38. Bravoure

Il ne s’agissait même plus d’admettre que Chris avait eu raison : Robin le savait ; elle l’avait su depuis le début. Ça ne rimait à rien de faire cavalier seul dans un endroit comme celui-ci.

À nouveau, elle essaya de mouvoir le bras. Avec quelque résultat, cette fois-ci : un doigt frémit légèrement et elle sentit quelque chose de rêche en dessous. Elle déglutit avec précaution. Pour noyer dans la salive encore une de ses perpétuelles crises de frousse. Ça pouvait arriver. Et même pire encore. Dans ce cas, elle était bonne pour rester à jamais dans les ténèbres et même si la majeure partie du temps devait passer dans un tranquille nirvâna, les toutes premières semaines Promettaient d’être épouvantables.

Ça faisait drôle de s’imaginer que moins d’un an plus tôt elle avait dix ans et n’avait peur de rien. Ce n’était pas si vieux et pourtant, c’était de l’histoire ancienne pour qui, le lendemain, pouvait trébucher et trouver la mort mille mètres plus bas.

D’ailleurs, pourquoi la mort devrait-elle attendre jusqu’à demain ? Tandis qu’elle gisait désarmée, l’Oiseau de Nuit pouvait fondre sur elle et… lui faire subir le sort habituel aux sorcières désarmées.

Le souffle court, une fois encore elle se contraignit à tourner la tête des quelques centimètres qui lui permettaient de vérifier si, comme elle le craignait, l’Oiseau de Nuit n’était pas tapi sur la corniche à quelques mètres au-dessus d’elle. Une fois encore, elle ne parvint pas à le voir mais une goutte de sueur roula de son front et vint lui piquer l’œil.

« Tu étais censée siffler », se souvint-elle. Puis : « C’est ridicule. Tu as dix-neuf ans. Peut-être même vingt. Tu n’as pas eu peur de l’Oiseau de Nuit depuis tes six ans. » Malgré tout, si elle avait pu se faire toute petite, elle aurait gazouillé comme un canari.

Elle était à demi convaincue que les sons lointains qu’elle entendait pratiquement depuis avoir quitté Chris et Valiha étaient les échos de ses propres pas, le murmure assourdi des oiseaux-luire changeant de perchoir ou le bruit d’une cascade distante. Mais être à demi convaincu laisse largement la place à l’imagination et l’image de l’Oiseau de Nuit avait surgi de ses souvenirs d’enfance pour venir piailler et criailler juste derrière son dos.

Elle ne croyait pas vraiment que c’était l’Oiseau de Nuit ; même dans son état présent, elle savait bien qu’aucune créature de cette sorte n’avait jamais existé, que ce soit ici ou sur Terre. C’était une histoire que se racontaient entre elles les petites filles et rien de plus. Mais le problème avec l’Oiseau de Nuit, c’était que personne ne l’avait jamais vu. Il glissait en piqué sur ses ailes d’ombre et vous attaquait toujours par-derrière ; il pouvait changer de taille et de forme afin de se glisser dans le moindre recoin sombre, à l’aise aussi bien dans la pénombre d’une alcôve que sous une couchette ou même dans un coin poussiéreux. Quoi que ce fût, ce qui était à sa poursuite semblait jailli de ce monde de rêves. Elle ne voyait rien. De temps à autre, elle croyait entendre le raclage de serres et le claquement d’un bec sépulcral.

Robin savait que la caverne n’était pas uniquement peuplée d’oiseaux-luire, de concombres, de crevettes et de laitues sans compter les multiples espèces végétales. Il y avait aussi de minuscules lézards de verre dont le nombre de pattes variait de deux à plusieurs centaines. Ils appréciaient la chaleur et s’étaient faits de plus en plus nombreux à mesure qu’elle progressait vers l’est au point que sa première corvée matinale était de vider le sac de couchage des spécimens qui s’étaient glissés dedans. Il y avait des espèces d’étoiles de mer ainsi que des escargots dont les coquilles étaient aussi variées que des cristaux de neige. Une fois, elle avait vu un oiseau-luire se faire happer en plein vol par quelque invisible créature ailée et, en une autre occasion, elle avait trouvé ce qui pouvait aussi bien être une partie du corps protéiforme de Gaïa dénudé de sa couverture rocheuse qu’une créature aux côtés de laquelle une baleine bleue aurait fait l’effet d’un vairon. En tout cas, ce qu’elle savait, c’est que la chose était tiède et charnue, et fort heureusement assoupie.

