37. West End

Nasu s’était échappé au tout début de leur séjour dans la caverne. Chris aurait été incapable de dire exactement quand : le temps était devenu une quantité irrationnelle.

Robin remua ciel et terre à la recherche de son reptile. Elle se reprochait sa perte. Chris ne se sentait pas capable de la réconforter car il savait qu’elle avait raison : Gaïa n’était pas un endroit pour un anaconda. Nasu avait probablement souffert plus que quiconque, à rester lové dans le sac en bandoulière de Robin pour n’en sortir qu’épisodiquement. Ce n’est qu’avec beaucoup de réticence que Robin l’avait finalement laissé explorer leur campement. La roche était chaude et Robin avait jugé que son démon ne s’éloignerait guère de la lumière de leur petit feu de camp. Chris avait eu des doutes. Il sentait qu’inconsciemment Robin attribuait au serpent des vertus d’intelligence et de fidélité presque magiques sous le simple prétexte qu’il était son démon, quoi que pût signifier un tel rôle. Pour lui, c’était trop en attendre d’un serpent et Nasu devait lui donner raison. Un matin au réveil, Nasu avait disparu.

Ils passèrent de longues journées à explorer les environs. Robin fouillait chaque recoin en appelant son nom. Elle laissa traîner de la viande fraîche pour l’attirer. Rien n’y fit. Elle finit par arrêter lorsqu’elle eut compris qu’elle ne reverrait plus jamais l’animal. Elle se mit alors à questionner Chris et Valiha, leur demandant si le serpent pourrait survivre. On lui répondait toujours que Nasu n’aurait aucun problème mais Chris n’était pas certain que ce fût la vérité.

Graduellement, recherches et questions cessèrent, Robin admit la perte et l’incident se fondit dans l’horizon événementiel de leur existence hors du temps.

Le problème était que Cornemuse avait transporté les deux horloges. Il les avait encore, à supposer qu’il vive toujours.

Chris faisait tout pour se persuader que le problème n’en était pas un, même contre toute évidence. Déjà, en surface, il avait éprouvé une sensation de dislocation avec cette luminosité qui ne variait qu’en fonction de la distance parcourue et, dans une moindre mesure, de la météo. Mais ils avaient encore des horloges pour leur indiquer l’écoulement du temps et Gaby leur avait imposé un horaire ponctuel. À présent, il se rendait compte qu’il n’avait aucune notion précise du temps passé depuis leur départ d’Hypérion. Ses récapitulations l’amenaient à des chiffres oscillant entre trente-cinq et quarante-cinq jours.

Au fond de la caverne, cette intemporalité s’intensifiait. Chris et Robin dormaient lorsqu’ils avaient sommeil et ils baptisaient chacune de ces périodes un jour, tout en sachant que sa durée pouvait varier de dix à cinquante-cinq heures. Mais à mesure que les « jours » commençaient à s’accumuler, Chris découvrit qu’il avait de plus en plus de difficultés à retrouver l’enchaînement des choses. Pour ajouter à la confusion, ils n’eurent que tardivement l’idée de tenir un calendrier de leurs périodes de sommeil. Comme quinze à vingt « nuits » étaient passées avant qu’ils ne commencent à faire des encoches dans un bout de bois, tous leurs calculs devaient se faire plus ou moins un nombre inconnu de jours. Et même ce calendrier n’était utile qu’en estimant la durée moyenne de leurs jours à vingt-quatre heures, une supposition que Chris jugeait loin d’être prudente.

Et c’était important : car même s’ils n’avaient pas d’horloge, un processus était à l’œuvre qui mesurait le temps avec la même précision que la désintégration nucléaire : Valiha portait un bébé Titanide.

Elle estimait avoir été blessée à la 1200e rev de sa grossesse, avec une marge d’erreur car elle n’avait pas souvenance de sa descente dans l’escalier de Téthys. Elle ne se rappelait pas grand-chose entre la mort de Gaby et son propre retour à la conscience après l’échec de la tentative pour franchir la crevasse qui lui avait coûté deux jambes brisées. Chris traduisit ces 1200 revs en une cinquantaine de jours, soit un mois et deux tiers et il se sentit un petit peu mieux. Il lui demanda ensuite si elle savait combien de temps mettraient ses jambes à guérir.

« Je serai probablement capable de marcher avec des béquilles dans un kilorev », et elle ajouta, serviable :

« Ça fait quarante-deux jours.

— Tu n’irais pas bien loin sur des béquilles, ici.

— C’est probable, s’il y a de l’escalade à faire.

— Il y a de l’escalade à faire », indiqua Robin qui avait exploré les alentours sur un rayon de deux à trois kilomètres.

« Dans ce cas, il faudrait compter jusqu’à cinq kilorevs pour une guérison complète. Quatre peut-être. Je doute d’être très vaillante en moins de trois.

— Jusqu’à sept mois. Peut-être cinq ou six. » Chris fit le calcul puis se détendit quelque peu. « Ce sera juste mais je pense qu’on peut te sortir de là avant que tu n’arrives à terme. »

Valiha parut perplexe puis son visage s’éclaira.

« Je vois ton erreur, dit-elle placidement. Tu croyais qu’il me faudrait neuf de vos mois pour faire le boulot. Nous sommes plus rapides que ça. »

Chris se frotta les yeux avec la paume des mains.

« Combien de temps ?

