« Ce pourrait être la partie la plus dangereuse du voyage, leur dit Cirocco.
— Je ne suis pas d’accord, rétorqua Gaby. Ce sera Japet le pire.
— Je croyais que ce serait Océan », intervint Chris.
Gaby hocha la tête. « Océan est dur, mais je n’ai jamais eu trop de problèmes à le traverser. Il reste encore planqué, à bâtir ses plans. Je ne pense pas vivre assez pour en voir les résultats. Ces êtres pensent en termes de millénaires. Japhet est la région la plus activement hostile. Tu peux compter sur lui pour remarquer que tu le traverses et concocter quelque chose en conséquence. »
Le groupe était assemblé autour de la base du câble central de Phébé qui s’ancrait au sol, comme celui d’Hypérion, dans un large méandre du fleuve. Il était d’ailleurs plus exact de dire que le câble avait lui-même créé ce méandre au terme d’un processus que Cirocco baptisait l’affaissement des millénaires. Sous le câble, des fossiles Gaïalithiques prouvaient que dans les temps anciens l’Ophion avait coulé au milieu des brins du câble. À mesure que la jante s’étirait, le terrain situé sous le raccordement s’était trouvé exhaussé et le fleuve avait détourné son cours.
« Tu as raison à propos de Japhet et d’Océan, dit Cirocco. Quoique je ne sois pas certaine que ce dernier demeure tranquille aussi longtemps. Le fait est que nous sommes au seul endroit où se côtoient deux régions importantes nettement opposées au pouvoir de Gaïa. Rhéa est trop folle pour être considérée comme un ennemi. Après Téthys se trouve Théa qui reste fidèle à Gaïa, et au-delà c’est Métis, un ennemi, mais un couard. Dioné est morte et après elle…
— L’un des cerveaux régionaux est mort ? intervint Robin. Quelles en sont les conséquences ?
— Cela a moins d’effets que tu pourrais le croire, dit Cirocco. Dioné a eu la malchance d’être coincée entre Métis et Japhet quand la guerre a éclaté. Elle était trop loyale pour coopérer ou simplement rester à l’arrière-plan, si bien qu’ils l’attaquèrent et qu’elle fut mortellement blessée. Elle est morte depuis trois ou quatre siècles mais le territoire proprement dit subsiste fort bien. Japet a bien essayé de le conquérir mais sans grand succès. Je crois que Gaïa est capable de s’occuper de la plupart des choses qui nécessitent une intervention.
— J’ai pas mal de boulot à faire là-bas, remarqua Gaby : tout se déglingue plus rapidement à Dioné. Mais la région est bien peinarde.
« Ce qu’il faut souligner, poursuivit Cirocco, c’est qu’ici seulement, avec Phébé et Téthys, nous avons une situation où deux ennemis puissants de Gaïa se trouvent côte à côte. Je survole le coin en saucisse chaque fois que je peux et j’ai cru bon de vous avertir que vous aviez toujours cette possibilité si vous désirez nous quitter maintenant. Nous allons traverser Phébé et Téthys aussi vite que possible mais ce sera obligatoirement par terre car si je peux toujours demander à une saucisse de venir nous chercher ici, aucune n’acceptera de nous transporter du centre de Phébé au centre de Téthys, ce qui est justement mon itinéraire. » Elle regarda Chris, puis Robin.
« Je tiendrai le coup jusqu’au bout, dit Robin. Mais j’aimerais bien ne pas moisir ici. J’ai peur que Kong n’ait… vous me comprenez. J’en ai encore pour deux jours.
— Tant que le vent se maintient, pas de problème, répondit Gaby. S’il change, je te promets qu’on pressera le pas. Et toi, Chris ? »
Chris continuait de songer à Kong, lui aussi, mais pas de la façon dont Robin pouvait le supposer. Il n’était pas anxieux de devenir un héros, mort ou vif, mais restait troublé en sachant qu’il avait eu là sa première occasion d’en devenir un.
« J’irai jusqu’au bout », dit-il.