Si toutes ces créatures pouvaient vivre dans une grotte qui n’était à première vue que kilomètres de roches stériles, pourquoi pas l’Oiseau de Nuit ? À nouveau, elle essaya de regarder par-dessus son épaule et cette fois parvint à hausser quelque peu le menton. Elle parvint bientôt à remuer les pieds. Mais même après avoir recouvré l’usage de ses membres, elle demeura longtemps immobile, les pieds presque à un mètre plus bas que la tête, pour s’assurer qu’elle se contrôlait parfaitement avant d’oser toute tentative pour remonter la pente où elle était tombée.

Lorsqu’elle bougea enfin, ce fut avec d’infinies précautions. Elle glissa à reculons sur les coudes et les talons jusqu’à ce qu’elle sente le sol redevenir horizontal et se retourna alors pour étreindre la roche tiède. La pesanteur était une chose merveilleuse lorsqu’elle vous pressait contre une surface stable mais nettement moins agréable quand elle essayait de vous déloger d’un perchoir précaire. Elle avait rarement eu l’occasion jusqu’alors de songer à la pesanteur, en tant qu’alliée ou qu’ennemie.

Lorsqu’elle eut maîtrisé ses tremblements, elle rampa jusqu’au bord de ce fossé contre lequel elle était restée de si longues heures, impuissante.

Elle avait écrasé l’un des oiseaux-luire dans sa chute. L’autre était mourant et clignotait mais il jetait encore assez de lumière pour lui permettre d’apercevoir le fond du fossé, à un mètre cinquante à peine de l’endroit où s’étaient trouvés ses pieds.

À son arrivée à Gaïa, elle se serait ri d’une telle distance. Maintenant, elle ne riait pas. Après tout, il ne fallait pas cent mètres pour se tuer, pas même dix. Un ou deux pouvaient suffire, si on tombait bien !

Elle commença par s’ausculter le corps puis vérifia son équipement. Elle ressentait une douleur aiguë au côté mais une inspection minutieuse lui révéla qu’aucune côte n’était cassée. Elle avait du sang séché sous le nez ; elle s’était cognée lorsque ses jambes s’étaient dérobées sous elle, juste avant cette terrifiante glissade dans le vide, les pieds devant. Mis à part cela, plus quelques éraflures et un ongle retourné, tout allait bien. Un inventaire de l’équipement qui lui restait après plusieurs allégements successifs ne révéla aucune perte.

La cage des oiseaux-luire était certes brisée mais elle n’avait plus aucun pensionnaire à y mettre et elle pourrait toujours en confectionner une autre avec des lianes et des roseaux dès sa prochaine étape.

Elle ne comptait plus le nombre d’occasions où elle était passée au bord du désastre et les bords étaient plus ou moins larges : même en éliminant toutes les fois où elle avait senti ses mains glisser sur la corde, même en éliminant les faux pas rattrapés, les éboulements qui ne l’avaient manquée que de quelques mètres, les sables mouvants où l’on ne s’enfonçait qu’à mi-taille, les crues subites venues de nulle part et dévalant la rigole qu’elle s’apprêtait à franchir… même en ne comptant que des occasions où elle avait effectivement ressenti l’étreinte de la mort comme une présence glaciale et maléfique, comme si sa main gluante l’avait effleurée, laissant sur son âme la marque de la peur, c’était déjà trop. Elle avait de la veine d’être encore en vie et elle le savait. Il avait été une époque où le danger l’excitait.

Plus maintenant.