— Je me suis souvent demandé pourquoi les femelles humaines avaient besoin d’autant de temps pour produire quelque chose d’aussi petit et d’aussi inachevé – sauf votre respect. Nos petits à nous sont capables dès la naissance de…

— Combien de temps ? répéta Chris.

— Cinq kilorevs, dit Valiha. Sept mois. Je lui donnerai certainement naissance avant de pouvoir espérer remarcher. »


* * *

L’intemporalité commençait à l’effrayer : un beau jour, il se surprit à tenter de rétablir la chronologie des événements ayant suivi la découverte de Valiha ; en vain. Il retrouvait une partie des choses parce qu’elles s’étaient enchaînées lors d’une période d’éveil. Il était certain d’avoir réduit les fractures de Valiha peu après sa discussion avec Robin parce qu’il avait souvenance de l’avoir laissée pour s’apprêter à l’opération. Il se rappelait la capture de leur premier oiseau-luire parce qu’elle avait suivi leur première période de sommeil.

Les petites créatures luminescentes n’avaient pas peur d’eux mais elles évitaient les zones d’activité. Tant qu’ils évoluaient autour du camp, les oiseaux-luire restaient à distance mais dès qu’ils s’apprêtaient à dormir, ils arrivaient à tire-d’aile et se perchaient à quelques mètres seulement.

Robin avait pu dès le premier « matin » approcher l’un d’eux et même aller jusqu’à le toucher. Ils avaient apprécié la lumière dispensée par la douzaine d’oiseaux-luire mais, quelques minutes plus tard, ils avaient commencé à s’éloigner. Robin avait attrapé le dernier et l’avait attaché à un piquet autour duquel il avait voleté toute la journée et, dès le lendemain, une autre douzaine d’oiseaux-luire était revenue. Cette fois-ci, elle les captura tous, d’autant qu’ils ne faisaient guère d’efforts pour s’échapper.

C’étaient des créatures globulaires emplies d’air. Des yeux en trou de vrille, pas de tête à proprement parler, des ailes fines comme des bulles de savon et un pied unique muni de deux doigts. Avec la meilleure volonté, Chris ne trouva rien qui pût ressembler à une bouche et tous ses efforts pour les nourrir furent vains. Ils mouraient s’ils restaient captifs plus de deux jours, si bien que Robin et lui ne les utilisaient que durant une seule période de veille, capturant un nouveau groupe chaque matin. Une fois morts, ils n’avaient pas plus de présence qu’un ballon crevé. Touchés au mauvais endroit, ils pouvaient assener une puissante décharge électrique. Chris avait une théorie selon laquelle ils contenaient du néon – la lumière orangée y faisait nettement penser –, mais c’était tellement improbable qu’il la garda pour lui.

Avec Robin, ils avaient déplacé Valiha au tout début de leur séjour : ils s’étaient tous lassés de leur perchoir incliné de vingt degrés à dix mètres de hauteur. Chris s’était creusé un bon moment pour trouver le meilleur moyen de la déplacer avant que Robin ne lui suggère tout simplement de la porter. À sa surprise, cela marcha. Après avoir confectionné une civière, ils gagnèrent le plateau par étapes de quelques mètres à la fois. Dans cette gravité d’un quart de g, ils pouvaient tout juste soulever à deux la Titanide même s’ils ne pouvaient pas la Porter longtemps.

Ce fut sur le plateau qu’ils établirent leur camp et s’installèrent pour la longue attente. À l’époque, ils étaient encore loin d’envisager avec optimisme leurs chances de survie car même avec le plus sévère rationnement, les vivres ne leur dureraient pas plus de cinq ou six cents revs. Mais ils n’en construisirent pas moins un abri comme s’ils s’attendaient à rester les six ou sept mois nécessaires à Valiha pour qu’elle se rétablisse. Ils dressèrent la tente et passèrent le plus clair de leur temps à l’intérieur bien qu’il n’y eût pas de précipitations et que la température se maintînt uniformément à vingt-huit degrés. On s’y sentait simplement mieux que dans la caverne emplie d’échos.

Valiha se mit à leur sculpter des objets. À tel point que Robin passait son temps à la recherche des rares arbres rabougris qui seuls fournissaient un bois susceptible d’être taillé. La Titanide semblait la moins affectée par l’ennui ; pour elle, ce n’était qu’une sieste prolongée. Chris se disait que pour un humain, ce serait l’équivalent d’un sommeil de six mois.

Ils étaient dans la partie ouest d’une caverne irrégulière qui faisait en moyenne un kilomètre de largeur et s’étendait vers l’est sur une distance indéfinissable. Le sol en était un désespérant chaos d’éboulis, de crevasses, d’arêtes, de puits et de pentes. Aux minuscules points de lumière qu’étaient devenus les oiseaux-luire suspendus au plafond, on pouvait en déduire que celui-ci était distant d’au moins un kilomètre. Plus peut-être. Au nord comme au sud, on comptait une incroyable quantité d’ouvertures. Des entrées de tunnel débouchaient sur des corridors fort semblables à celui par lequel ils s’étaient enfuis. La plupart semblaient avoir été forés à même la roche ; quelques-uns étaient étayés par des troncs. Certains montaient, d’autres descendaient. D’autres encore étaient horizontaux mais tous se divisaient au bout d’une centaine de mètres en deux ou trois autres tunnels et si peu qu’on suive assez loin ces derniers, ils bifurquaient également. Qui plus est, les parois rocheuses avaient des fissures analogues à celles des grottes naturelles. Ces failles ouvraient sur un tel chaos qu’il semblait vain de les explorer. Un chemin prometteur donnait sur un passage si étroit que même Robin avait peine à s’y faufiler, puis débouchait sur une salle dont elle ne pouvait que deviner les dimensions.