Les Titanides n’aimaient pas Phébé. Elles avaient tendance à sursauter au moindre bruit. À un moment, Valiha faillit même marcher sur le pied de Robin : c’était la première fois que Chris voyait une Titanide aussi près de comprendre la terreur informulée qu’éprouvaient tous les humains en les découvrant pour la première fois. Elles restaient assemblées près du feu à proximité de l’abri des brins du câble en psalmodiant leurs chansons, ce qui pour Chris lui faisait l’effet de siffler dans l’obscurité.
Il ne leur reprochait pas : il éprouvait la même sensation.
Cirocco leur avait dit qu’elle ne pensait pas être longue. Personne, pas même Gaby, ne s’était proposé pour l’accompagner auprès de Phébé. La Sorcière savait que Phébé n’irait même pas jusqu’à vidanger son bain d’acide et qu’il lui faudrait donc rester sur les marches et communiquer avec elle tant bien que mal. Il semblait n’y avoir guère de raison que l’entrevue se prolonge plus de quelques minutes. Cirocco demanderait à Phébé de retourner dans les bras de Gaïa pour y cueillir les fruits de son amour – ce qui voulait dire éviter les conséquences de son ire, vu que Gaïa ne pouvait guère améliorer son sort mais qu’en revanche elle pouvait lui faire un tort considérable. Phébé refuserait et renverrait Cirocco avec éventuellement une démonstration de force destinée plus à lui faire peur qu’à la blesser sérieusement. Phébé n’était pas une idiote : elle avait conscience du rayon pointé sur elle comme un mortier cosmique et n’ignorait rien de la Grande Secousse.
Cirocco avait parlé à Chris de la Secousse, l’arme ultime employée par Gaïa lors de la rébellion d’Océan. L’intérieur de chacun des six rayons était recouvert d’une épaisse couche de végétation : les arbres d’une forêt verticale. Verticale à cause du sol ; les arbres poussaient horizontalement sur les parois du rayon et ils auraient ridiculisé n’importe quel séquoia.
Pour exercer la Grande Secousse, Gaïa commençait par priver la forêt d’humidité pendant plusieurs semaines. Elle devenait le plus grand bûcher jamais imaginé. Il ne lui était pas nécessaire d’exercer une pression importante pour déloger les arbres par millions et les faire dégringoler dans les ténèbres. C’est ce qu’elle avait fait avec Océan, enflammant les arbres dans leur chute puis refermant la valve inférieure du rayon. La tempête de feu avait grillé Océan jusqu’à la roche. Apparemment, ça l’avait impressionné puisqu’il s’était écoulé dix mille ans avant qu’il n’ose défier à nouveau Gaïa.
Les heures passèrent et Cirocco n’était toujours pas revenue. Elle avait parcouru les escaliers menant aux cerveaux régionaux bien assez souvent pour savoir à quelques minutes près la durée du trajet. Il avait semblé improbable qu’elle passât plus d’une heure avec Phébé mais cette heure s’était largement écoulée, marquée par les lents mouvements de l’horloge gyroscopique et toujours pas trace de Cirocco. Lorsque Gaïa eut encore achevé un rev de soixante et une minutes, Chris se joignit à la conférence pour décider s’il fallait ou non poser le camp. L’idée ne soulevait guère d’enthousiasme bien que Robin et Chris fussent debout depuis fort longtemps. Gaby ne voulait même pas en entendre parler ; chacun savait avec certitude, sans avoir à le dire, qu’elle ne tarderait pas à partir à la recherche de sa vieille amie, avec ou sans aide.
Chris s’écarta du groupe et s’allongea sur le sol sec. Le corps orienté dans le sens nord-sud, il posa l’horloge gaïenne sur son ventre, l’axe dans le plan de rotation est-ouest. Il ne pouvait pas plus observer son mouvement qu’il n’aurait pu voir de l’eau geler mais il suffisait qu’il détourne les yeux et regarde à nouveau pour que son avance fût apparente. Ils avaient aussi une horloge mécanique, plus utile car fonctionnant en permanence, quelle que soit son orientation mais celle-ci, c’était pour le plaisir. Il avait presque l’impression de sentir Gaïa tourner au-dessous de lui. Cela lui rappela une sensation similaire, éprouvée par une nuit sans nuages, là-bas sur Terre : brusquement, il eut envie d’être de retour chez lui, guéri ou pas. Être submergé par l’immensité d’une nuit étoilée, ce n’était pas la même chose que sentir, invisible mais présent, le paradis vous dominer du haut de la colonne sombre du rayon.
