40. L’Héritage de nos pères

Il devait exister des tâches plus faciles que de guider une Titanide enceinte et estropiée à travers un terrain sombre qui aurait découragé un mouflon. D’un autre côté, Chris n’avait pas de mal à imaginer deux ou trois activités sans doute plus difficiles et une foule d’autres bien moins plaisantes. Avoir une compagnie fournissait une compensation tout comme le fait que l’itinéraire fût balisé.

Tout s’équilibrait et il semblait bien que les choses étaient telles qu’elles devaient être. Les bras de Valiha s’étaient musclés mais leur progression ne s’était pas améliorée car elle avait pris du poids : Ils devaient redoubler de prudence de peur que sa maladresse croissante ne fût cause d’une chute dommageable pour ses antérieurs encore fragiles. Avec l’approche du terme de sa grossesse, les délices nouvelles des jeux sexuels antérieurs s’espacèrent pour cesser enfin. Mais les rapports frontaux s’étaient améliorés encore, à mesure que ses jambes guérissaient. Chris perdit graduellement cette excitante et exotique sensation d’étrangeté qu’il éprouvait naguère en sa présence, au point qu’il en venait à se demander parfois ce qu’il avait bien pu lui trouver de bizarre. Et pourtant, en même temps que leur familiarité, s’était développée une tolérance mutuelle qui les rapprochait.

Valiha enflait comme un potiron mûrissant. Sa beauté devenait de plus en plus radieuse en même temps que, curieusement, ses taches de rousseur se multipliaient.

Il y aurait peu de surprises : Chris était au début complètement ignorant de l’obstétrique titanide mais quand Serpent fut prêt à naître, il en savait autant que Valiha. Nombre de ses suppositions l’avaient mené à de vaines craintes.

Il savait par exemple que Valiha n’utilisait pas au hasard le masculin lorsqu’elle parlait de l’enfant : son sexe avait été décidé en accord avec les deux autres parents. Il savait – mais ne pouvait toujours pas y croire – que Valiha était en communication avec le fœtus, d’une façon qu’elle était dans l’impossibilité d’expliquer de manière convenable. Elle prétendait que c’était ensemble qu’ils avaient décidé de son nom quoiqu’elle l’eût influencé par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. Elle voulait parler de la coutume titanide de baptiser un enfant d’après le premier instrument qu’il ou elle avait reçu. La coutume n’était plus répandue mais Valiha était traditionaliste et depuis quelque temps elle travaillait sur le premier instrument de son fils : un serpent, ce sinueux tube de bois dont on jouait à la manière du cor. Dans la caverne, le choix des matériaux de construction était limité.

Il savait que l’accouchement ne serait ni long ni douloureux et que, dès sa naissance, Serpent saurait parler et marcher. Mais lorsqu’elle lui annonça qu’elle espérait entendre son fils parler l’anglais, Chris pensa immédiatement qu’elle était complètement ridicule. Il ne le lui dit pas mais exprima ses doutes.

« Je sais, répondit Valiha. La Sorcière en doute elle aussi. Ce ne sera pas la première fois qu’on tente de mettre au monde un enfant doté de deux langues maternelles. Et pourtant, même la Sorcière ne dira pas que c’est impossible. Notre génétique n’est pas la vôtre. Bien des choses se passent en nous différemment.

— Par exemple ?

— J’ignore tout de l’aspect scientifique. Mais tu reconnaîtras que nous sommes différentes. La Sorcière est parvenue à croiser avec succès des œufs de Titanide avec le matériel génétique de grenouilles, de poissons, de chiens et de singes en laboratoire.

— Cela va à l’encontre de tout ce que j’ai pu lire en matière de génétique, admit Chris. Non que j’y connaisse grand-chose, moi non plus. Mais quel rapport avec le fait que Serpent parle anglais ? Même s’il avait des parents humains – et tu m’as bien dit que non – tout ce qu’on sait faire à la naissance, c’est brailler.

— La Sorcière appelle ça l’effet Lyssenko. À sa plus grande satisfaction, elle est parvenue à démontrer que les Titanides sont capables d’hériter de caractères acquis. Nous – je parle de celles d’entre nous qui postulent la possibilité de transmission de l’anglais – pensons que ce doit être faisable à condition d’avoir un entraînement adéquat. Tu m’as demandé une fois si j’avais avalé un dictionnaire. Eh bien, c’est presque vrai. L’expérience nécessite que tous les parents possèdent entièrement le vocabulaire anglais. C’est un objectif impossible à atteindre mais nous avons bonne mémoire.

— Je peux en témoigner. » Quelque chose le chiffonnait dans tout ça et il lui fallut un bout de temps pour mettre le doigt dessus. Et même quand il eut trouvé, il ne savait pas au juste pourquoi ça le gênait mais ça le gênait manifestement.

« Ce que j’aimerais bien savoir, c’est pourquoi ? lui demanda-t-il bien plus tard. Pourquoi l’anglais, quand votre langue est si belle ? Ce n’est pas que je la comprenne et pourtant j’aimerais bien. D’après ce que je sais, hormis Cirocco et Gaby qui l’ont eue implantée en elles, aucun humain n’a jamais pu dépasser le stade du petit nègre dans le chant titanide.

— C’est exact. Nous savons la langue d’instinct et les humains, malgré leurs connaissances intellectuelles souvent vastes, ne sont pas doués pour. Nos chants défient l’analyse et se répètent rarement même pour exprimer des pensées identiques. La Sorcière a émis la supposition qu’interviendrait une composante télépathique.