Au début, Chris accompagna Robin dans ses explorations mais en revenant, il trouvait chaque fois Valiha dans un tel état de désespoir qu’il cessa bientôt. Par la suite, Robin partit seule chaque fois qu’elle put obtenir l’approbation de Chris.

Ce dernier était impressionné des changements intervenus chez la jeune fille. Ce n’était peut-être pas une révolution, mais pour qui la connaissait, c’était spectaculaire : elle l’écoutait et, généralement, faisait ce qu’il lui disait même lorsque c’était contraire à ses désirs. Au début, il en fut étonné : il ne l’aurait pas crue disposée à obéir à un homme. Une plus ample réflexion l’amena à la conclusion que le fait d’être un mâle n’était pas le point important. Robin s’était raisonnablement bien comportée comme membre d’un groupe mené d’abord par Gaby puis par Cirocco, mais Chris avait l’impression que si l’une ou l’autre lui avait demandé de faire une chose qu’elle répugnait à accomplir, elle les aurait plaquées sur-le-champ. Elle n’aurait rien fait pour nuire au groupe – à moins qu’on ne pût qualifier de nuisible un tel abandon –, mais elle gardait toujours à l’esprit la possibilité de faire cavalier seul ; elle n’avait pas l’esprit d’équipe.

Elle ne s’était pas non plus transformée comme par magie en domestique sous la tutelle de Chris. Pourtant, il y avait une différence. Elle était plus encline à prêter l’oreille à ses arguments, à reconnaître quand il avait raison. Il n’y avait pas eu de bagarre. En un sens, on n’avait guère besoin d’un chef dans un groupe réduit à trois éléments mais comme Robin prenait rarement l’initiative et Valiha jamais, le rôle échut en fait à Chris. Robin était trop égocentrique pour être un chef. Par moments, cela la rendait insupportable pour son entourage. À présent, elle avait quelque chose en plus : Chris y voyait une touche d’humilité et de responsabilité. C’était l’humilité qui lui permettait d’admettre qu’elle pût se tromper et d’écouter ses arguments avant de prendre une décision. Et c’était la responsabilité vis-à-vis de quelque chose de plus important qu’elle qui la poussait à rester avec Chris et Valiha jour après jour, malgré l’ennui, plutôt que de partir chercher du secours de son côté, ce qui était son plus cher désir.

Sur bien des points on faisait des compromis. Le gros écueil venait de ses explorations de la caverne. La même discussion revenait à l’infini, pratiquement dans les mêmes termes et ils n’y croyaient pas plus l’un que l’autre : L’ennui se faisait intense, ils avaient épuisé tous les sujets qu’ils avaient en commun et les désaccords finissaient par leur procurer une diversion bienvenue.

Je n’aime pas te voir partir seule comme ça », disait Chris pour au moins la vingtième fois. « J’ai un peu lu sur la spéléo et ce n’est pas du tout comme d’aller nager tout seul au large.

— Mais tu ne peux pas venir avec moi. Valiha a besoin de toi.

— Je suis désolée », dit Valiha.

Robin toucha la main de la Titanide et lui assura qu’elle ne lui reprochait rien, s’excusant même d’avoir abordé cet épineux sujet. Quand Valiha fut apaisée, elle poursuivit :

« Quelqu’un doit y aller. On mourra tous de faim si je n’y vais pas. »

Elle avait raison et Chris le savait. Il n’y avait pas que des oiseaux-luire dans la caverne et ces animaux ne semblaient, eux non plus, ni craintifs ni agressifs. On pouvait les approcher et les tuer facilement mais il était moins facile de les dénicher. Robin en avait jusqu’à présent découvert trois espèces, chacune de la taille d’un gros chat ; dépourvus de poil et de dents, ils étaient lents comme des tortues. Nul ne savait à quoi ils pouvaient bien passer leur existence mais Robin les trouvait toujours gisant immobiles à proximité de cônes gris d’une substance élastique et chaude qui pouvait aussi bien être une plante qu’un animal sessile mais qui était sans doute vivante et s’enracinait fermement au sol. Elle avait baptisé ces masses caoutchouteuses des trayons parce qu’elles évoquaient des pis de vache et les trois sortes d’animaux : concombres, laitues et crevettes. Non à cause de leur goût – tous trois ressemblaient plus ou moins à du bœuf –, mais d’après les trois organismes terriens qu’ils copiaient. Elle avait marché à côté des concombres pendant des semaines avant de buter accidentellement dans un spécimen qui l’avait alors regardée, révélant ses grands yeux ahuris.

« On se débrouille très bien, répondit Chris. Je ne vois pas pourquoi tu éprouves le besoin de sortir encore plus souvent. » Mais ce disant, il savait bien qu’il avait tort. Certes, ils avaient de la viande, mais tout juste assez pour l’énorme appétit de Valiha.

« On n’en aura jamais trop », contra Robin tout en indiquant du regard qu’ils n’allaient pas discuter de ce qu’ils pensaient tous les deux en présence de Valiha. Ils avaient déjà débattu de sa grossesse et lui avaient indiqué une partie de leurs craintes pour découvrir qu’elle les partageait tout autant et s’inquiétait de ne pas avoir suffisamment de nourriture ou de ne pas avoir le régime convenable pour un développement harmonieux de son enfant. « Ces machins sont durs à trouver, poursuivait Robin. J’aimerais mieux qu’ils détalent à mon approche. Tels qu’ils sont, je peux passer à moins d’un mètre d’eux sans même les voir. »

Et la discussion se poursuivait à l’infini sans jamais aboutir à rien.