« Bouclez-moi ces sacs, bande de baudets bavards !
— Et si c’est moi qui vous chevauchais, pour une fois, capitaine ? cria Cornemuse.
— Eh, Rocky, comment tu fais pour tenir debout aussi longtemps ? »
Son retour ramena Chris des franges du sommeil. Le groupe s’était transformé en un tourbillon d’énergie, canalisé par Cirocco, pour lever le camp provisoire et rembarquer sur les canoës. Mais finalement, Gaby posa la question qui brûlait toutes les lèvres :
« Comment ça s’est passé, Rocky ?
— Pas mal, pas mal, je suppose. Elle était plus… bavarde que jamais. J’ai presque eu l’impression que c’était elle qui…» Elle leva les yeux, fixa son regard sur Chris puis pinça les lèvres. « Je vous raconterai plus tard. Mais je suis nerveuse. Sans parvenir à mettre le doigt dessus, j’ai comme l’impression qu’elle mijotait quelque chose. Plus vite nous serons partis, mieux je me sentirai.
— Moi aussi, dit Gaby. Décollons d’ici. »
Chris avait lui aussi ses soucis en enfourchant Valiha. Il avait les paumes moites, l’estomac soulevé et le corps parcouru de vagues brûlantes. Ces symptômes, combinés au pressentiment qui s’insinuait en lui, le rendaient plus que certain de l’imminence d’une nouvelle crise.
Et après ? T’en fais pas, laisse passer ; ils sont bien capables de se démerder tout seuls. Si quelqu’un se blessait, ce serait probablement lui, et pas eux. Ce n’était pas la première fois que l’idée lui venait d’avertir quelqu’un de l’arrivée d’une crise. Et, comme d’habitude, il décida du contraire, puis changea d’avis, puis à nouveau décida de ne rien en dire. Quelque chose en lui savait que ce processus de valse-hésitation était la meilleure défense car il y avait peu de chance qu’il agît avant qu’il ne soit trop tard.
Non ! Pas cette fois-ci. Il se tourna vers Gaby qui chevauchait à un mètre sur sa droite. Ce faisant, il remarqua du coin de l’œil que Valiha avait tourné la tête pour l’observer et décela, dans la direction opposée, l’éclair d’un mouvement.
Il le vit une fraction de seconde avant Valiha : une gueule béante hérissée de pointes qui grossissait silencieusement, un simple cercle coupé par une mince ligne horizontale. Il était très loin et soudain sur eux, tout simplement. En un rien de temps.
Il sauta, frappa Gaby avec assez de force pour la désarçonner de Psaltérion.
« À terre ! Pied à terre ! » hurla-t-il tandis que Valiha criait l’alarme en titanide.
Le son les frappa comme un coup de poing, aussi solide qu’une avalanche, lorsque le bombourdon alluma sa torche pour accélérer à un mètre à peine du sol. L’air vibra au rythme de son moteur puis Chris fut aveuglé comme si une ampoule de flash avait explosé dans ses yeux ; avec l’effet doppler, le son dégringola la gamme. Chris se passa la main derrière la tête et sentit boucler ses cheveux cramés.
Gaby se dégagea d’en dessous de lui, cherchant sa respiration. Robin était accroupie, à dix mètres de là. Elle avait les mains serrées devant elles. Un fin pinceau de lumière blanc bleuté jaillit de ses poings, puis un second juste après. Les minuscules projectiles claquèrent comme des feux de Bengale, bien loin de leur but.
« Il est venu du câble, cria Cirocco. Tout le monde par terre. »
Chris obtempéra, puis rampa pour avoir dans son champ de vision l’éminence sombre qui se détachait sur le fond des sables de Téthys. Il se rendit compte que c’était cela qui les avait sauvés ; il avait aperçu le déplacement du bombourdon avant qu’il ne soit en palier, durant la dernière partie de sa chute depuis son perchoir sur le câble.
« En voilà un autre ! » avertit Cirocco. Chris essaya de rentrer le ventre dans sa colonne vertébrale. Le second assaillant vrombit sur sa droite, suivi par deux autres, en formation, à quelques secondes d’intervalle.