Chaque jour apportait une terreur nouvelle. Elle avait eu si souvent la trouille qu’elle n’en avait même plus honte ; elle était trop abattue, trop écrasée par l’effondrement d’une personnalité qu’elle avait cru être sienne. Si elle y parvenait jamais, elle savait que celle qui sortirait de la caverne ne serait pas Robin-des-neuf-doigts mais quelque étrangère soumise.

Cela n’avait pas été facile d’être Robin mais c’était une personne qu’on respectait. Nul ne l’avait jamais bousculée. Une fois encore, elle se demanda pourquoi elle persistait. Elle sentait qu’il serait plus honorable de faire sa vie ici, hors de vue. Émerger en pleine lumière serait exposer sa honte.

Mais quelque temps après, poussée par une force incompréhensible, une force à laquelle elle aurait résisté si elle en avait su l’origine, elle se leva et reprit sa longue marche vers l’est.


* * *

Cela lui avait paru si simple lorsqu’elle l’avait expliqué à Chris et à Valiha. Elle se fraierait un chemin à travers la caverne, toujours vers l’est, et finirait par gagner Théa. Certes, il fallait supposer que la direction qu’ils baptisaient « est » était bien effectivement l’est mais si tel n’était pas le cas, elle n’y pouvait pas grand-chose.

Mais il ne tarda pas à lui apparaître qu’elle aurait d’autres suppositions gratuites à faire : Il lui fallait estimer que la caverne, large d’un ou deux kilomètres en son extrémité occidentale et d’une longueur indéterminée vers l’est, continuait à s’étendre dans cette direction. Et rien ne permettait de l’affirmer. Les points lumineux des oiseaux-luire lui permettaient de distinguer l’orientation générale du passage sur trois kilomètres dans chaque sens. Même si la direction moyenne semblait rectiligne, il y avait trop de courbes et de détours pour qu’elle en fût certaine.

Il existait une autre possibilité. Il était impossible de savoir si la caverne montait ou descendait. Ils étaient partis d’un niveau situé cinq kilomètres en dessous de la surface parce que Cirocco le leur avait dit. Elle savait d’autre part que l’enveloppe extérieure de Gaïa avait trente kilomètres d’épaisseur. Il y avait largement de quoi passer à côté de la chambre de Théa.

Deux instruments simples lui auraient évité de se perdre : En Gaïa, monter c’était devenir plus léger tandis que descendre alourdissait progressivement votre poids. Un ressort sensible convenablement taré aurait pu mesurer de telles différences. Ses propres sens ne le lui permettaient pas. L’horloge gaïenne à gyroscope aurait pu lui servir de compas puisqu’elle cessait de tourner lorsque son axe était orienté dans le sens nord-sud. En alignant l’horloge jusqu’à l’arrêt complet, puis en la tournant de quatre-vingt-dix degrés, elle eût pu distinguer l’est de l’ouest selon qu’elle repartait à l’envers ou à l’endroit. Mais ni Gaby ni Cirocco n’avaient eu besoin d’un dynamomètre à ressort lors de leurs voyages et donc elles n’en avaient pas emporté. Quand à l’horloge, elle était restée avec Cornemuse.

Elle perdit beaucoup de temps à tenter d’effectuer ces estimations avec un équipement de fortune et se retrouva dans une totale perplexité. En particulier, il aurait dû être possible de déterminer l’est et l’ouest en fonction de la chute des objets. Elle essaya bien en lâchant diverses choses au long de fils à plomb improvisés mais sans résultat concluant.

Tant et si bien qu’elle continua à l’aveuglette, perdue dans l’obscurité. Cela durait au moins depuis trois kilorevs, peut-être plus. Elle suivait la paroi nord. L’idée lui avait paru bonne jusqu’au moment où elle parvint au bout d’un cul-de-sac, pas plus de vingt étapes après son départ. Elle avait fait demi-tour en longeant le mur sud qui s’était mis à tourner sans interruption jusqu’à cent quatre-vingts degrés, lui révélant alors qu’elle avait pénétré sans s’en rendre compte dans un passage latéral. Il ne lui restait plus qu’à revenir en arrière pour rejoindre les marques qu’elle avait laissées pour guider Chris et Valiha, rayer la dernière et graver une nouvelle flèche leur indiquant le nouveau passage.

