8. L’Aviateur

Robin n’était pas du genre à taper du pied : elle n’avait pas passé pour rien les douze dernières années reléguée à l’écart des régions supérieures du Covent. N’empêche, d’un point de vue émotionnel, elle trépignait.

Quelqu’un était censé la raccompagner jusqu’à l’ascenseur mais elle n’attendit pas : telle une fourmi perdue parmi des éléphants, elle retrouva son chemin au milieu des monuments.

C’était ridicule. Était-elle censée être impressionnée ? Si le gâchis pouvait être impressionnant, alors là, elle était servie. Des cathédrales. Des danseurs à claquettes. Un machin obscène et boursouflé qui se faisait passer pour la Grande Mère et qu’entouraient des sycophantes apathiques. Et pour couronner le tout ?

Des héros.

Elle cracha dans la direction approximative de Notre-Dame.

Pourquoi devrait-elle désirer faire le salut de vingt-six inconnus ? L’un d’eux sans doute était son père. Gaïa avait souligné le fait et reçu en réponse un regard ahuri. La notion de paternité était pour Robin aussi étrangère que celle du marché à primes.

On n’avait rien pour rien, avait dit Gaïa. Alors, que dire des vingt-six autres qui comptaient sur Robin pour qu’elle affronte une mort horrible et dangereuse ? Tout son être se rebellait à cette idée. Qu’une seule des victimes eût appartenu au Covent et elle aurait remué ciel et terre pour la sauver. Mais des étrangers ?

Elle s’était fait piéger depuis le début. Il n’y avait pas besoin de persister dans l’erreur. Rester au milieu de ce pitoyable ramassis de lèche-cul était absolument hors de question, tout comme de jouer le jeu de Gaïa. Elle allait rentrer chez elle et vivre sa vie comme la Grande Mère l’entendait.

Elle trouva l’ascenseur et pressa le bouton d’appel. Un carillon retentit et elle pénétra dans la cabine. Mal conçue, remarqua-t-elle en cherchant autour d’elle des poignées de maintien. Il y avait deux boutons à pousser – l’un marqué : « Paradis », l’autre : « En Bas ! » Elle écrasa le second et leva les mains pour se retenir au plafond au cas où la descente serait trop rapide. Dans cette position et dans cette expectative, il n’y avait rien d’alarmant à sentir ses pieds quitter le sol. Il y eut un instant de flottement avant qu’elle comprenne que le plafond ne se rapprochait pas. À vrai dire, il s’éloignait même lentement. Elle baissa les yeux.

Elle vit ses bottes. Et six cents kilomètres plus bas, Nox, la Mer de Minuit.

Le temps ralentit brusquement. Elle sentit une décharge d’adrénaline envahir brusquement ses extrémités. Des images se mirent à défiler : fugaces, et pourtant détaillées à l’extrême. L’air sentait bon. Avec toute son énergie elle écarta les membres. Mais ses pieds et ses mains semblaient curieusement lointains. Puis tout se dissocia tandis que la peur et le désespoir manquaient la submerger.

Lorsqu’elle se mit à hurler, sa taille franchissait seulement le niveau du plancher de l’ascenseur. Elle continua de sombrer, jurant et criant à pleine voix. Les parois qui étaient presque à sa portée disparurent loin au-dessus d’elle. L’ascenseur n’était plus qu’un cube lumineux de plus en plus petit.


* * *

Ses calculs n’étaient pas faits avec l’espoir que leur résultat la ramènerait parmi les vivants. Elle voyait la mort qui l’attendait bien des kilomètres plus bas. Ce qu’elle désirait savoir, c’était : Dans combien de secondes ? ou de minutes ? Se pouvait-il qu’il lui reste des heures à vivre ?

Son éducation dans l’Arche lui était d’un grand secours : accoutumée à la force centrifuge, elle pouvait traiter ce genre de problème plus aisément que ceux liés à la gravitation. Robin n’avait jamais eu l’occasion de vivre dans un champ de gravitation appréciable.