— Quoi qu’il en soit, je voulais savoir – ou plutôt : je voulais te demander – pourquoi vous y travaillez avec une telle ardeur ? Que reprochez-vous au titanide ? Je trouve qu’il est miraculeux de naître en sachant une langue, quelle qu’elle soit. Pourquoi essayer l’anglais ?

— Tu m’as sans doute mal comprise : Serpent saura de toute manière chanter. C’est une chose certaine. Je ne me vois pas essayer de le priver d’un tel don. J’aimerais mieux le voir plutôt naître avec deux jambes seulement, comme… oh ! chéri… Excuse-moi…»

Chris rit et lui dit que ça ne faisait rien.

« Je faisais simplement allusion à ce dicton, employé lorsqu’on rencontre de grandes difficultés ; nous disons dans ce cas : “aller sur deux pieds et qui plus est, deux pieds gauches”.

— Mais bien sûr.

— Je te promets que… tu te moques encore de moi ! Je suppose que je finirai par m’y faire un jour.

— J’espère bien que non. Mais tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu faisais cela.

— J’aurais cru que c’était évident.

— Pas pour moi. »

Elle soupira.

« Très bien. Pour ce qui est de l’anglais, les premiers humains arrivés à Gaïa le parlaient et la langue a pris. Pour ce qui est d’un langage humain, quel qu’il soit… depuis le premier contact, le nombre des humains à vivre ici n’a cessé de s’accroître. Vous ne venez peut-être pas nombreux mais vous arrivez sans arrêt. Ça me semble une bonne idée de vouloir en savoir sur vous le plus possible.

— Les voisins désagréables qui s’incrustent, c’est ça ? »

Valiha réfléchit. « Je ne voudrais pas donner l’impression de dénigrer les hommes. En tant qu’individus, certains d’entre eux sont aussi charmants qu’on puisse le souhaiter…

— Mais pris en bloc, on est carrément chiants.

— Je n’ai pas à émettre de jugement.

— Et pourquoi pas ? Tu es aussi fondée à le faire que n’importe qui ! Et je partage ton opinion. Nous sommes franchement moches dès que nous nous mettons à cogiter ensemble pour inventer des bombes atomiques ou ce genre de choses. Quant aux individus, pour la plupart… diable ! » Il faisait l’expérience d’un accès de chauvinisme qu’il n’aimait guère mais ne pouvait éviter. Ça le fit réfléchir, tenter de trouver quelque défense à lui opposer. En vain. « Tu sais, finit-il par lui dire. Je viens de me rendre compte que je n’ai jamais rencontré de Titanide que je n’aime pas.

— Moi, j’en ai rencontré beaucoup. Et je crois m’y connaître plus que toi. Mais je n’ai jamais trouvé de Titanide avec laquelle je ne pourrais pas m’entendre. Je n’ai jamais entendu parler d’une Titanide qui en tue une autre. Et je n’ai jamais rencontré de Titanide que je haïsse.

— C’est ça la clé, n’est-ce pas ? Vous vous entendez bien mieux que nous autres.

— Je voudrais bien te dire oui.

— Dis-moi. Dis-moi la vérité. Oublie rien qu’une minute que je suis un homme et…

— Je passe mon temps à l’oublier. » Elle essayait de l’éclairer mais Chris ne saisissait toujours pas.

« Dis-moi simplement ce que tu penses de la présence des hommes à Gaïa. Ce que tu en penses personnellement et ce que pensent les Titanides en général. À moins qu’elles ne soient partagées ?

— Bien sûr que les opinions sont partagées mais je suis d’accord avec la majorité qui voudrait nous voir exercer une plus grande autorité. Nous ne sommes pas la seule race intelligente de Gaïa et nous ne parlons qu’en notre nom propre mais dans les territoires où nous vivons, Hypérion, Crios et Métis, nous aimerions avoir notre mot à dire sur les individus qu’on y laisse entrer. Je crois qu’on en refoulerait quatre-vingt-dix pour cent.

— Tant que ça ?

— Peut-être moins. Tu m’as demandé d’être franche et je le serai. Les hommes ont fait entrer en Gaïa l’alcoolisme. Nous avons de tout temps su apprécier le vin mais le breuvage que vous appelez tequila et que nous nommons (elle chanta une brève mélodie), ce qui se traduit par : la-Mort-avec-une-pincée-de-sel-et-un-zeste-de-citron-vert, provoque chez nous un syndrome de dépendance. Les hommes nous ont apporté tes maladies vénériennes : les seules infections d’origine terrienne à nous affecter. Les hommes ont amené le sadisme, le viol et le meurtre.

— Tout cela me fait penser aux Indiens d’Amérique.

— Il existe une ressemblance mais je la crois trompeuse. Bien des fois sur Terre, une technologie puissante en a rencontré une plus faible et l’a écrasée. En Gaïa, les hommes n’apportent que ce qu’ils sont capables de transporter, donc ce facteur ne joue pas. En outre, nous ne sommes pas une société primitive. En revanche, nous sommes impuissantes car les hommes ont de bonnes relations.

— Que veux-tu dire ?

— Gaïa aime les hommes. Au sens où elle s’intéresse à eux et se plaît à les observer. Jusqu’à ce qu’elle s’en lasse, nous serons obligées d’accepter n’importe qui. » Elle remarqua sa tête et, brusquement, parut aussi gênée que lui.