Qui, lui aussi, se termina brusquement trois nuits plus tard.

Depuis ce moment, elle avait vécu un cauchemar empli de marches interminables et de retours en arrière déprimants, progressant lentement à mesure qu’elle éliminait successivement les fausses pistes en explorant chaque passage jusqu’au bout. Un travail éreintant et dangereux. Sa plus grande peur était qu’en fin de compte il n’y ait pas d’issue et qu’après toutes ces larmes, ces déceptions, et la prise de conscience progressive qu’elle n’avait aucune idée précise de la direction où elle allait, un beau jour elle finirait par apercevoir dans le lointain le camp de Chris et de Valiha et saurait alors que tous ses efforts avaient été vains.

La possibilité se fit jour peu à peu que Chris et Valiha finiraient par la rattraper. Ça ne la gênait pas. En fait, elle se demandait souvent pourquoi elle ne s’assiérait pas pour les attendre. Ce serait chouette d’avoir un peu de compagnie. Ils lui manquaient, tous les deux… tous les trois peut-être, même. Elle se demanda à quoi ressemblerait le bébé titanide.

Plus elle y songeait et plus c’était logique : À eux trois, ils se débrouilleraient mieux qu’elle toute seule. C’était plus sûr, il n’y avait pas à tortiller. Chris partagerait en éclaireur une partie du danger, ce qui réduirait automatiquement de moitié sa part de risque.

Et chaque fois qu’elle pensait à cela, elle fonçait de l’avant avec plus de détermination que jamais. Si elle ne pouvait plus être téméraire, elle pouvait tout du moins se montrer têtue. Si elle devait affronter le fait qu’elle était trouillarde, elle affronterait également sa trouille ; pour la surmonter.


* * *

Elle pénétra dans un couloir voûté fort semblable à celui par lequel elle et Chris avaient fui. En soi, cela n’avait rien d’étrange : elle en avait exploré une centaine comme celui-ci. Mais elle en était venue à espérer si peu de son exploration qu’elle ne fut pas peu surprise de ce qui l’attendait au bout du couloir. Elle en resta pendant un moment trop abasourdie pour bouger. Une odeur désagréable flottait dans l’air : Robin regarda vaguement à gauche et à droite puis vers le bas, où une mince pellicule de liquide transparent lui léchait les orteils. Le bout de ses bottes fumait.

Elle recula d’un saut et se débarrassa en hâte de ses chaussures. Elle aurait très bien pu plonger droit dedans. Elle aurait pu y plonger la tête la première. S’en remplir les Poumons…

« Arrête ! » se dit-elle tout haut et elle sursauta en entendant le son de sa propre voix.

Il était inutile de rester plantée à se lamenter sur ce qui aurait pu se produire. Elle devait s’inquiéter de ce qui pouvait encore arriver.

« Théa ! » lança-t-elle. Mais si elle était en face de Téthys, ou de Phébé ? Elle doutait de pouvoir les distinguer, même de près, et, de là où elle se trouvait, au fond d’un couloir sombre, long de plusieurs centaines de mètres au bout duquel le cône du cerveau régional n’était qu’une tache lumineuse, il ne fallait pas y penser. Mieux valait faire demi-tour pour y repenser à tête reposée et revoir éventuellement la question plus tard…

« Théa, j’ai besoin de te parler ! »

Elle tendit l’oreille tout en surveillant le niveau de l’acide qui recouvrait le sol à quelques mètres de là. S’il faisait mine de monter un tant soit peu, elle était sûre d’en remontrer aux oiseaux-luire question fuite à tire-d’aile.

Mais la voix de Crios avait été faible – à peine audible au fond des tunnels emplis d’acide – et si celle de Théthys lui avait paru plus forte, c’était sans doute parce que la peur l’avait suspendue à ses moindres mots. Rien n’autorisait à penser que Théa pût avoir plus de voix que les autres.