Robin partait un jour sur deux, ce qui était deux fois moins que ce qu’elle voulait et mille fois trop pour le goût de Chris. Lorsqu’elle n’était pas là, Chris passait son temps à l’imaginer gisant brisée au fond d’un puits, inconsciente, hors d’état d’appeler à l’aide ou trop loin pour qu’on l’entende. Lorsqu’elle était au camp, elle passait son temps à tourner en rond, à faire les cent pas, à lui crier après, à s’excuser puis à crier encore. Elle l’accusait de se conduire comme sa mère, de la traiter comme une enfant, sur quoi il rétorquait qu’elle se conduisait effectivement comme une enfant, et qui plus est, une enfant capricieuse et mal élevée et chacun d’eux savait que l’autre avait raison et ni l’un ni l’autre ne pouvaient rien y faire. Robin brûlait d’aller chercher du secours mais ne pouvait partir tant qu’ils auraient besoin d’elle pour chasser et Chris désirait tout autant partir mais ne pouvait le dire devant Valiha, si bien qu’ils bouillonnaient et s’asticotaient et que le problème semblait insoluble jusqu’au jour où Robin, de colère, plongea son couteau dans l’un des trayons gris, ce qui lui valut d’être arrosée d’un liquide gluant et blanc.


* * *

« C’est le lait de Gaïa », dit avec joie Valiha et sans attendre, elle vida l’outre que Robin avait remplie.

« Je n’aurais pas cru qu’on en trouve à cette profondeur.

Dans mon pays, il coule entre deux et dix mètres sous le sol.

— Que veux-tu dire par “lait de Gaïa” ? demanda Chris.

Je ne sais comment mieux l’expliquer ; c’est tout simplement cela : le lait de Gaïa. Et cela signifie que mes ennuis sont terminés. Mon fils pourra profiter grâce à lui. Le lait de Gaïa contient tout ce qui est nécessaire à la subsistance.

— Et nous ? demanda Robin. Est-ce que des pers… est-ce que des humains peuvent également en boire ?

— Les humains s’en trouvent fort bien. C’est l’aliment universel.

— Quel goût ça a, Robin ? demanda Chris.

— Je ne sais pas, moi. Tu croyais pas que j’allais en boire, non ?

— Les humains de ma connaissance qui l’ont essayé disent que c’est légèrement amer, dit Valiha. Je suis assez d’accord mais je crois que sa qualité varie d’une rev à l’autre. Quand Gaïa est contente, il devient plus sucré. Lorsqu’elle est en colère, son lait épaissit et devient écœurant mais il est toujours nourrissant.

— D’après toi, comment se sent-elle à l’heure actuelle ? » s’enquit Robin.

Valiha leva l’outre pour boire les dernières gouttes. Elle dodelina du chef pensivement.

« Soucieuse, je dirais. »

Robin rit : « Qu’est-ce qui pourrait rendre Gaïa soucieuse ?

— Cirocco.

— Que veux-tu dire ?

— Ce que j’ai dit. Si la Sorcière vit toujours et si nous survivons pour lui raconter les derniers instants de Gaby et lui répéter ses dernières paroles, Gaïa tremblera. »

Robin paraissait dubitative et Chris partageait in petto son point de vue. Il ne voyait pas en quoi Cirocco pouvait présenter une menace pour Gaïa.

Mais la signification de sa découverte n’avait pas échappé à Robin :

« À présent, rien ne m’empêche d’aller chercher du secours », dit-elle pour commencer une discussion qui allait durer trois jours et dont Chris était sûr dès le début de sortir perdant.


* * *

« La corde. Tu es sûre d’avoir assez de corde ?

— Comment puis-je savoir combien il en faut ?

— Et les allumettes ? Tu as pris les allumettes ?

— Elles sont ici. » Robin tapota la poche de son manteau, attaché au sommet du sac qu’ils avaient confectionné avec une des sacoches de Valiha. « Chris, arrête un peu. On a déjà fait l’inventaire une douzaine de fois. »

Chris savait qu’elle avait raison, savait que son agitation de dernière minute n’était qu’un moyen de retarder son départ. Il s’était écoulé quatre jours depuis sa capitulation finale.

Ils avaient repéré le plus proche des trayons de Gaïa et laborieusement en avaient approché Valiha. Bien que la distance de leur camp ne fût que de trois cents mètres en ligne droite, cette ligne traversait deux ravins escarpés. Ils avaient fait un demi-kilomètre vers le nord pour trouver un passage puis un kilomètre vers le sud et retour.

« Tu as ton outre ?

— Ici même. » Elle la fit passer par-dessus son épaule et se pencha pour saisir son sac. « J’ai tout, Chris. »

Il l’aida à se harnacher. Elle avait l’air si frêle, une fois le sac en place. Ainsi surchargée de barda, elle lui faisait irrésistiblement penser, avec un serrement de cœur, à une toute petite fille qu’on habille pour sortir jouer dans la neige. En cet instant, il aurait voulu la protéger. C’était tout juste ce qu’il ne pouvait pas faire et qu’elle ne voulait pas qu’il fît ; alors, il se détourna pour qu’elle ne voie pas sa tête : il n’avait aucune envie que leur discussion reprenne.