Elle reprit : « Je sais à quoi tu penses.

— À quoi ?

— Que si on avait établi des critères d’entrée, tu ne les aurais jamais remplis. »

Chris dut reconnaître qu’elle avait raison.

« Et tu te trompes. Je voudrais être capable de te l’expliquer mieux : tu es embêté par tes accès de violence. » Elle soupira. « Je vois que je vais devoir être plus explicite. Il est facile de lancer une vertueuse diatribe contre les traits humains que l’on n’apprécie pas. Il y a beaucoup d’hommes que mes congénères élimineraient systématiquement : ceux qui ont des préjugés, les esprits étroits, les perfides, les paumés. Et les mal éduqués, ces enfants innocents auxquels on n’a jamais appris à se comporter convenablement en adultes. Nous croyons que la source de tous vos ennuis provient du fait que vous devez apprendre, qu’à la naissance vous n’êtes qu’avidité et sauvagerie et que bien trop souvent ces deux pulsions sont cultivées au point de devenir un mode de vie.

« Et malgré tout, nous avons avec votre espèce des relations passionnelles d’amour et de haine : Nous admirons et parfois nous envions le feu de vos émotions. Chacun de vous possède en lui un trait de violence que nous acceptons. C’est d’autant plus facile que nous sommes plus grandes que vous : sans arme, l’un des vôtres n’a que peu de chances de nous faire du mal. Et l’une des choses que nous aimerions faire serait d’interdire ce nivellement par les armes. Étant dépourvues de cet aiguillon de l’agressivité, nous ne pouvons nous permettre de vous laisser devenir physiquement nos égaux.

« Et il y a parmi vous des individus qui brûlent d’une telle vie intérieure que leur éclat nous éblouit. Les meilleurs d’entre vous surpassent les meilleures des nôtres. Nous le savons et nous l’acceptons. Et si aucun d’entre vous ne sera jamais aussi sensible que nous le sommes, nous avons appris que la sensibilité n’est pas tout. Nous avons bien des choses à offrir à l’espèce humaine. Certes, elle n’a jusqu’à présent témoigné qu’un intérêt fort mitigé mais nous gardons bon espoir. Mais vous nous apprendriez aussi des choses. Nous avons longuement essayé d’absorber votre feu en apprenant à vous connaître. Et puisque, en Gaïa, Lyssenko avait raison, nous essayons maintenant de vous intégrer en nous. Voilà pourquoi nous apprenons l’anglais. »

Chris ne l’avait jamais entendue parler si longtemps, ni avec autant de conviction, d’un sujet quelconque. Il avait cru tout savoir sur elle et se demandait à présent pourquoi, vu qu’en temps normal il n’était pas idiot au point de se croire capable de tout savoir sur n’importe qui. Il savait – et il lui en avait même fait la remarque – que sa manière de parler s’était graduellement améliorée depuis qu’ils se connaissaient. Maintenant, son vocabulaire le laissait souvent à la traîne. Quand il le fallait, elle était capable de s’exprimer dans la langue natale de Chris dix fois mieux que lui. Ce n’était pas cela qui le gênait : il savait qu’elle s’était d’autant plus révélée que sa confiance en lui s’accroissait et ce n’était que normal. Mais quelque chose d’autre le troublait.

« Je ne voudrais pas paraître brutal, mais il faut que je te pose la question : Est-ce la raison de toute cette histoire avec l’œuf ? Du lyssenkisme ?

— Je ne voudrais pas non plus paraître brutale, mais je ne te mentirai pas. Oui, c’est entré en ligne de compte. Mais je ne l’aurais jamais fait avec toi sans quelque chose de bien plus fort. Je parle de l’amour qui, pour autant que je sache, est l’unique émotion qui soit identique chez les hommes et les Titanides.

— Cirocco n’est pas de cet avis.

— Elle a tort. Je sais bien qu’usuellement l’amour est associé à la jalousie, la convoitise, et la territorialité chez les humains alors qu’il ne l’est jamais chez les Titanides. Mais cela ne rend pas l’émotion différente. C’est simplement que peu d’humains font l’expérience d’un amour qui ne soit pas teinté par ces autres sentiments. Tu peux m’en croire ; cela fait partie de ces choses que nous savons mieux faire que les humains. Les hommes depuis des millénaires écrivent et chantent sur la nature de l’amour et jamais ils ne sont parvenus à en trouver une définition qui satisfasse tout le monde. L’amour n’est pas un mystère pour nous. Nous le comprenons complètement. C’est par la chanson – et son amie proche : la poésie – que les humains ont su le mieux s’en approcher. C’est là l’une des choses que nous pourrions vous enseigner. »

Chris voulait bien le croire mais il restait ennuyé par une chose qu’il n’arrivait pas encore bien à définir. Elle lui avait expliqué comment elle pouvait tolérer ses crises de violence. Peut-être, simplement, était-ce qu’il ne parvenait pas à le croire, tout au fond de lui.

« Chris, veux-tu venir près de moi ? Je sens que je t’ai bouleversé et je n’aime pas ça. »

Elle dut remarquer son hésitation car ses yeux s’emplirent de larmes. Ils n’étaient qu’à un mètre l’un de l’autre et pourtant un gouffre s’était ouvert entre eux. Cela l’effrayait car, peu de temps auparavant, il s’était encore senti tellement proche d’elle.