Robin cria de nouveau, prêta l’oreille, n’entendit rien. Elle n’avait pas prévu ça. Elle avait envisagé mille sortes d’ennuis, mais jamais qu’elle pût se trouver dans l’incapacité de faire remarquer sa présence à Théa.

« Théa, je suis Robin du Covent, une amie de Cirocco Jones, la Sorcière de Gaïa, impératrice des Titanides et…» Elle essaya de se rappeler les titres que, dans un moment d’amertume, lui avait débités Gaby à l’Atelier de Musique ; mais en vain.

« Je suis une amie de la Sorcière », conclut-elle avec l’espoir que ça suffirait. « Si tu peux m’entendre, tu devrais savoir que je viens ici pour elle. J’ai besoin de te parler. »

Elle écouta encore, sans plus de résultat.

« Si tu me parles, je n’arrive pas à t’entendre, cria-t-elle. Il est fondamental pour la Sorcière que je puisse te parler. Si tu pouvais faire baisser le niveau d’acide afin que je m’approche, ça nous faciliterait grandement le dialogue. »

Elle fut sur le point d’ajouter qu’elle ne présentait pour elle aucun risque mais quelque chose dans l’attitude de Cirocco face à Crios la fit se raviser ; elle ignorait s’il n’était pas risqué pour elle de copier les attitudes de Cirocco. Ce pouvait être la pire des choses à faire. Mais il était tout aussi possible que Théa ne comprit que le langage de la force et n’attende qu’un signe de faiblesse de sa part pour l’assassiner.

Une idée qui la fit presque rire, malgré sa terreur : qu’avait-elle pour elle, hormis sa faiblesse ? Elle était bien capable de perdre les pédales en présence de Théa et de rester étendue, impuissante, tandis que l’énorme créature déciderait de son sort.

« T’occupe pas de tout ça », se dit-elle. Ça ne la mènerait nulle part, sinon de nouveau à l’entrée du corridor, dans les ténèbres amères de la défaite, si elle continuait à penser de la sorte. Elle devait faire ce qu’elle avait à faire sans s’occuper du tremblement de ses mains.

« Il faut absolument que je te parle, poursuivit-elle avec fermeté. Pour cela, tu dois faire baisser le niveau d’acide. Je te préviens que la Sorcière sera mécontente et, à travers elle, Gaïa, si tu ne fais pas ce que je te dis. Puisque tu aimes et respectes Gaïa, laisse-moi approcher. Puisque tu crains Gaïa, laisse-moi approcher ! »

Ça sonnait tellement creux, tellement faux à ses oreilles : sans aucun doute, Théa l’entendrait aussi bien qu’elle, cette peur latente sous les mots, prête à la trahir.

Et pourtant, le niveau d’acide refluait. En approchant avec précaution, elle constata qu’aux endroits où la couche avait eu plusieurs centimètres d’épaisseur ne subsistait plus qu’une mince pellicule fumante.

Elle s’assit en vitesse pour ouvrir son sac. Elle fourra ses bottes de chiffons provenant d’une chemise déchirée bien des hectorevs plus tôt. Ses orteils étaient à l’étroit lorsqu’elle les renfila. Ensuite, elle enveloppa l’extérieur avec le reste de la chemise et un coin de sa couverture. Puis elle avança sur le sol humide.

Elle examina la couverture au bout de quelques pas. L’acide ne semblait pas assez concentré pour attaquer rapidement le tissu. Elle devrait tenter le coup.

Théa était prudente, elle aussi. L’acide se retirait avec une lenteur pénible tandis que Robin dansait d’impatience. Le couloir descendait. Bientôt les murs dégouttèrent. Puis le plafond. Elle ramena la couverture sur sa tête et poursuivit sa marche.

Elle finit par déboucher sur une corniche identique à celles qu’elle avait pu voir dans l’antre de Crios ou de Téthys.

« Parle », jaillit la voix et jamais elle n’avait été aussi près de détaler qu’à ce moment car cette voix était la même, exactement la même que celle de Téthys. Elle dut se remémorer que Crios également avait eu cette voix : plate, impersonnelle, dépourvue d’émotion ; une voix construite sur l’écran d’un oscilloscope.