« Je n’aime pas ça, cria Gaby, tout près de l’oreille de Chris. Les Titanides sont trop grosses et le sol est trop plat. » Chris se tourna pour découvrir son visage, à quelques centimètres du sien, maculé de poussière. Il sentit qu’on lui pressait énergiquement la main. « Merci, murmura-t-elle.
— Moi non plus, je n’aime pas ça, leur cria Cirocco. Mais on ne peut pas se relever maintenant.
— Alors, rampe jusque vers l’endroit le plus bas que tu trouveras, suggéra Gaby. Allez, dit-elle d’une voix calme. Psaltérion a trouvé un trou. »
La Titanide brune était à deux mètres derrière eux au centre d’une dépression qui ne devait pas, même avec une estimation optimiste, faire plus de quarante centimètres de profondeur. Gaby lui donna une tape sur le flanc tandis que Chris se faufilait à leur côté.
« Ne te relève pas pour regarder le paysage, mon vieux, dit Gaby.
— Sûrement pas. Et vous patron, gardez la tête baissée. » Psaltérion toussa, faisant un bruit bizarre et curieusement mélodieux.
« Tu te sens bien ? demanda Gaby.
— J’ai touché le sol un peu rudement, se contenta-t-il de dire.
— On demandera à Hautbois de t’examiner, dès qu’on sera sortis de là. Bordel ! » Elle s’essuya la main contre son pantalon. « Qui aurait cru qu’on se planterait dans la seule flaque de boue de toute cette foutue colline ?
— Au nord-ouest ! » les prévint Valiha, depuis une position invisible pour Chris. Il ne chercha pas à découvrir le bombourdon qui s’approchait mais réussit à se faire encore plus petit et plus plat qu’il ne l’aurait cru possible. Le monstre passa en vrombissant, encore une fois suivi par deux autres. Il se demanda pourquoi le premier était passé en solo.
Lorsqu’il risqua un coup d’œil, ce fut au moment précis où l’un d’eux se laissait tomber le long du câble. Ce n’était qu’un point et il devait bien s’être lâché d’une hauteur de trois mille mètres. Il s’était accroché là-haut, le nez pointé vers le bas, attendant le moment propice. Il aurait pu venir vers eux lorsqu’ils approchaient du câble mais avait eu assez de jugeote pour savoir qu’en repartant le groupe aurait le dos tourné.
Celui-ci semblait également se rendre compte qu’il était désormais inutile d’attaquer. Il passa à cinquante mètres au-dessus d’eux, avec un insolent vrombissement de défi. Un second alluma sa tuyère peu après s’être décroché du câble et ne put résister à l’envie de faire un passage à peu près à la même altitude. Grave erreur, car il offrait ainsi à Robin une cible idéale : large, à bonne portée, avec assez de temps pour lui permettre de viser et trois essais pour toucher au but. Elle fit mouche au second et au troisième coup. Chris put toutefois voir parfaitement la silhouette rapide lorsqu’elle fut prise dans le double éclair des balles explosives. C’était un cylindre renflé, à l’arrière effilé, avec des ailes rigides et un double empennage. Il y avait un œil sous un repli de l’aile. Le bombourdon était un grand requin noir des cieux, rien qu’une gueule affamée, avec effets sonores en prime.
Un instant on put croire que la créature n’avait pas été affectée par les coups de Robin. Puis elle se mit à laisser échapper un panache de flammes qui se déversa à travers le ciel en baignant le paysage dans une lueur orangée. Chris leva juste à temps les yeux pour apercevoir l’explosion ; il l’entendit à peine, recouverte qu’elle était par le cri de victoire strident de Robin-des-neuf-doigts.
« Envoyez-m’en encore d’autres ! » hurlait-elle.
Ils contemplèrent tous la créature qui montait en ressource avant d’entamer son piqué mortel. Il y eut un sifflement supersonique juste avant qu’elle ne s’écrase au sol sur l’autre rive de l’Ophion.
Quand dix minutes se furent écoulées sans autre apparition des créatures, Cirocco rampa jusqu’à Gaby et suggéra un repli vers les bateaux. Chris était entièrement pour : il n’aimait guère être sur l’eau mais tout valait mieux que d’être aplati sur ce petit bout de terrain.
