant pas superstitieuse, ne pouvait se défaire d’un sombre pressentiment. Elle avait rarement pris garde à la texture pâle du jour dans Gaïa. Tout le monde parlait de cet « après-midi perpétuel » qui régnait dans l’anneau. Pour Robin cela aurait aussi bien pu être le matin. Mais pas ici. Les berges du Triana étaient figées dans un instant au bord de la fin du Temps. Ces amas d’ossements fermaient l’horizon de la mort, nécropole enchâssée dans les vastes étendues désertiques et brunes de Téthys.
Elle se souvint d’une expression de Gaby qui comparait l’Ophion à des toilettes. Vu de Triana, c’était certainement l’impression qu’il donnait : tous les morts de la grande roue étaient venus trouver le repos aux berges de ce lac. Elle faillit dire quelque chose à Gaby, se reprit juste à temps. Sans doute Psaltérion finirait-il là, lui aussi.
« Mal à l’aise, Robin ? »
Levant les yeux, elle vit que la Sorcière la regardait. Elle se secoua pour se débarrasser de l’impression mélancolique qui l’avait envahie. Sans grand succès. Cirocco lui posa une main sur l’épaule et la conduisit au long de la plage. Quelques semaines plus tôt, Robin aurait repoussé pareil geste mais aujourd’hui elle l’accueillait volontiers. Le sable avait la finesse du sucre en poudre et chauffait agréablement les orteils.
« Ne te laisse pas tromper par les apparences, lui dit Cirocco. Ce n’est pas ce que tu crois.
— Je ne sais pas ce que je crois.
— Ce n’est pas la poubelle de Gaïa. C’est bien un cimetière. Mais pas le bout de l’Ophion. Le fleuve coule sous terre et reparaît de l’autre côté de Téthys. Les os sont apportés ici par les charognards. Ils font environ un demi-mètre de long ; certains vivent dans le sable, d’autres dans le lac. C’est une affaire complexe mais disons que chaque espèce ne peut se passer de l’autre. Elles se rencontrent ici sur la berge pour échanger des présents, s’accoupler et se disperser. Ce schéma est fréquent en Gaïa.
— Plutôt déprimant.
— Les Titanides aiment le coin. Elles n’y viennent pas nombreuses mais celles qui le font prennent des tas de photos pour les montrer à leurs copines. C’est assez joli, une fois qu’on s’y est fait.
— Je ne crois pas que je m’y ferai. » Robin s’essuya le front puis ôta sa chemise et s’approcha de l’eau. Elle l’y trempa, l’essora et la renfila. « Pourquoi fait-il une telle chaleur ? Le soleil n’est pas suffisant pour vous chauffer la peau mais le sable est brûlant.
— Cela vient du sous-sol : toutes les régions sont chauffées et refroidies par des fluides souterrains. Ils sont pompés vers les grandes voiles situées dans l’espace pour être réchauffés sur la face éclairée ou refroidis sur la face obscure. »
Robin regarda le visage bruni de Cirocco, la peau bronzée de ses bras nus et de ses jambes. Elle se rappela qu’en dessous de la couverture rouge qui était apparemment son unique vêtement, son corps était tout aussi brun. Bon sang, on aurait vraiment dit un bronzage et la chose la préoccupait depuis plusieurs semaines maintenant. Elle-même était restée aussi blanche qu’au jour de son arrivée.
« Est-ce que toi et Gaby vous êtes naturellement café-au-lait ? On ne le dirait pas, mais je ne peux pas croire que vous ayez pris ce bronzage ici.
— Je suis un peu plus brune que Gaby mais elle a la peau aussi claire que toi. Et tu as raison, le soleil n’en est pas la cause. Je t’en parlerai peut-être un de ces jours. » Elle s’arrêta pour regarder vers l’est. Une faille dans les hauts tumulus d’ossements permettait d’apercevoir un alignement de collines basses à quelques kilomètres de distance. Elle se tourna et appela les autres que Robin, à son étonnement, découvrit à plus de deux cents mètres en contrebas.
« Une fois que vous aurez démonté les embarcations, rejoignez-nous ici. »
En quelques minutes, tout le monde s’était assemblé autour de Cirocco, accroupie sur le sable pour y dessiner une longue carte.
« Phébé, Téthys, Théa, Triana. » Elle pointa un petit cercle puis dessina une série de pics immédiatement à l’est de celui-ci. « La chaîne des Euphoniques. Et ici, plus haut, celle des Vents du Nord. Isolée de ce côté, La Oreja de Oro. » Elle leva les yeux vers Chris. « Cela veut dire “L’Oreille d’Or” et si ça t’intéresse il est possible d’y accomplir une épreuve. Sinon, nous ne nous en approcherons pas.
— Ça ne m’intéresse pas, répondit Chris avec un sourire amusé.
— Parfait. Plus à l’est…
— On n’a pas droit à entendre l’histoire ? demanda Robin sans y réfléchir.
— Pas besoin, répondit Cirocco. L’Oreille d’Or ne présente aucun danger pour nous tant que nous ne sommes pas sur place. Ce n’est pas une menace ambulante comme Kong. »
Tandis que Robin se demandait si elle ne s’était pas fichue d’elle, Cirocco dessinait une longue suite de pics, coupant du nord au sud Téthys sur toute sa largeur.