« Ne bouge pas, si tu tiens à la vie, continuait la voix. Je puis agir bien plus vite que tu ne crois ; alors ne te fie pas à tes expériences passées. Je suis en droit de t’abattre, puisque ceci est le saint sépulcre que Gaïa en personne m’a donné et seule la Sorcière a pu y pénétrer. C’est uniquement à notre amitié de longue date ainsi qu’à mon amour pour Gaïa que tu dois d’être restée en vie si longtemps. Parle, et dis-moi pourquoi tu devrais continuer à vivre. »

Elle n’est pas du genre à mâcher ses mots, songea Robin. Quant aux mots proprement dits… s’ils avaient jailli d’une bouche humaine, elle aurait pris leur auteur pour un fou. Et peut-être Théa était-elle folle mais c’était de peu d’importance. La folie était un terme dont les connotations n’étaient pas assez larges pour embrasser une intelligence étrangère.

« Si tu as l’intention de faire demi-tour pour fuir, poursuivit Théa, apparemment devenue méfiante, tu devrais savoir que je suis au courant de ce qui s’est passé avec celle qui vit à l’ouest de moi. Tu devrais savoir qu’elle n’y était pas préparée tandis que moi, je suis au courant de ton approche depuis de nombreux kilorevs. Je n’ai nul besoin d’inonder mes chambres : sous la surface de mes douves se trouve un organe capable de propulser un jet d’acide assez puissant pour te couper en deux. Alors parle, ou meurs. »

Pour Robin, ces menaces étaient bon signe, de même que cette volonté de dialogue trahissait une surprenante humilité pour une divinité de second rang.

« J’ai déjà parlé, répondit-elle avec toute la fermeté dont elle était capable. Si tu avais écouté, tu saurais l’importance de ma mission. Puisque apparemment ce n’est pas le cas, je vais donc me répéter. Je suis investie d’une mission de la plus haute importance pour Cirocco Jones, la Sorcière de Gaïa. Je détiens des informations qu’elle doit entendre. Si je ne puis la joindre pour les lui donner, elle en sera extrêmement fâchée. »

À peine avait-elle prononcé ces mots qu’elle eut envie de se mordre la langue : Théa était une alliée de Gaïa et l’information que Robin portait à Cirocco était que Gaïa avait tué Gaby. C’était sans importance sauf si Téthys, qui devait y être impliquée, s’en était vantée auprès de Théa. Et comme cette dernière semblait en savoir long sur ce qui s’était passé dans la chambre de Téthys, il était clair qu’elles avaient communiqué.

« Quelle est cette information ?

— C’est entre la Sorcière et moi. Si Gaïa veut en savoir plus, elle te le demandera. »

Il y eut un silence qui ne dut pas se prolonger plus de quelques secondes. Mais assez pour que Robin vieillisse de vingt ans. Pourtant, lorsque aucun jet d’acide ne se fut manifesté, elle en aurait hurlé de joie. Elle l’avait eue ! Si elle pouvait lui dire une chose pareille et continuer à vivre, c’est bien parce que le respect que lui inspirait Cirocco n’était pas un vain mot.

Maintenant, si elle parvenait encore à tenir quelques minutes…

Elle se mit à avancer lentement pour ne pas surprendre Théa. Elle avait fait trois pas en direction des marches qu’elle apercevait sur le côté sud de la salle lorsque Théa reparla.

« Je t’ai dit de ne pas bouger. Nous avons encore des choses à discuter.

— Je ne vois pas quoi. Ferais-tu obstacle à la porteuse d’un message pour la Sorcière ?

— La question pourrait fort bien ne pas se poser : si je te détruisais – comme j’en ai le droit ; et même l’obligation, de par les lois de Gaïa – il ne resterait pas même un corps pour en témoigner. La Sorcière n’aurait aucune raison de savoir que tu es passée par là.