« Ça me paraît valable, approuva Gaby. Voici le plan, les mecs : On ne perd pas de temps. À mon signal, les humains monteront les Titanides, direction : les bateaux, au galop. Chevauchez assis à contresens et gardez l’œil ouvert. Il va nous falloir embrasser les quatre points cardinaux et être prêts à nous jeter au sol instantanément, parce qu’on risque de ne pas avoir plus de deux ou trois secondes. Des questions ?
— Je crois que vous devrez trouver une autre monture, dit Psaltérion d’une voix calme.
— Quoi ? C’est donc si grave ? Qu’est-ce que c’est ? ta jambe ?
— Pire, j’en ai peur.
— Passe-moi cette lampe, veux-tu, Rocky ? Merci, maintenant, je…» Elle se figea, poussa un cri horrifié et laissa tomber la lampe. Dans sa faible lumière Chris avait pu voir ses mains et ses bras maculés de sang rouge sombre.
« Qu’est-ce qu’il t’a fait ? » gémit Gaby. Elle se laissa tomber sur le corps accroupi et tenta de le retourner. Cirocco appela Hautbois à la rescousse puis ordonna à Robin et Valiha de faire le guet. Ce ne fut pas avant qu’elle se fût retournée vers la Titanide blessée que Chris s’aperçut que la boue collante qu’il avait sur le visage et la poitrine était imprégnée du sang répandu de Psaltérion. Il s’écarta, atterré, mais il pataugeait toujours dans la boue. La Titanide avait perdu des fleuves de sang, elle gisait dans une mare dont elle était la source.
« Non, non », protesta Psaltérion tandis que Gaby et Hautbois essayaient de le retourner. Hautbois s’arrêta mais Gaby lui donna l’ordre de poursuivre. Mais au lieu de cela, la guérisseuse titanide approcha la tête de celle de Psaltérion et tendit l’oreille.
« Inutile, dit-elle : son heure est venue.
— Il ne peut pas être mort !
— Il vit encore. Venez, chantons-lui nos adieux tant qu’il peut nous entendre. »
Chris s’éloigna et vint s’agenouiller près de Robin. Elle ne dit rien, ne lui jeta qu’un bref regard avant de scruter à nouveau le ciel nocturne. Il se rappela avec un frémissement que quelques minutes plus tôt seulement il avait eu la certitude qu’une attaque était imminente. En fait, c’était bien le cas, mais ce n’était pas le genre d’attaque qu’il avait prévue.
On n’entendait que le chant de Hautbois et de Gaby. La voix de Hautbois était douce et mélodieuse, sans trace de chagrin. Chris aurait voulu la comprendre. Gaby ne serait jamais une bonne chanteuse mais cela n’avait pas d’importance. Elle hoquetait, mais persistait. Et puis on n’entendit plus que ses sanglots.
Cirocco voulut absolument qu’on retourne le corps : il leur fallait examiner la blessure, disait-elle, pour comprendre son origine et en savoir plus sur les bombourdons. Gaby ne discuta pas mais s’isola à quelque distance.
Lorsqu’ils soulevèrent les jambes pour commencer à le retourner, une masse informe et humide se déversa dans la boue. Chris s’écarta en hâte et tomba à quatre pattes. Son estomac avait encore des crampes bien après qu’il se fut vidé complètement.
Il devait apprendre ultérieurement que la blessure de Psaltérion courait tout le long du corps et qu’il avait presque eu le tronc sectionné dans sa partie inférieure. On conclut que la longue aile droite de la créature l’avait fauché quelques secondes après que Chris eut jeté Gaby au sol. La coupure était si nette que le bord d’attaque devait être effilé comme un rasoir.
Lorsque l’équipage du Seigneur-des-Anneaux était arrivé à Gaïa soixante-quinze ans plus tôt, les Titanides n’avaient ni cérémonies d’enterrement, ni chants de deuil : aucun rite funéraire. Elles ne croyaient pas en une vie après la mort et considéraient le corps d’une Titanide morte comme une coquille vide, sans aucune relation avec l’être qui naguère y avait vécu. Les corps étaient portés aux lisières de la ville pour être dévorés par les charognards.