« J’ai terriblement peur, expliqua Valiha. J’ai peur qu’en fin de compte nous soyons trop étrangers l’un pour l’autre. Tu ne me comprendras jamais et jamais je ne te comprendrai. Et tu dois me comprendre. Et moi aussi, je dois ! » Elle s’arrêta et se força au calme.

« Laisse-moi essayer encore. Je refuserai toujours d’abandonner.

« J’ai dit que les meilleurs d’entre vous sont meilleurs que nous.

« Je t’ai dit que n’importe laquelle d’entre nous peut le constater. Serpent, nouveau-né, s’en apercevra immédiatement, lorsqu’il te regardera. Je le vois, et je serais incapable de le décrire, même si j’avais lu un millier de dictionnaires. Quand apparaît l’un de ces hommes meilleurs, nous le remarquons. Mais si j’en rassemblais un groupe devant toi, tu serais bien en peine de dire ce qu’ils ont en commun. Ce n’est pas une qualité spécifique et ce ne sont même pas toujours des qualités identiques. Certains d’entre eux sont courageux et d’autres trouillards. Certains sont timides et d’autres effrontés. Beaucoup sont intelligents mais d’autres sont loin d’être des génies. Beaucoup débordent d’exubérance, savent mieux apprécier la vie et brûlent avec un feu plus éclatant que jamais. D’autres, pour des yeux humains, sont absolument soumis – comme tu l’es parfois – mais à nos yeux, la lumière continue de passer. Nous ne savons au juste ce que c’est mais nous voulons en avoir un peu, si c’est possible sans hériter pour cela de cette tendance à l’autodestruction qui est la plaie de votre espèce. Et quand bien même, tant sa chaleur est radieuse.

« Nous avons un chant pour cela. Il fait…» Elle le chanta, puis poursuivit tout de suite en anglais comme si elle sentait que le temps jouait contre elle, qu’une fois encore, elle ne parviendrait pas à l’atteindre.

« Traduit, cela donne, en gros : “Ceux-qui-pourraient-un-beau-jour-chanter”, ou plus littéralement : “Ceux-qui-savent-comprendre-les-Titanides”. S’ils le veulent, l’expression est un peu lourde, je le crains.

« Cirocco est un être de cette sorte. Tu n’as pas senti le centième de sa chaleur. Gaby l’était. Robin l’est. Une poignée de gens à Titanville. Le camp que nous avons traversé à Crios. Et toi. Si ce n’était pas le cas, je serais incapable de t’aimer plus qu’un caillou et je t’aime fabuleusement. »

« C’est une curieuse façon de voir les choses », se dit Chris. Puis : « Quelle coïncidence que tous les quatre nous possédions justement cette qualité si insaisissable. » Et, de nouveau : « N’a-t-elle pas honte, à son âge ?… mais, comment lui faire comprendre ?…»

Mais tout cela fut balayé par une sensation que Chris devait Plus tard décrire comme celle d’un homme en train de se noyer et qui voit en un instant défiler toute sa vie, ou peut-être comme l’expression de cet éclair de génie dont on parle tant – avec en corollaire cette remarque : « Comment ai-je pu rester un idiot si longtemps ? » – et qui, en fin de compte, pouvait le mieux se traduire par la compréhension soudaine qu’il l’aimait fabuleusement, lui aussi…

Elle remarqua l’éclair de son émotion – s’il avait désiré une preuve de ses propositions, il l’aurait tenue là mais il n’en avait plus besoin – et, tandis qu’il était encore en train de chercher quelque chose de plus intelligent à lui dire que : « Je t’aime fabuleusement, moi aussi », elle l’embrassa.

« Je te l’avais bien dit, que tu m’aimais », et il dut opiner à sa remarque, tout en se demandant si son hilarité ne cesserait jamais.


* * *

Connaître le processus de la naissance d’une Titanide, c’était autre chose que comprendre le lien unissant l’esprit de la mère à celui de l’enfant ; ou saisir la nature exacte de ce lien. Chris l’assaillit de questions à ce propos et put établir que oui, elle pouvait poser à Serpent une question et qu’il pouvait y répondre et que non, Serpent était incapable de lui dire s’il savait parler anglais.

« Il pense en images et en chants, lui expliqua-t-elle. Et ce chant n’est pas traduisible, sinon au niveau des émotions ; en un sens, le chant des Titanides reste toujours intraduisible et c’est la raison pour laquelle aucun humain n’a jamais été capable de composer un dictionnaire de titanide. J’entends et je vois ce qu’il pense.

— Alors, comment lui as-tu demandé le nom qu’il voulait porter ?

— Je lui ai visualisé les instruments que j’avais la possibilité de confectionner ici et j’en ai joué mentalement. Quand sa conscience a témoigné de son ravissement, j’ai su qu’il s’appellerait Serpent.

— Il est au courant de mon existence ?

— Il te connaît parfaitement bien. Il ne sait pas ton nom : il le demandera sitôt qu’il sera né. Il sait que je t’aime.

— Il sait que je suis un homme ?

— Il le sait parfaitement.

— Qu’en pense-t-il ? Est-ce que ça pose un problème ? »

Valiha lui sourit.