Mais il ne pouvait s’empêcher de parler.

« N’oublie pas de marquer la piste. »

Sans un mot, elle prit le petit piolet pour le glisser dans une boucle de sa ceinture. C’était une ceinture magnifique, confectionnée par les mains habiles de Valiha à partir d’une peau de concombre tannée.

Leur plan était qu’une fois Valiha en état de marcher à l’aide de béquilles, elle et Chris suivraient la piste ouverte par Robin. Chris aimait mieux ne pas y songer parce que si d’ici là, Robin n’avait pas réussi à revenir avec des secours, c’est que le malheur se serait abattu sur elle.

« Si tu ne trouves plus de trayons, tu continues trois tours de veille après l’épuisement de ta gourde puis tu fais demi-tour si tu n’en as pas découvert d’autres.

— Quatre. Quatre tours de veille.

— Trois.

— On s’était mis d’accord sur quatre. »

Elle le regarda et laissa échapper un soupir. « D’accord. Trois, si ça peut te faire plaisir. » Ils restèrent à se dévisager un moment puis Robin s’avança et lui passa le bras autour de la taille.

« Fais bien attention à toi, lui dit-elle.

— J’allais te dire la même chose. »

Ils rirent nerveusement, puis Chris l’enlaça. Pendant quelques instants d’embarras, il se demanda si elle avait envie d’être embrassée puis il décida de se lancer et de l’embrasser tout de même. Elle l’étreignit, puis s’écarta en détournant les yeux. Enfin, elle le regarda, sourit et se tourna pour partir.

« Au revoir, Valiha.

— Au revoir, mon petit, répondit Valiha. J’ajouterais bien : Que Gaïa t’accompagne, mais j’ai l’impression que tu préfères partir seule.

— C’est parfaitement exact. Qu’elle reste dans son moyeu à s’occuper de la Sorcière. On se revoit dans un kilorev. »

Chris la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse : il crut la voir s’arrêter pour leur faire signe mais il n’en était pas sûr. On ne distingua plus bientôt que la lueur tressautante des trois oiseaux-luire qu’elle transportait dans une cage d’osier, puis cette lueur disparut à son tour.


* * *

Le lait de Gaïa était effectivement amer et plus encore avec le départ de Robin. Son goût changeait certes légèrement d’un jour à l’autre mais c’était loin de suffire au besoin de variété qui tenaillait Chris. Au bout d’un hectorev, il avait déjà des haut-le-cœur rien qu’à y penser et il en venait à se demander s’il ne valait pas mieux se laisser crever de faim que de se sustenter avec cette saleté répugnante.

Il partait fureter alentour aussi souvent que possible, tout en ayant soin de ne jamais laisser Valiha seule trop longtemps.

Lors de ces expéditions, il amassait du bois et, de temps à autre, ramenait l’une de ces créatures indigènes. C’était toujours l’occasion de réjouissances car Valiha ressortait ses réserves d’épices pour les accommoder à chaque fois d’une manière différente. Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle ne touchait que du bout des lèvres les plats qu’elle préparait. Chris était certain que ce n’était pas parce qu’elle préférait le lait. Plus d’une fois, il voulut insister pour qu’elle mange sa part mais sans jamais se résoudre à le lui dire. Il mangeait alors sa portion comme un avare, faisait durer le repas des heures, mais en reprenait toujours quand on lui en proposait. Il se détestait d’agir ainsi mais ne pouvait s’en empêcher.

Le temps se brouillait. Les aiguilles du temps s’étaient émoussées depuis le jour de son arrivée en Gaïa. En fait, avant même, car le voyage en navette spatiale avait commencé de le détacher du temps terrestre. Avait alors suivi le gel des heures dans cette éternité de l’après-midi d’Hypérion, puis la lente progression vers la nuit et, de nouveau, vers le jour. Le processus était à présent achevé.

Sa folie l’avait repris, après un long hiatus entre le début du Carnaval à Crios et l’arrivée dans la caverne. Folie, et non plus « absences » comme disaient ses médecins, du bout des lèvres : parce qu’il n’y avait pas d’autre mot. Il ne croyait plus que Gaïa pût le guérir, même si elle l’avait voulu et d’ailleurs, il ne voyait vraiment pas pour quelle raison elle aurait dû le vouloir. Il était certainement condamné à passer sa vie en compagnie de ses doubles dérangés et il devrait s’en accommoder au mieux.

À vrai dire, c’était plus facile dans la caverne que partout ailleurs. Il lui arrivait souvent de ne même pas le remarquer. Il reprenait ses esprits dans un endroit où il ne se rappelait pas être venu sans pouvoir dire s’il était fou ou tout simplement dans la lune. À chaque fois, il se retournait anxieusement vers Valiha, de crainte de lui avoir fait quelque mal. Mais non. En fait, elle semblait souvent même plus heureuse que jamais. C’était encore une chose qui lui rendait sa folie plus douce. Valiha s’en fichait et même semblait le préférer dans cet état.

Dans son délire, il en vint à se demander si c’était là le traitement imaginé par Gaïa. Ici-bas, sa folie n’avait aucune importance. Tout seul, il s’était trouvé une situation dans laquelle il était aussi normal que quiconque.