Elle partit d’une donnée connue, la pesanteur d’un quarantième de g qui régnait au moyeu. Lorsque le plancher de l’ascenseur s’était dérobé sous elle, sa vitesse de chute initiale avait été d’un quart de mètre par seconde. Mais son accélération ne serait pas identique. Un corps en déplacement à l’intérieur d’un objet en rotation ne suit pas une trajectoire radiale mais se déplace apparemment dans la direction contraire au mouvement de rotation. En fait, vue de l’extérieur, sa trajectoire demeurait rectiligne tandis que la roue continuait de tourner sous elle. Son accélération radiale serait d’abord faible. Et ce n’est qu’après avoir atteint une vélocité transversale considérable que sa vitesse de chute commencerait à s’accroître notablement ; à ce moment elle percevrait le phénomène comme un vent relatif de direction opposée à la rotation.

Elle regarda rapidement autour d’elle. Le vent déjà était fort. Elle pouvait distinguer la cime des arbres qui croissaient sur l’un des murs verticaux : cette forêt de Gaïa étagée horizontalement. Si Gaïa avait tourné dans le sens inverse, il ne lui aurait fallu que quelques minutes, voire quelques secondes, pour s’écraser. Puisque sa chute avait débuté près d’une paroi, il lui restait du temps.

Elle pouvait effectuer quelques calculs simples. Son ignorance de la densité exacte de l’air dans Gaïa l’handicapait toutefois. Elle avait lu que la pression atmosphérique était élevée, tournant autour de deux bars au niveau du sol. Mais quel était son taux de décroissance à mesure que l’on approchait du moyeu ? Puisqu’il restait toujours respirable, elle pouvait l’estimer à une atmosphère à hauteur du moyeu.

Se perdre dans les calculs mathématiques était curieusement réconfortant. Ça ne la gênait pas de recommencer de zéro, même si elle était frappée par la futilité d’un tel projet. Son acharnement provenait du désir de connaître le moment précis de sa mort. Il était important de mourir convenablement. Elle agrippa la sangle du sac qui contenait Nasu et recommença ses calculs.

Elle parvint à un résultat qui ne lui plaisait pas, recommença encore, et encore une troisième fois car ses chiffres ne correspondaient pas. En faisant une moyenne elle parvint au chiffre de cinquante-neuf minutes avant l’impact. En prime, elle avait la vitesse d’impact : trois cents kilomètres à l’heure.

Elle tombait le dos au vent. Puisqu’elle approchait à la fois de la couronne et de la paroi, c’est donc que son corps était légèrement incliné. Le moyeu n’était pas exactement sous ses pieds. La paroi qui s’éloignait, pas tout à fait verticale. Elle regarda autour d’elle.

C’était à couper le souffle. Dommage qu’elle ne fût guère en position de l’apprécier.

Lâchée de son point de départ, l’Arche n’aurait été qu’une boîte de conserve dégringolant une gaine de vide-ordures. Le Rayon de Rhéa était un tube creux, évasé en son extrémité inférieure, et entièrement incrusté d’arbres qui auraient ridiculisé les plus gros séquoias. Ces arbres s’enracinaient dans la paroi et poussaient horizontalement. Elle était désormais incapable de discerner même les plus gros d’entre eux : les parois internes n’étaient plus tout autour d’elle qu’un tapis de vert sombre uniforme. L’intérieur était éclairé par deux rangées verticales d’écoutilles, si du moins l’on peut employer ce terme pour des ouvertures d’un diamètre d’au moins un kilomètre.

Elle se tordit le cou pour regarder dans le sens du vent. Nox semblait plus proche. Et il y avait autre chose, qui flottait au seuil de sa vision.

C’étaient les câbles verticaux de Rhéa. Ancrés à des îles en pleine Mer de Minuit, ils jaillissaient tout droit avant de converger pour se rejoindre à proximité du bas du rayon et se nouer en une monumentale queue de cheval.

Il fallait qu’elle voie. En se tordant elle parvint à se stabiliser face au vent et ouvrit les yeux. Les câbles étaient droit devant elle et s’approchaient de seconde en seconde.

« Oh, Grande Mère, écoute-moi maintenant. » Elle marmonna la première incantation mortuaire, incapable de détourner le regard de ce qui était à présent un mur sombre en train de se ruer vers elle. Le câble semblait tourner comme une enseigne de coiffeur, conséquence de sa chute rapide le long des brins entrelacés.