« Il naîtra sans préjugés. À partir de ce moment, ce sera à toi de jouer. »

Elle était allongée sur le flanc, dans un recoin confortable préparé par Chris. La naissance approchait et Valiha était sereine, ravie et elle ne souffrait pas. Chris avait conscience de se comporter aussi lamentablement que n’importe quel futur papa devant la salle d’accouchement mais il ne pouvait s’en empêcher.

« Je suppose que je suis encore loin de tout saisir, admit-il. Va-t-il sortir, s’asseoir et commencer à nous faire part de ses vues sur le prix du café à Crios ou bien aura-t-on d’abord droit à un stade du a-reu, areu ? »

Valiha rit, attendit un moment, le temps pour les muscles de son ventre de se contracter comme une main pressant une poire, puis elle but une gorgée d’eau.

« Il va être tout faible et perdu. Il observera tout mais ne dira rien. Il n’est pas vraiment intelligent à ce point. C’est un peu comme si on lui avait graissé les boyaux de la tête pour le transport et qu’il faille les nettoyer à l’arrivée avant de s’en servir. Mais ensuite…» Elle s’interrompit, écouta quelque chose que Chris ne pouvait entendre, puis sourit :

« Tu vas devoir attendre. Il est presque arrivé et je dois accomplir un rituel que mon accord se transmet depuis des générations.

— Mais bien sûr, je t’en prie, s’empressa-t-il.

— J’espère que tu me pardonneras… j’aurais pu le faire dans mon magnifique chant natal mais, puisqu’il doit parler l’anglais, j’ai décidé de rompre avec la tradition et de chanter dans cette langue… et puis c’est aussi parce que tu es là. Mais je ne suis pas certaine de pouvoir le rendre convenablement en anglais, aussi ma prose te paraîtra-t-elle peut-être quelque peu maladroite…

— Tu n’as pas à t’excuser, pour l’amour de Dieu, lui dit-il avec un signe de main. Vas-y. Tu n’auras peut-être pas trop de temps.

— Très bien. La première partie est immuable et je me contente de la citer. J’inclus mes propres paroles sur la fin. » Elle s’humecta les lèvres et regarda dans le vide. « Jaunes comme les Eaux sont les Madrigaux. »

Elle entama le chant :

« Au commencement était Dieu et Dieu était la roue et la roue était Gaïa. Et Gaïa prit de son corps un morceau de chair et de cette chair elle fit les premières Titanides, puis elle leur fit savoir que Gaïa était Dieu. Les Titanides ne le contestèrent pas. Elles parlèrent à Gaïa et lui dirent : “Que devrons-nous faire ?” Et Gaïa répondit : “Vous n’aurez pas d’autre Dieu que moi. Croissez et multipliez mais gardez à l’esprit que l’espace est limité. Faites aux autres ce que vous aimeriez qu’ils vous fassent. Sachez qu’à votre mort, vous retournerez en poussière. Et ne venez pas m’embêter avec vos problèmes : je ne vous aiderai pas !” Et c’est ainsi que les Titanides reçurent le fardeau du libre arbitre.

« Parmi les premières était un mâle du nom de Sarangi de la Toison Jaune. Il se rendit comme tous les autres auprès du grand arbre et vit qu’il était bon. Le temps viendrait pour lui où il fondrait l’Accord de Madrigal. Il considéra le monde et sut que le goût de la vie était doux mais qu’il mourrait pourtant un jour. Cette pensée lui était triste mais il se souvint des paroles de Gaïa et se demanda s’il parviendrait à survivre. Il aima Dambak, Violone et Waldhorn. À eux quatre, ils chantèrent le Quatuor mixolydien en Dièse et Sarangi devint l’arrière-mère de Piccolo. Dambak en était l’avant-père, Violone l’avant-mère et Waldhorn l’arrière-père. »

Le chant se poursuivit un moment dans ce style. Chris prêtait plus l’oreille à la musique qu’aux paroles car ces listes de noms n’avaient que peu de sens pour lui. La descendance était uniquement tracée par les arrière-mères même si les autres parents étaient toujours mentionnés.

Chris aurait été bien en peine de retracer son arbre généalogique jusqu’à la dixième génération comme était en train de le faire Valiha et pourtant, il savait que ses ancêtres remontaient sur des milliers et des millions de générations jusqu’aux singes – ou à Adam et Ève. Chez Valiha, dix générations suffisaient à recouvrir toute l’histoire : Serpent serait la onzième.

Voilà qui, plus que tout long discours, lui rappelait brusquement ce que signifiait être une Titanide, faire partie d’une race qui se savait avoir été créée. Même s’il ignorait quelle était la part d’exactitude de ce prologue, on pouvait sans doute le prendre au sens littéral. Les Titanides avaient été créées aux alentours de l’année 1935. Une tradition, même orale, pouvait embrasser une telle période, d’autant que les Titanides étaient de méticuleuses mémorialistes.

Mais le chant était plus que la simple liste de ses arrière-mères et des ensembles formés pour engendrer la génération suivante : Valiha chantait le thème de chacune, revenant parfois à la pureté du titanide mais le plus souvent se cantonnant à l’anglais. Elle énonçait leurs actes de bravoure et leurs bienfaits sans pour autant omettre leurs échecs. Chris entendit le récit de leurs souffrances au temps de la guerre contre les Anges. Puis intervenait la Sorcière, et les chansons, de plus en plus souvent, mentionnaient les stratagèmes employés pour attirer l’attention de celle-ci lors des propositions présentées au Carnaval.