Sans qu’ils aient eu besoin d’en discuter, Valiha avait repris la tâche de cocher le calendrier après chacun de ses sommes. Comme pour le reste, il prit cela pour un indice effectif de ses rechutes dans la folie. Il ignorait ce qu’il faisait durant ces périodes. Il ne le demanda pas à Valiha et elle ne lui en parla jamais.

Ils parlaient de tout le reste. Les corvées au camp ne prenaient guère plus d’une « heure » par « jour », ce qui leur laissait entre neuf et quarante-neuf heures sans rien faire sinon bavarder. Au début, ils parlèrent d’eux-mêmes, avec pour conséquence que Valiha eut tôt fait d’épuiser le sujet : Il avait oublié combien elle pouvait être incroyablement jeune. Bien qu’elle fût adulte, elle n’avait qu’une expérience honteusement limitée. Mais Chris ne fut pas beaucoup plus long à venir lui aussi à bout de son existence ; ils passèrent donc à autre chose. Ils évoquèrent leurs espoirs et leurs craintes, discutèrent philosophie – titanide et humaine. Ils inventèrent des jeux et se racontèrent des histoires. Valiha fut une médiocre joueuse mais une conteuse remarquable. Elle avait une imagination, une perspective, juste assez décalées par rapport au point de vue humain pour réussir à l’étonner sans cesse par son insouciante perspicacité face à des domaines normalement en dehors de sa compréhension. Chris commençait à voir comme jamais auparavant ce que signifiait d’être presque humain sans l’être tout à fait. Il se prit à plaindre tous ces milliards d’êtres humains qui avaient vécu avant tout contact avec Gaïa et n’avaient donc pu avoir l’occasion de communier avec une créature aussi improbable et séduisante.

La patience de Valiha en particulier l’émerveillait. Il devenait peut-être fou et pourtant, il gardait une plus grande liberté de mouvement qu’elle. Il commençait à comprendre cette pratique courante d’abattre les chevaux blessés aux jambes : ils n’étaient pas bâtis pour demeurer couchés. Les jambes d’une Titanide avaient beau être considérablement plus flexibles que celles d’un cheval terrestre, Valiha endurait une terrible épreuve. Pendant un demi-kilorev elle n’avait guère pu que rester immobile sur le flanc. Lorsque les os eurent commencé à se ressouder, elle s’assit mais sans pouvoir garder longtemps cette position car elle devait maintenir tendus devant elle ses antérieurs raidis, immobilisés dans leur gouttière.

Le premier indice qu’il eut de son inconfort fut lorsqu’elle mentionna, en passant, que les Titanides hospitalisées étaient suspendues dans un hamac, en laissant pendre les membres blessés. Il s’étonna :

« Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?

— Je ne voyais pas à quoi cela aurait pu servir, puisque…

— Crottin ! » s’exclama-t-il, en s’attendant à la voir sourire. C’était devenu son juron favori, une manière de se moquer gentiment en faisant semblant de râler devant la corvée quotidienne de nettoyage. Mais cette fois, elle ne sourit pas.

« Je crois que je pourrais t’installer quelque chose comme ça, expliqua-t-il. Tu te tiendrais sur les postérieurs, d’accord ? Alors, avec une espèce de berceau passant entre les antérieurs et derrière eux… je pense que c’est faisable. » Il attendit, mais elle ne dit rien. Elle ne voulait même pas le regarder.

« Qu’y a-t-il, Valiha ?

— Je ne veux pas être une source de problèmes », répondit-elle de manière presque inaudible avant de se mettre à pleurer.

C’était la première fois qu’il la voyait pleurer. Quel idiot faisait-il d’avoir cru sous prétexte qu’elle ne pleurait pas que tout allait pour le mieux ! Il s’approcha ; elle l’accueillit avec flamme. C’était bizarre au début, de réconforter quelqu’un de ce gabarit surtout que la posture qu’imposait son état ne facilitait pas les choses. Il se détendit pourtant bientôt et parvint à la consoler en ne songeant qu’à l’instant présent. C’est vrai qu’elle ne lui avait jamais demandé grand-chose, s’aperçut-il, et même ce peu, il ne le lui avait pas donné.

« Ne t’inquiète pas pour ça, susurra-t-il dans la longue coquille ourlée de son oreille.

— J’ai été si stupide, gémit-elle. C’était stupide de se casser, les jambes.

Tu ne peux pas t’accuser d’un accident.

Mais je me rappelle : pas grand-chose, mais je me rappelle au moins cela. J’étais tellement terrorisée. Je ne sais plus ce qui s’est passé là-bas… là-bas dans l’escalier. Je me rappelle une douleur terrible ; je n’avais qu’une seule idée : fuir. J’ai couru et j’ai couru et lorsque je suis arrivée devant le ravin, j’ai sauté, tout en sachant pertinemment que je n’atteindrais jamais l’autre bord.

— On fait tous des bêtises lorsqu’on a peur, la raisonna-t-il.

— Oui, mais maintenant tu es coincé ici par ma faute.

— Nous sommes coincés tous les deux, admit-il. Je ne prétendrai pas que je me plais ici ; ce serait idiot. Aucun de nous n’a envie de moisir ici. Mais aussi longtemps que tu seras mal en point je resterai avec toi. Et je ne te reproche rien de ce qui est arrivé pour la bonne et simple raison que rien n’est de ta faute. »

Elle ne dit rien mais continua de sangloter doucement un long moment. Lorsqu’elle eut fini de pleurer, elle renifla bruyamment et le regarda dans les yeux.