Depuis ce temps, elles avaient toutes été rappelées dans le sein de Gaïa à la suite du succès des négociations entreprises par Cirocco pour mettre fin au conflit entre Anges et Titanides. Leur pulsion combative étant aussi fondamentale à leur métabolisme que leur capacité à digérer la nourriture, Gaïa s’était vue contrainte à les rebâtir physiquement une par une. Lorsqu’elles avaient émergé du sol, leur race avait subi d’autres modifications mineures. Elles continuaient à ne pas croire en la vie éternelle mais confiaient dorénavant le corps de l’ami défunt au fleuve Ophion. Certaines coupaient la queue de la Titanide morte en guise de souvenir mais cette pratique n’était pas généralisée.
Ils conduisirent Psaltérion sur la berge du fleuve, en un lieu que quelques arbres mettaient à l’abri des attaques. Resté en arrière avec Robin, Chris regarda Gaby s’agenouiller pour couper la toison orange vif puis se relever en la nouant solidement. Sans autre cérémonie, les trois Titanides assemblées firent rouler le corps dans l’eau et le poussèrent vers le courant à l’aide de longues perches. Psaltérion n’était plus qu’une forme sombre qui saillait parmi les clapotis. Chris le regarda disparaître hors de vue.
Ils restèrent sur place dix revs – de peur de rattraper le cadavre au fil de l’eau. Personne n’avait le cœur à rien et les conversations étaient rares. Les Titanides passaient le temps à tisser et chanter doucement. Lorsque Chris interrogea Cirocco sur le sens des chansons, elle lui dit qu’elles parlaient toutes de Psaltérion.
« Ce ne sont pas des chants particulièrement tristes : aucune des trois Titanides ne lui était vraiment proche. Mais même ses meilleurs amis ne le pleureraient pas comme nous le faisons. Rappelle-toi : pour eux, il est parti. Il n’existe plus. Mais il a existé naguère et s’il doit revivre d’une certaine façon, ce doit être par le chant. Alors, ils chantent ce qu’il fut pour eux, ils chantent les actes qui firent de lui quelqu’un de bon. Ce n’est guère différent de ce que nous faisons, mis à part cette absence de vie éternelle. À cause de cela, ce doit être doublement important pour les Titanides, je pense.
— Pour ma part, je suis athée, dit Chris.
— Moi aussi. Mais ce n’est pas pareil. Nous avons dû l’un et l’autre rejeter ce concept de vie après la mort, même si l’on ne nous a pas élevés dans cette croyance, parce que toutes les cultures humaines sont imprégnées de cette idée. On la retrouve partout. Si bien que je crois que tout au fond de ton esprit, comme du mien d’ailleurs, et quelles que soient nos dénégations, une partie de nous-mêmes espère que nous nous trompons et peut-être même la certitude que la raison se trompe. Même les athées ont fait l’expérience de transformations extracorporelles lorsqu’ils sont morts et ont été ranimés. Ce qui est profondément ancré dans ton âme n’existe tout simplement pas dans celle des Titanides. Ce qui m’étonne, c’est que leur race soit, malgré cela, aussi gaie. Je me demande si l’on doit encore l’attribuer à Gaïa ou bien si c’est de leur propre chef. Je ne poserai pas la question à Gaïa parce que je n’ai pas vraiment envie de le savoir ; je préfère imaginer que c’est leur génie propre de savoir s’élever au-dessus de la futilité de l’existence, d’aimer la vie à ce point et de n’exiger d’Elle rien de plus. »
Chris n’avait jamais songé aux avantages procurés par une « sépulture décente ». Il ne pouvait humainement s’empêcher de penser au corps comme à une personne. C’était une telle assimilation qui poussait les hommes à sceller leurs morts dans un cercueil à l’abri des vers ou bien à les brûler pour empêcher toute possibilité de déprédation ultérieure.
L’immersion dans le fleuve avait une certaine poésie rustique mais l’Ophion n’avait cure du respect dû aux morts. Le fleuve déposa Psaltérion sur un banc de vase à trois kilomètres en aval. Lorsqu’ils passèrent devant le spectacle grotesque qu’il offrait, les Titanides ne lui jetèrent pas même un regard .
Chris, quant à lui, ne put s’en détacher. Le cadavre grouillant de charognards devait pendant longtemps encore hanter son sommeil.