Il lui fallut une minute entière pour dépasser le câble. Lorsqu’elle fut au plus près, elle garda le bras droit serré le long du corps : elle avait la nette impression de pouvoir le toucher rien qu’en tendant la main alors qu’elle savait que la distance était considérable. Une fois passée, elle se tourna une nouvelle fois pour voir la chose s’éloigner au-dessus d’elle.


* * *

Une heure, ce n’est apparemment pas si long que ça. On devait certainement pouvoir rester tout ce temps dans un état de terreur absolue. Elle commença à se demander s’il n’y avait pas en elle quelque chose qui ne tournait pas rond, car elle n’avait plus peur du tout. Avant que l’approche des câbles ne réveille sa terreur, elle était parvenue à une sorte de paix. Et maintenant elle sentait cet état l’envahir à nouveau, avec plaisir. Il est une douce quiétude qui parfois accompagne l’évidence que la mort est proche, qu’elle sera rapide et sans douleur et qu’il ne sert à rien de transpirer et de brasser l’air en maudissant le destin.


* * *

Ça ne pouvait durer éternellement. Pourquoi pas seulement vingt minutes de plus ?

Désormais, elle oscillait entre le fatalisme et la frayeur. Savoir qu’il n’y avait rien à faire ne lui suffisait plus. Elle voulait vivre et ne le pourrait pas et nul mot n’aurait pu exprimer sa détresse devant ce fait.

Sa religion n’était pas de celles où l’on croit à la vertu des prières. Au Covent, on ne priait pas à proprement parler. On ne demandait rien. Il était des choses qu’on pouvait exiger, des positions à acquérir dans la vie éternelle mais grosso modo on était livré à soi-même. La Grande Mère ne s’immiscerait jamais dans la destinée de quiconque et il ne serait jamais venu à l’idée de Robin de le Lui demander. Ce qu’elle souhaitait en fait, c’est qu’il existât quelque chose, une force quelconque dans cette immensité vers quoi se tourner pour avoir de l’aide.

Et soudain, elle se demanda si ce n’était pas là ce que Gaïa voulait. Pouvait-elle l’entendre, ici-bas, à quelques minutes à peine de son annihilation ? Passé le premier choc, Robin n’était guère surprise d’un comportement aussi terrifiant : cela collait, semblait-il, assez bien avec les inepties débitées par le personnage. Mais à présent, elle se demandait pourquoi, et la seule raison qui lui vint fut que Gaïa désirait la terroriser pour qu’elle la reconnaisse comme son Seigneur.

Si c’était vrai, alors peut-être Gaïa pouvait-elle faire quelque chose. Robin ouvrit la bouche et aucun son n’en sortit. Elle essaya encore et hurla. Par quelque alchimie spirituelle, sa terreur s’était muée en une colère si intense qu’elle la faisait vibrer plus encore que le vent.

« Jamais ! hurla-t-elle. Jamais, jamais, jamais ! Espèce de cancer puant ! d’abomination ! de perversion répugnante et détestable ! J’irai sur ta tombe t’éventrer et t’étouffer avec tes boyaux puants ! Je te remplirai de charbons ardents, je t’arracherai la langue, t’embrocherai et te ferai frire jusqu’à la fin des temps ! Je te maudis ! Écoute-moi, ô Grande Mère, écoute-moi bien ! Je voue mon ombre au tourment éternel de celle qui se fait appeler Gaïa !

— À la bonne heure.

— Je n’ai pas encore commencé ! Je…»

Elle regarda vers ses pieds. À un mètre d’elle, il y avait un visage hilare. Vu l’angle, elle ne pouvait guère en découvrir plus ; hormis ses épaules, sa poitrine étonnamment développée, et les ailes repliées dans son dos.


* * *

« Vous prenez la chose avec beaucoup de calme.

— Et pourquoi pas ? demanda Robin. Je pensais avoir tout compris et je ne suis pas encore sûre de m’être trompée. Est-ce que vous me jurez, par tout ce qui vous est le plus sacré, que Gaïa ne vous a pas envoyé ?

— Je le jure par l’Escadron. Gaïa savait qu’elle ne vous envoyait pas à une mort certaine mais elle n’avait aucun contrôle dessus. J’agis librement, de mon plein gré.