«… et Tabla eut les faveurs de la Sorcière. Ayant chanté un Solo éolien, elle donna naissance à Valiha que l’on a jusqu’à présent fort peu chantée mais qui laissera la mélodie de son thème aux générations futures. Valiha aima Hichiriki, natif d’un Quatuor phrygien dans une autre branche de l’Accord de Madrigal, et Cymbale, un Trio lydien de l’Accord de Prélude. Ensemble, ils animèrent la vie de Serpent (Trio mixolydien en double bémol) Madrigal qui, son tour venu, chantera son propre chant. »

Elle s’arrêta, s’éclaircit la gorge et contempla ses mains.

« Je t’avais prévenu que ce serait approximatif. Peut-être Serpent saura-t-il mieux faire en temps venu. En titanide le chant coule comme une rivière, mais en anglais…

— Il peut être fier de toi. Même s’il n’a pas le meilleur départ rêvé, n’est-ce pas ? » Et du geste, il embrassa les ténèbres et les rocs dénudés. « Tu aurais dû avoir Hichiriki et Cymbale et tous tes amis autour de toi.

— Oui. » Elle considéra la chose. « J’aurais dû te demander de chanter.

— Et tu n’aurais pas tardé à le regretter. »

Elle rit. « Hum ! Dans ce cas… Chris ! Il est là. ». Et bien là : une forme luisante apparaissait lentement mais inexorablement. Chris sentit l’irrépressible besoin de faire quelque chose : mettre de l’eau à bouillir, appeler un docteur, réconforter la mère, aider la délivrance… n’importe quoi. Mais si Serpent était venu au monde un rien plus vite, c’est qu’on l’aurait projeté d’une pichenette comme une graine de pastèque. Valiha lui avait déjà posé la tête au creux de son épaule et elle riait tout bas. S’il fallait un médecin, c’était pour Chris, pas pour la mère.

« Tu es sûre que je ne peux rien faire pour toi ?

— Fais-moi confiance. » Elle rit. « Bon. Tu peux le prendre – en faisant attention à ne pas marcher sur le cordon : il en aura encore besoin quelque temps – et l’amener vers moi. Prends-le sous le ventre avec les deux bras. Son tronc va retomber vers l’avant, aussi empêche-le de se cogner la tête mais ne t’inquiète pas. »

Elle lui avait déjà dit tout cela mais il valait mieux qu’elle le répète. En ce moment, il ne se serait pas senti capable de se curer le nez tout seul, et encore moins de manipuler un nouveau-né titanide. Mais il s’approcha, s’agenouilla et le regarda.

« Mais il ne respire pas.

— Ne t’inquiète pas pour ça : il respirera quand il y sera prêt. Amène-le-moi. »

Serpent était un amas informe d’arêtes et de peau humide. Pendant quelques instants Chris ne sut littéralement pas par quel bout le prendre, puis tout s’ordonna et il découvrit alors une mignonne petite fille à la chevelure rose emmêlée, collée contre son visage endormi. Pas si petite que ça… elle avait des seins pleinement développés. Et pas une fille non plus : c’était là justement le tour que jouaient les Titanides à tous les humains en ayant toujours l’air d’être des femelles quel que soit leur sexe. Le prépénis était bien là, entre ses antérieurs, y compris avec sa toison pubienne rose.

Il voulut s’y prendre avec douceur et précaution. Au bout de quelques essais, il y avait renoncé et dut faire appel à toutes ses forces : Serpent pesait presque autant que lui. C’était un fardeau glissant mais il n’avait sur lui pas une tache de sang-On aurait dit un moutard sous-alimenté avec des jambes comme des allumettes et plus longues encore que celles de Chris. Les hanches étaient étroites et la taille courte mais le tronc tout en longueur bascula mollement vers l’avant dès que Chris l’eut soulevé.

Il dénouait soigneusement l’écheveau du cordon ombilical pour l’apporter à sa mère lorsque Serpent, en se débattant, lui assena une bonne ruade dans les tibias. La douleur était supportable mais il commença ensuite à se débattre avec énergie. Valiha lui chanta quelque chose et il se calma instantanément.

Chris le passa à sa mère qui le plaça devant elle en lui maintenant le torse contre le sien. La tête dodelina. Chris nota la parfaite concordance avec ce que lui avait annoncé Valiha : le cordon ombilical ne s’attachait pas sous le ventre de l’enfant mais disparaissait à l’intérieur de son vagin antérieur tandis que l’autre extrémité restait encore reliée au corps de la mère.

Il n’avait pas su à quoi s’attendre : il avait bien vu de jeunes Titanides mais jamais d’aussi jeunes que cela. Serait-il capable de l’aimer ? Pour l’instant, il trouvait que Serpent avait l’air… il n’irait pas jusqu’à dire : hideux. Non. Curieux était le terme qui semblait convenir le mieux. Mais d’un autre côté, les nouveau-nés humains lui paraissaient bien tout aussi curieux, dans le meilleur des cas et en prime, ils étaient tout sanguinolents. Il n’était pas fier de cette nausée qu’il sentait monter en lui – ça ne collait pas avec ce portrait de bon vivant vigoureux qu’avait fait de lui Valiha, sans doute le plus beau compliment qu’il eût entendu depuis bien longtemps – mais il l’éprouvait néanmoins. Serpent ressemblait avant tout à une gamine de quatorze ans sous-alimentée tout juste repêchée au fond d’un lac : le bouche-à-bouche semblait s’imposer.