« J’ai envie de rester ici, dit-elle.

— Quoi ? » Il se recula légèrement mais elle le tenait bien.

« Je veux dire que je t’aime beaucoup.

— Je ne crois pas que ce soit vraiment moi que tu aimes. »

Elle hocha la tête. « Je vois ce que tu veux dire, mais ce n’est pas vrai. Je t’aime tout le temps, que tu sois calme ou enragé. Tu as tant de facettes. J’ai l’impression d’être peut-être la seule à les avoir connues toutes. Et je les aime toutes.

— Quelques toubibs ont prétendu les connaître toutes », remarqua-t-il sans joie. Comme Valiha ne répondait pas, il en vint à la question qu’il redoutait de poser depuis un long moment : « Est-ce que je te fais l’amour quand je suis fou ?

— Nous faisons l’amour avec tumulte et passion. Tu es mon étalon viril et je suis ton androgyne érotomane. Nous passons des ébats frontaux à la communion antérieure puis on se titille à tâtons. Ton pénis…

— Stop, stop ! Je ne t’ai pas demandé de détails salaces.

— Je n’ai rien dit de rhyparographique, rétorqua-t-elle vertueusement.

— Je n’ai pas… qu’est-ce que t’as fait ? T’as bouffé un dictionnaire ?

— Je me dois de connaître tous les termes anglais, pour mon expérience.

— Que… ? tant pis, tu me raconteras ça plus tard. Je sais que je t’ai fait l’amour une fois. Je voulais juste savoir si je continuais.

— Pas plus tard qu’il y a vingt ou trente revs.

— Et ça ne te gêne pas que je fasse ça seulement lorsque je suis fou ? »

Elle considéra la question. « J’ai toujours eu du mal à comprendre ce que tu voulais dire par fou. Parfois, tu perds une partie de tes inhibitions – encore un terme avec lequel j’ai des difficultés. Cela te crée des problèmes avec les femmes humaines qui ne désirent pas copuler avec toi, et avec tous ceux qui se mettent en travers de tes désirs. Moi, je n’ai pas de problème parce que dès que tu commences à devenir turbulent, je te prends par les cheveux et je te tiens à bout de bras. Quand tu es calmé, je te raisonne. Tu y réagis parfaitement bien. »

Chris eut un rire qui même pour lui sonnait creux.

« Tu me sidères. J’ai été examiné par les meilleurs médecins de la Terre. La seule chose qu’ils ont pu faire, c’est de me donner des pilules à peu près inefficaces. Ils seraient fascinés d’entendre ton traitement : le prendre par les cheveux, le tenir à bout de bras et raisonner avec lui. Ah, douce raison !

— Ça marche, rétorqua-t-elle sur la défensive. Je suppose que ça pourrait fonctionner dans une société où tout le monde serait plus grand que toi.

— Mon comportement dans ces moments-là ne te fait pas reculer ? Les Titanides ne se violent jamais, n’est-ce pas ? Je m’attendais à ce que tu me trouves… disons, répugnant, lorsque je me comporte ainsi. C’est tellement anti-titanien.

— Je trouve la plupart des comportements humains anti-titaniens. Peut-être, lorsque tu es « fou », ton comportement est-il un soupçon plus agressif que la normale mais toutes tes passions s’en trouvent exaltées, l’amour comme l’agressivité.

— Je ne suis pas amoureux de toi, Valiha.

— Si, tu l’es. Même cette partie de toi, celle qui est raisonnable, m’aime d’un amour de Titanide : immuable mais trop grand pour n’être réservé qu’à une seule personne. C’est toi qui me l’as dit lorsque tu étais fou. Tu m’as dit que ton moi raisonnable n’admettrait pas cet amour.

— Il t’a menti.

— Tu ne me mentirais pas.

— Mais je suis là pour être guéri de tout ça ! s’exclama-t-il avec une frustration croissante.

— Je sais, gémit-elle, de nouveau au bord des larmes. J’ai si peur que Gaïa te guérisse et que tu ne connaisses jamais ton amour pour moi ! »

Chris n’avait jamais entendu une discussion aussi dingue. Mais peut-être était-ce lui qui l’était, dingue ; définitivement. C’était dans le domaine du possible. Mais il ne voulait pas la voir pleurer ; c’est vrai qu’il l’aimait bien et soudain, ça ne rima plus à rien de lui résister. Il l’embrassa. Elle répondit instantanément à son baiser, avec une force et une passion alarmantes, puis elle s’interrompit pour coller ses lèvres contre son oreille :

« N’aie pas peur, lui dit-elle. Je ferai doucement. »

Il sourit.


* * *

Ce ne fut pas facile mais en fin de compte il parvint à confectionner le berceau lui permettant de se reposer confortablement pendant que ses jambes guérissaient. Dénicher trois perches suffisamment longues et solides parmi les buissons rabougris qui, dans cette caverne passaient pour des arbres, ne fut pas une mince affaire mais une fois qu’il les eut trouvées, il n’eut pas de mal à monter un grand trépied. Il avait juste assez de corde pour faire l’écharpe qu’il rembourra avec l’étoffe de vêtements inutiles dans la chaleur de la grotte. Quand ce fut terminé, Valiha se hissa avec précaution à la force des mains et Chris positionna ses jambes dans les boucles. Elle se laissa glisser dans le berceau en poussant un soupir de contentement. Par la suite, elle devait passer le plus clair de son temps avec les sabots antérieurs suspendus à quelques centimètres du sol.