— Je suppose que je vais toucher la paroi d’ici cinq minutes.

— Erreur. Le fond du puits s’évase en cloche, vous vous souvenez ? Cela suffit pour que vous en sortiez en tombant sous un angle de soixante degrés au-dessus de Test d’Hypérion.

— Si vous dites ça pour me rassurer…» Mais le fait est que cela agit. Sa première estimation de soixante-huit minutes apparaissait en fin de compte exacte. Toutefois, le chiffre de sa vélocité terminale était trop bas ; sa chute durerait plus longtemps. Elle se demanda ce que l’ange pourrait bien dire contre ça.

« Il est vrai que je ne peux pas vous porter, dit-il. Franchement, vous me surprenez. Les gens ont toutes sortes de réactions. En général, ils me disent ce qu’il faut faire, du moins quand ils sont rationnels.

— Je suis rationnelle ; et maintenant si on faisait quelque chose ? J’ai comme l’impression que le temps presse.

— Mais pas du tout, vous savez. Je veux dire, pas encore. Je ne pourrai vous aider qu’une fois que nous serons plus près du sol et encore, simplement pour vous ralentir. En attendant, vous feriez mieux de vous détendre. Mais je suppose que je n’ai pas à vous le dire. »

Robin ne savait que lui répondre. Elle était à deux doigts de l’hystérie et ses défenses s’affaiblissaient. Elle s’était aperçue que le seul moyen de lutter était de feindre le calme. Si l’on était capable de tromper les autres, on pouvait peut-être se tromper soi-même.

Il tombait maintenant devant elle. En l’observant, elle s’aperçut de deux choses : il faisait partie des cinq personnes peut-être qu’elle eût rencontrées qui fussent d’une taille inférieure à la sienne ; et elle n’avait aucune raison de supposer qu’il fût mâle. Elle se demanda pourquoi elle l’avait fait. Il n’avait pas d’organes sexuels externes ; il n’y avait entre ses jambes qu’une touffe de plumes d’un vert irisé. Ce devait être à cause de sa maigreur. Son court séjour dans Gaïa l’avait conduite à associer mâle avec anguleux. Il donnait l’impression de n’être fait que d’os et de tendons recouverts en parts égales d’une peau brun clair et de plumes multicolores.

« Êtes-vous un enfant ? demanda-t-elle.

— Non. Et vous ? » Son sourire s’élargit. « Enfin voilà que vous vous conformez à mes prévisions. Votre prochaine question sera si je suis mâle ou femelle. Je suis extrêmement mâle et fier de cette infirmité. Je dis infirmité parce que les anges mâles vivent environ deux fois moins longtemps que les femelles, sont de taille plus petite et d’une autonomie plus faible. Mais il y a des compensations. Avez-vous déjà fait l’amour dans les airs ?

— Je n’ai jamais fait l’amour, du moins dans le sens où vous l’entendez sans doute.

— Vous voulez essayer ? Nous avons une quinzaine de minutes devant nous et je vous garantis une expérience inoubliable. Qu’en dites-vous ?

— Non. Je ne parviens pas à imaginer ce qui vous y pousserait.

— Je suis un pervers, répondit-il avec entrain. J’en pince pour les grosses. J’en ai jamais trop. Je traîne dans le coin à guetter les grosses bonnes femmes de passage. Je leur rends service, elles me rendent service. Tout le monde est content.

— C’est ça votre prix, hein ?

— Non, ce n’est pas un prix. Je vous sauverai de toute façon. Je n’aime pas voir les gens se faire écrabouiller. Mais qu’en dites-vous ? Je ne demande pas grand-chose. Presque tout le monde est content de me retourner cette faveur.

— Pas moi.

— Vous êtes bizarre, vous savez ? Je n’ai jamais vu d’humains avec des marquages tels que les vôtres. Vous êtes née comme ça ? Êtes-vous d’une espèce humaine différente ? Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous ne voulez pas faire l’amour avec moi. C’est si vite passé. Ça ne demande qu’une minute. Est-ce trop vous demander ?

— Vous en posez, des questions !