Serpent inspira avec force, toussa une fois, puis se mit à respirer. Avec bruit d’abord, mais il ne tarda pas à trouver le rythme.

Peu après, il ouvrait les paupières et son regard tomba droit sur Chris. Ou ce spectacle en était trop pour lui, ou sa vue était défaillante, mais il cligna des yeux et enfouit le visage entre les seins de sa mère.

« Il sera sans doute un peu faiblard pendant quelque temps, avertit Valiha.

— Je le serais à sa place.

— Qu’en penses-tu ? »

« Nous y voilà », se dit Chris. « Il est magnifique, Valiha ! »

Elle fronça les sourcils puis contempla de nouveau Serpent, l’air de se demander si quelque chose ne lui avait pas échappé.

« Tu ne peux pas être sérieux. Ton anglais est quand même meilleur que ça. »

Avec la nette sensation de se lancer dans le vide, Chris s’éclaircit la gorge et dit : « Il a l’air… curieux.

— Voilà le mot juste. Mais il va faire des progrès très vite. Il promet beaucoup. As-tu remarqué ses yeux, au moins ? »


* * *

Ils s’employèrent à le nettoyer. Valiha le peigna tandis que Chris le lavait et le séchait. Et Valiha avait effectivement raison : le progrès était net. Une fois sèche, sa peau douce et tiède faisait oublier son aspect de loqueteux noyé de naguère. Le cordon ombilical ne tarda pas à sécher et à tomber. Il faudrait encore du temps pour qu’il n’ait plus cet air décharné mais il ne paraissait plus famélique. Et même, à mesure que se tonifiaient ses muscles, il respirait la souplesse et irradiait la santé. Il ne fut pas long à pouvoir maintenir son torse droit sans aucune aide. Il les considérait de ses grands yeux bruns et brillants tandis qu’ils s’affairaient autour de son jeune corps mais toujours sans dire un mot.

Valiha le contemplait elle aussi. Chris ne l’avait jamais vue dans un tel état d’excitation.

« Je voudrais être capable de te l’expliquer, Chris. C’est la plus merveilleuse… je m’en souviens si nettement : prendre soudain conscience, sentir qu’on s’éveille d’un état de simple désir et que prend forme autour de soi un univers plus vaste, empli d’autres créatures. Et cette envie de parler croissante, qui monte comme un orgasme. La première élaboration de l’idée qu’il est possible de communiquer avec les autres. Il possède les mots, vois-tu, mais faute d’expérience pour leur donner substance, ce ne sont encore que des mystères. Il va déborder de questions mais te demandera rarement le nom de quelque chose. En voyant un caillou, il se dira : “C’est donc ça, un caillou !” Et, le ramassant, il pensera : “C’est donc cela, ramasser un caillou !” Il se posera les questions à lui-même et fournira ses propres réponses ; vois-tu, si merveilleuse est cette sensation de découverte que le fantasme le plus répandu chez les Titanides est celui de la renaissance, le désir de revivre celle-ci. Mais il y aura des tas de questions pour nous. Malheureusement, la plupart seront de celles qui n’ont pas de réponse mais tel est le fardeau de la vie. Nous devrons faire de notre mieux et toujours essayer d’être gentils avec lui.

« J’espère que tu auras la patience de le laisser bâtir son armure de fatalisme à son propre rythme, sans le brusquer, parce que cela pourrait…

— D’accord, Valiha. C’est promis. Je crois que je t’observerai pendant un moment pour voir ce que tu désires et je tâcherai de rester autant que possible en retrait. Mais la grande question qui me trotte dans la tête est toujours à propos de ton expérience dingue : est-ce que, oui ou non, il va être capable de…

— Vous êtes un homme », énonça Serpent tout à fait distinctement.

Ébahi, Chris plongea son regard dans ces yeux largement écartés qui le considéraient avec candeur, réalisa qu’il béait toujours et referma la bouche. Les lèvres de Serpent esquissèrent l’ombre d’un sourire aussi fugitif que celui de Mona Lisa. Il avait renvoyé la balle de la conversation dans son camp alors que son unique désir avait été de demeurer à l’arrière-plan.

« Je suis un homme très étonné. Je…» Il s’interrompit en voyant Valiha hocher imperceptiblement la tête. Chris surveilla ses paroles. D’accord, ce n’était pas le moment de faire de l’esprit. Il lui fallait trouver un juste milieu entre le ragnagna et le discours de Gettysburg et il aurait bien voulu savoir où.

« Comment vous appelez-vous ? demanda Serpent.

— Chris.

— Mon nom est Serpent.

— Je suis ravi de faire ta connaissance. »

Le sourire s’épanouit et Chris en fut réchauffé.

« Je suis ravi de faire votre connaissance, moi aussi. » Puis, se tournant vers sa mère : « Valiha, où est mon serpent ? »

Elle passa la main derrière elle et lui tendit le cor serpentiforme, ciselé avec amour et recouvert de cuir souple. Il le prit et ses yeux scintillaient lorsqu’il le brandit et le fit tourner entre ses mains. Il porta l’embouchure à ses lèvres et souffla, faisant glisser dans l’air un son puissant de basse.