« “La Ligne Bleu Roi.” Je suppose que celui qui les a baptisées était d’humeur poétique. Elles prennent certes une coloration bleutée quand l’atmosphère s’y prête mais à part ça ce sont des montagnes plutôt moches. Il y a quelques falaises rocheuses mais en montant par les pentes méridionales on peut sans grande difficulté passer d’un sommet à l’autre.
« La route part du lac vers le nord-est en passant dans ce vaste espace, séparant les Vents du Nord des Euphoniques, qu’on appelle la “Passe de Téthys”. » Elle leva les yeux, impassible. « Ou, comme on dit parfois, la Pince du Dentiste.
— Sauf qu’on avait décidé de ne plus faire cette plaisanterie », remarqua Gaby.
Cirocco rigola. « Toutes mes excuses. Bref, par la passe la route file plein est avec une série de dénivellations très douces, passe devant le câble central, traverse la Ligne Bleu Roi et continue jusqu’à ce lac avec au milieu le câble incliné et qu’on appelle La Sanguine. Ah ! oui, il est plus ou moins de couleur orange.
— Et avec une très longue tige, remarqua Gaby.
— C’est vrai. Bon, mais ce n’était pas l’un de mes noms. » Elle se releva, épousseta le sable de ses mains.
« Franchement, je ne sais pas ce qu’il vaut mieux faire à partir de maintenant. Au début, on avait prévu de suivre la route sans trop se soucier des esprits-de-sable mais maintenant que nous avons…
— Les esprits-de-sable ?
— Je vous expliquerai plus tard. Comme je disais, les bombourdons m’inquiètent plus, dorénavant. On n’avait jamais vu une attaque concertée comme celle qui s’est produite à Phébé. Jusqu’à présent, ils s’étaient toujours déplacés seuls. Il se pourrait que nous ayons dérangé une de leurs aires mais il reste la possibilité qu’ils présentent un nouveau comportement. Cela peut se produire en Gaïa. »
Gaby avait croisé les bras. Elle regarda fixement Cirocco qui refusa d’affronter son regard.
« Il est possible aussi que l’attaque ait été délibérée », dit Gaby.
Robin regarda de l’une à l’autre. « Que veux-tu dire ?
— T’inquiète pas, intervint vivement Cirocco. Je ne le crois pas et si c’était le cas, ce n’est pas à l’un de vous qu’ils en ont. »
Robin déduisit que Gaby et Cirocco s’interrogeaient sur l’éventuel rapport entre l’attaque et la visite de Cirocco à Phébé. Peut-être cette dernière avait-elle une influence quelconque sur les bombourdons et les avait-elle persuadés de tuer la Sorcière. Encore une fois, l’étrangeté de l’existence menée par ces deux femmes la frappa.
« L’autre éventualité est de traverser les montagnes, reprit Cirocco. Elles nous offriraient une certaine protection contre les bombourdons mais il faudrait quand même rester sur nos gardes. Ce que je vous suggère, c’est de descendre les Euphoniques par ici », et, s’agenouillant une nouvelle fois, elle traça du doigt l’itinéraire. « L’étape est brève, guère plus de vingt kilomètres, d’ici jusqu’aux collines. Il y en a encore une trentaine depuis le bout des Euphoniques jusqu’aux contreforts méridionaux des Bleu Roi. Combien de temps nous faudrait-il, Cornemuse ? »
La Titanide réfléchit. « Avec Gaby en plus, l’une d’entre nous va être ralentie. Il faudra échanger les montures deux fois en cours de route. Je dirais que c’est faisable en une rev, en tenant le rythme. Plus près de deux ou deux et demie pour la seconde partie parce que nous serons fatiguées.
— D’accord. Quelle que soit la façon de l’envisager, cet itinéraire nous ralentirait.
— Il y a peut-être quelque chose qui m’échappe, intervint Robin. Mais aurions-nous un rendez-vous ? »
Cirocco sourit. « Tu as raison. Mieux vaut jouer la prudence que la vitesse. Je ne suis pas sûre moi-même. Je suppose que nous pourrions nous diriger vers le câble central en coupant tout droit et si, une fois arrivés là-bas, nous n’avons pas vu de bombourdons, décider à nouveau de rester ou non sur la route. Mais j’aimerais entendre votre avis. » Elle scruta chaque visage l’un après l’autre.
Robin ne s’était jusqu’alors pas rendu compte que Cirocco avait repris la direction du groupe. C’était une façon bizarre de procéder – en demandant conseil aux six autres sur la décision à prendre –, mais le fait est qu’une semaine plus tôt c’est Gaby qui aurait posé la question. Elle regarda cette dernière et ne put lire en elle aucun ressentiment. À vrai dire, elle semblait même plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis la disparition de Psaltérion.
Le consensus était de suivre l’itinéraire par la montagne puisque Cirocco semblait le préférer. On enfourcha les Titanides, Gaby montant avec Cirocco durant le premier tiers du trajet, et la caravane s’ébranla sous un ciel qui se couvrait de nuages par l’ouest.