— Je veux juste… Hop là ! Il est temps de commencer à tourner ou vous allez heurter… attention ! »

Prise de panique, Robin s’était retournée, croyant que le sol était tout proche. Son épaule donna prise au vent et elle se mit à virevolter.

« Décontractez-vous de nouveau, lui conseilla l’ange. Vous allez vous stabiliser. Voilà qui est mieux. Maintenant, essayez de vous retourner, pour voir. Gardez les bras le long du corps et inclinez-les vers l’arrière. »

Robin fit ce qu’on lui disait et termina son mouvement en saut de l’ange. Ils traversaient la zone crépusculaire et le sol était maintenant assez proche pour qu’elle pût le voir distinctement défiler. L’ange se glissa derrière elle et l’encercla de ses bras, aussi durs et résistants que des cordages : l’un en travers de sa poitrine, l’autre de son bas-ventre. Elle sentit la douce caresse des plumes de ses joues contre son cou puis la chaleur de ses lèvres contre le lobe de son oreille.

« Tu es si douce, si adorablement rembourrée…

— Par la Grande Mère, si c’est pour me violer, faites-le tout de suite et allez au diable : votre ramage vaut bien votre plumage ! On n’a pas que ça à faire ! » Robin frissonnait : la peur de tomber se mêlait à la menace de la nausée pour entamer son sang-froid.

« Qu’y a-t-il dans le sac ? demanda-t-il brusquement.

— Mon démon.

— Bon d’accord, ne me répondez surtout pas ! Mais tenez-le bien. On y va ! »

Ses bras étaient maintenant de vraies tenailles tandis qu’il commençait avec précaution à déployer ses ailes. Le poids la tira en arrière, la chute libre s’était muée en l’impression d’être suspendue la tête en bas. Il lui devint impossible de maintenir les jambes tendues derrière elle. Lorsqu’elle les laissa retomber, le couple instable qu’ils formaient oscilla quelques instants autour du point d’équilibre des ailes de l’ange, en dessous de ses omoplates.

Le sol s’inclina lorsque l’ange vira prudemment. Son but était de se diriger vers l’Ophion, à l’endroit où il passait sous le câble joignant la Porte des Vents au moyeu. Dans cette zone, le fleuve qui s’écoulait approximativement vers le sud-est, était large, profond et lent. Pour y parvenir, il lui fallait d’abord s’orienter un moment plein sud puis repartir vers le nord afin de s’aligner avec le cours d’eau. Il devait ensuite prolonger la chute de Robin en réduisant son angle de descente. Elle risquait sinon de toucher bien avant l’eau.

Ils passèrent au-dessus d’un groupe de cratères. Robin ne demanda pas ce que c’était. Ce ne pouvait pas être des gens qui avaient fait ça : à quatre-vingt-dix mètres seconde, l’énergie cinétique n’était pas suffisante. Mais d’autres objets, plus massifs, largués depuis son point de départ, auraient pu les produire.

L’ange avait maintenant complètement déployé ses ailes. Le sol en dessous d’eux était vallonné et boisé mais on apercevait devant l’étendue rectiligne du fleuve. Il semblait impossible qu’ils parvinssent à l’atteindre et il n’était pas question de freiner et de faire demi-tour. L’ange ne pouvait guère soulever plus que son propre poids.

« Je pense vous avoir ralentie jusqu’à soixante-dix, quatre-vingts kilomètres à l’heure lorsque vous toucherez, lui cria-t-il dans l’oreille. Je vais tenter de freiner par petits coups dès que je serai certain que vous pourrez atteindre le fleuve. Vous arriverez en biais.

— Je ne sais pas nager.

— Moi non plus. À vous de vous débrouiller. »


* * *

L’expérience était étonnante : la traction exercée par les bras de l’ange s’accrut brusquement, elle prit une profonde inspiration, le cœur battant. Puis ils planèrent à nouveau, apparemment encore loin au-dessus des eaux brunes. Une nouvelle traction ; elle tendit les mains par réflexe, mais ils étaient toujours dans les airs. Le troisième choc fut le plus rude. Pendant de longues secondes Robin fut incapable de reprendre son souffle.

Et voici que la berge s’approchait, défilait sur sa droite. Droit devant, le fleuve s’incurvait en direction de l’ouest.