« J’ai faim », annonça-t-il. Valiha lui offrit un sein. Telle était sa curiosité qu’il était incapable d’y porter son attention : Son regard allait et venait, sa tête se tournait et c’est tout juste s’il parvenait à garder le mamelon en bouche. Il considéra Chris, puis son instrument qu’il tenait toujours serré dans la main et Chris vit une expression d’étonnement émerveillé se peindre sur son visage. Chris sut à ce moment que Serpent et lui pensaient à la même chose, quoique avec des significations différentes :

« Ainsi, c’est donc ça, un Serpent. »


* * *

L’enfant répondait entièrement aux espérances de Valiha :

Le mot « folâtre » semblait avoir été créé exprès pour lui ; il était efflanqué, maladroit, avide et fringant. Quand venait le moment de marcher, il titubait tout au plus dix minutes puis perdait tout intérêt dans toute allure autre que le triple galop. Il était à quatre-vingt-dix pour cent composé de jambes et ces jambes étaient tout en genou. Son aspect anguleux n’évoquait en rien le port altier de ses aînés, pourtant il l’avait en germe. Et lorsqu’il souriait, on n’avait plus besoin d’oiseau-luire.

Il avait grand besoin d’affection et ils ne la lui plaignaient pas : il n’était jamais loin d’un contact physique. Un baiser de Chris était accepté avec la même ardeur que s’il venait de sa mère et rendu tout aussi ardemment. Il adorait se faire caresser et câliner. Valiha essaya bien de le cajoler en restant couchée mais il ne voulut rien entendre : Elle se tenait donc sur ses béquilles pendant qu’il l’étreignait. Et souvent il s’endormait debout en cours de route. Valiha pouvait alors s’écarter et le laisser sur place, le menton sur la poitrine. Il dormit ainsi d’un sommeil irrégulier durant trois kilorevs, pour la première et dernière fois de son existence.

Pendant un bon nombre de jours, Chris le considéra comme un désastre potentiel cherchant un endroit pour se réaliser. Il avait eu déjà bien assez de mal à mener Valiha à travers les passages difficiles. Il ne lui manquait plus qu’un gamin casse-cou pour le vieillir prématurément et Serpent remplissait le rôle à merveille. Mais rien ne se produisit, comme l’avait prévu Valiha. En fin de compte, Chris cessa de se tourmenter. Serpent connaissait ses limites et, tout en cherchant sans cesse à les repousser, il ne les franchissait jamais. Les enfants titanides avaient un régulateur incorporé ; et s’ils ne pouvaient être entièrement à l’abri des accidents, ils en subissaient à la même fréquence que les adultes. Chris s’en étonna – jouant avec l’idée que la différence entre humains et Titanides pouvait bien résider dans leur absence de témérité – mais il n’était pas d’humeur à s’en plaindre.


* * *

Serpent avait si bien réussi à illuminer leur existence que, pendant un bon moment, Chris n’eut plus le temps de songer à ce qui l’avait tant préoccupé durant toute la première partie de leur voyage. Mais l’inquiétude revint brusquement lorsqu’ils découvrirent le lourd manteau d’hiver de Robin ainsi qu’une pile d’équipement à proximité de l’un de ses signes de piste.

« Je lui avais pourtant bien dit de garder ça à tout prix ! » s’inquiéta-t-il tout en brandissant l’objet à l’adresse de Valiha. « Bon Dieu, elle n’a donc aucune notion du froid ?

— Quel goût ça a, le froid ? voulut savoir Serpent.

— Je ne puis répondre à cette question, mon enfant, dit Valiha. Il faudra que tu attendes d’y goûter par toi-même. Elle a d’autres vêtements, Chris. Si elle les a tous enfilés…

— Qui est Robin, Chris ?

— Une grande amie et une compagne, expliqua-t-il. Qui, j’en ai peur, aura de gros ennuis si on ne la rattrape pas.

— Puis-je le mettre ?

— Tu peux l’essayer mais tu vas avoir trop chaud. En revanche, tu peux toujours le porter et porter le reste. Veux-tu ?

— Bien sûr, Chris. Si tu m’attrapes.

— Pas de ça, mon gars ! Et cesse de te foutre de moi. Ce n’est pas de ma faute si je suis lent. Mais est-ce que tu sais faire ? » Il se dressa sur la pointe d’un orteil – ce qui était facile sous une faible gravité – et, le doigt posé sur le sommet de la tête comme une ballerine, il pirouetta et fit une révérence. Valiha applaudit et Serpent parut dubitatif :

« Quoi ? Sur un seul pied ? Je suis incapable de…

— Ah ! J’t’ai eu ! Bon. Viens ici et…»

Il s’interrompit pour se tourner : derrière lui, avait jailli une lumière plus brillante que tout ce qu’il avait pu voir depuis… il ne savait plus quand. Il y avait aussi un grondement sourd qui, s’aperçut-il, était déjà présent au seuil de son audition depuis un bon moment. On entendit un bruit lointain d’explosion.

« Qu’est-ce que c’est ? Est-ce…

— Chut. Plus tard, les questions. Je… Valiha, fais-le coucher derrière ce rocher. Faites-vous aussi petits que possible jusqu’à ce que…»

Une voix soudain avait jailli d’un amplificateur. Déformée par l’écho, elle était quasi méconnaissable mais Chris avait entendu prononcer son nom et celui de Valiha. D’autres boules de feu surgirent et descendirent avec lenteur en flottant au bout de petits parachutes tandis que le grondement devenait le bruit familier des hélicoptères.

La voix était celle de Cirocco.

Elle était enfin venue les chercher.

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