Mais pas tout le temps. Dans le berceau, il n’était pas possible de faire l’amour frontalement et cette activité était rapidement devenue une part importante de leur existence. Chris ne tarda pas à se demander comment il avait pu survivre si longtemps sans cela puis il comprit qu’évidemment la question ne se posait pas : il n’avait pas cessé de faire l’amour avec elle depuis le début. Il sentait maintenant qu’il aurait probablement succombé au désespoir pour se laisser dépérir et mourir de faim au milieu de l’abondance. Même le lait de Gaïa avait meilleur goût et il se demanda si la différence venait de lui et non de Sa Majesté.

Valiha n’était pas une femme : ça n’aurait rimé à rien de se hasarder à la trouver mieux ou moins bien ; elle était différente. Elle avait un vagin frontal qui se conformait à son anatomie avec une lubrique précision trop belle pour être le fruit du hasard cosmique. C’est presque s’il n’entendait pas glousser Gaïa. Quelle blague vis-à-vis de l’humanité de s’être arrangé pour que la première intelligence non humaine qu’elle rencontre fût en mesure de jouer aux mêmes jeux et avec le même équipement ! Valiha était un vaste terrain de jeux charnels, du bout de son large nez à l’extrémité de ses sabots arrière en passant par toute la surface de sa douce peau dorée et tachetée. Elle était entièrement humaine – sur une plus grande échelle – par la caresse de ses mains, la masse de ses seins, le goût de sa peau, de ses lèvres et de son clitoris. Et en même temps, elle était parfaitement inhumaine avec ses genoux saillants, les muscles lisses et fermes de son dos, de ses hanches et de ses cuisses, et avec l’imposante saillie de son pénis lorsqu’il émergeait, humide et glissant, de son fourreau. Lorsqu’il l’embrassait dans le creux derrière ses oreilles d’âne si expressives, elle avait une odeur humaine.

Il eut au début du mal à admettre la présence de la plus grande partie de son corps. Il essaya bien de faire comme si elle n’existait que de la tête au pubis, en ignorant la surabondance sexuelle qu’elle contenait. Mais Valiha lui fit découvrir en douceur les surprenantes possibilités de ses deux autres tiers. Ses hésitations étaient partiellement attribuables à ce Préjugé latent qu’il avait combattu lorsqu’il le rencontrait chez les autres, sans s’apercevoir qu’il le partageait également : une partie de son corps était chevaline, cela voulait donc dire qu’elle était partiellement cheval et on ne devait pas avoir de rapports avec les animaux. Il dut se débarrasser de tout cela. Il découvrit que c’était étonnamment facile : par bien des côtés, elle était moins chevaline que lui n’était simiesque. Une autre barrière avait également été dès le début soulevée par Valiha elle-même : elle était androgyne – quoique gynandre eût été le plus approprié de ces deux termes non prévus pour le cas des Titanides. Chris n’avait jamais été homosexuel. Valiha lui fit comprendre que cela ne signifiait rien lorsqu’ils faisaient l’amour ensemble. Elle était tout à la fois et que ses organes antérieurs fussent aussi énormes ne changeait rien à l’affaire. Chris avait toujours su que le coït n’était qu’une faible part de l’acte d’amour.


* * *

Les béquilles titanides étaient de longues et robustes cannes munies d’appuis rembourrés pour les aisselles, peu différentes de leurs homologues en usage chez les hommes depuis des millénaires. Chris n’eut donc aucun mal à en confectionner une paire.

Au début, Valiha ne marcha qu’une cinquantaine de mètres avant de revenir vers la tente après s’être reposée. Mais bientôt elle se sentit capable d’aller plus loin. Chris plia la tente et prit tout le barda sur son dos. La charge était volumineuse, en particulier à cause des mâts du trépied. Il n’y serait jamais parvenu sans cette faible pesanteur. Et même avec cet avantage, c’était dur.

Valiha progressait en roulant les épaules, levant tour à tour ses béquilles puis faisant suivre ses postérieurs. Ce mouvement engendrait une contrainte inhabituelle au niveau des épaules, de la partie humaine de son dos et de la courbure à angle droit de son épine dorsale. Chris n’avait aucune idée de l’agencement du squelette dans cette zone ; la seule chose dont il était sûr était que sa structure vertébrale devait être fort différente de la sienne pour lui permettre de tourner complètement la tête ou d’exécuter quelques-unes des contorsions improbables dont il avait pu être le témoin. Mais elle lui ressemblait assez pour attraper des tours de rein. Chaque fin d’étape la voyait grimaçant de douleur. Les muscles au creux de son dos étaient raides comme des câbles tendus. Malgré les efforts de Chris, les massages ne suffisaient pas. Pour lui procurer quelque soulagement, il dut finalement la marteler de ses poings comme s’il attendrissait de la viande.

Ils s’endurcirent même s’ils savaient l’un et l’autre que la tâche n’allait pas devenir plus facile. Ils allongèrent progressivement chaque étape jusqu’à un maximum que Chris estima à un kilomètre et demi. Chaque jour, ils passaient le long des nombreuses marques laissées par Robin lors de son avance. Il était impossible de savoir de quand elles dataient et il était inutile de discuter de ce qu’ils pensaient tous les deux : de toute façon, elle aurait dû revenir avec des secours depuis fort longtemps.

Ils s’acharnaient et chaque jour la question grandissait dans leur esprit :

Où était passée Robin ?

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