Elle crut avoir touché sur le dos, mais elle était trop étourdie pour en être certaine. Tout ce dont elle se souvenait ensuite, c’est qu’elle se débattait au fond des eaux boueuses pour regagner la lumière.

La natation se révéla une activité épuisante. C’est étonnant ce qu’on parvient à faire lorsqu’on se retrouve le bec dans l’eau…


* * *

L’ange l’attendait debout sur la rive. Pas très à l’aise ; ses pieds n’étaient pas conformés pour cela : en forme de serre, avec des orteils squelettiques, ils étaient destinés à s’agripper aux branches d’arbres. Robin rampa sur un ou deux mètres le long du sol sec avant de rouler sur le flanc.

« Tenez, donnez-moi ça, dit l’ange en lui ôtant le sac des mains. Je mérite bien quelque chose pour mon travail, vous ne pouvez pas dire le contraire. » Il l’ouvrit, poussa une exclamation, s’empressa de le refermer et le laissa échapper. Il recula.

« Je vous l’avais dit », haleta Robin.

L’ange montra sa colère et son impatience : « Bon, alors qu’est-ce que vous avez ?

— J’ai un peu d’argent. Vous pouvez tout prendre.

— Je ne pourrai rien en faire. Le seul endroit où le dépenser, c’est à l’asile, chez les Titanides. »

Robin s’assit puis avec les doigts écarta les cheveux humides de son visage.

« Vous parlez bien l’anglais, remarqua-t-elle.

— Qu’est-ce que vous croyez. Ça sait dire de belles choses quand ça veut.

— Je suis désolée. Si j’ai blessé votre susceptibilité, c’était sans intention de ma part. J’avais tellement d’autres soucis…

— Plus maintenant.

— Je l’apprécie. Vous m’avez sauvé la vie, je vous en suis reconnaissante.

— C’est bon, c’est bon. J’ai appris l’anglais grâce à ma grand-mère, au fait. Elle m’a appris également qu’on n’avait rien pour rien. Qu’avez-vous d’autre, hormis de l’argent ? »

Elle avait un anneau, un cadeau de sa mère. Elle l’offrit à l’ange. Celui-ci tendit la main puis l’examina, l’air morose.

« Je le prends. Quoi d’autre ?

— Je n’ai que ça. En dehors des vêtements que je porte.

— Je vais les prendre également.

— Mais toutes mes affaires…

— … sont à l’hôtel. C’est par là. Le temps est chaud. Bonne marche. »

Robin ôta ses bottes, les vida de leur eau. La chemise vint sans difficulté mais ses pantalons lui collaient à la peau.

Il prit le tout, puis l’examina.

« Si seulement vous saviez à quel point j’aime les grosses femmes.

— Eh bien, vous n’aurez pas celle-ci. Et qu’est-ce à dire, grosse ? Je ne suis pas grosse. » Son regard la troublait. C’était une sensation franchement nouvelle ; Robin n’avait pas plus de pudeur qu’une chatte.

« Vous avez vingt pour cent de graisse, plus peut-être. Vous en êtes tapissée. Ça déborde de partout. » Il soupira. « Et ces marquages. J’en ai jamais vu d’aussi terribles ! » Il fit une pause puis sourit lentement. « Enfin, je vous aurai toujours vue. Bon vent ! » Il lui relança ses vêtements et bondit dans les airs.

La force de ses ailes rejeta Robin en arrière, soulevant un épais nuage de feuilles et de poussière. L’espace d’un instant, son envergure magnifique obscurcit le ciel puis il s’éleva, s’évanouit, silhouette filiforme dans une débauche de plumes.

Robin se rassit et s’abandonna à une effroyable crise de tremblements. Elle vit que son sac se tortillait avec vigueur tandis qu’un anaconda pas content du tout tentait de s’en échapper. Nasu devrait attendre. Elle ne mourrait d’ailleurs pas de faim, même si son attaque devait durer des jours.

Robin parvint à se retourner, craignant de s’aveugler à fixer le soleil et bientôt elle avait perdu tout contrôle de son corps. L’éternelle journée d’Hypérion se dévidait tandis que, sous la lumière ambrée du soleil, elle se débattait, impuissante, attendant que l’ange revienne, pour la violer.

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