— Ce n’est pas une obligation, rétorqua Robin tout en renouvelant à voix basse ses prières. J’ai moi-même rendu visite à Crios. J’ai pénétré dans ses chambres et j’y ai bien survécu puisque je suis là pour en parler. La permission de la Sorcière suffit simplement. Je le sais et tu dois bien le savoir également.

— Mes salles sont toujours demeurées inviolées. Il doit en être ainsi. Nulle créature autre que la Sorcière n’a jamais pénétré là où tu te trouves.

— Et moi je te répète que j’ai vu Crios. Personne n’est plus que lui loyal envers Gaïa.

— Je n’ai de leçons de loyauté envers Gaïa à recevoir de personne, rétorqua Théa, vertueusement.

— Alors tu ne peux pas faire moins que Crios et tu ne me toucheras pas. »

Sans doute était-ce là un difficile dilemme moral pour Théa. Quoi qu’il en soit, il y eut encore un long silence. Robin était trempée de sueur et les émanations d’acide lui piquaient le nez.

« Puisque tu es si loyale envers Gaïa, suggéra Robin, pourquoi avoir parlé à Téthys ? » À nouveau, elle se demanda si elle avait visé juste. Mais elle était habitée d’un besoin dément de mener la charade à son terme, advienne que pourrait. Il serait vain, à présent, de ramper ou de plaider. Elle sentait que sa seule chance était désormais de faire face avec fermeté.

Théa n’était pas idiote. Elle comprit qu’elle s’était coupée en révélant ce qu’elle savait de l’expérience vécue par Robin avec Téthys. Elle ne tenta pas de le nier mais au contraire répondit de manière fort semblable à Crios lors de sa confrontation avec Cirocco :

« On ne peut s’empêcher d’entendre. Je suis ainsi faite. Téthys a beau trahir, elle persiste quand même à lui murmurer des hérésies. Qu’elle s’empresse bien entendu de rapporter à Gaïa. Ça peut toujours être utile. »

Robin en conclut, soit que Téthys ignorait les révélations de Gaby, soit qu’elle n’en avait rien dit à Théa. Après tout ce qu’on avait pu raconter sur les yeux et les oreilles de Gaïa, elle n’était plus très sûre de la portée des sens de Téthys. Elle soupçonnait que l’accès à ses chambres, cinq kilomètres au-dessus d’elle, était trop éloigné pour lui permettre un espionnage direct. Mais Théa l’ignorait sans doute sinon elle aurait déjà transmis l’information à Gaïa, laquelle n’ayant aucune envie de voir Cirocco mise au courant des circonstances du décès de Gaby, Robin à cette heure aurait déjà dû être morte.

« Tu n’as toujours pas répondu à ma question, dit Théa. Qu’est-ce qui m’empêche de te tuer maintenant puis de détruire le corps ?

— Je suis étonnée de t’entendre parler de manière aussi déloyale.

— Je n’ai rien dit de déloyal.

— Pourtant, la Sorcière est l’agent de Gaïa et tu te proposes de la tromper. Nous laisserons pour l’instant cette question pour ne considérer que l’aspect pratique des choses : la Sorcière, si elle vit, sait que…» Elle toussa, prétextant la gêne provoquée par les vapeurs.

« Robin, se morigéna-t-elle, toi et ta grande gueule…»

« Tu ne sais même pas si elle est en vie ? » demanda Théa et Robin crut déceler dans la douceur de sa question des sous-entendus menaçants.

— Je ne le savais pas, s’empressa-t-elle de répondre, mais à présent, bien sûr, il est évident qu’elle vit. Sinon, nous n’en parlerions pas. Pas vrai ?

— Je te concède ce point : elle est vivante. »

Des étincelles rouges se pourchassaient sur la surface conique de Théa. Robin s’en serait alarmée si elle n’avait pas observé une manifestation similaire lorsque Crios s’était fait réprimander. Théa évoquait là des souvenirs cuisants.

« Comme je disais donc, la Sorcière n’ignore pas que j’ai descendu l’escalier avec mes amis. Ils sont encore en vie et ils ont toutes les chances de le rester. Tôt ou tard, la Sorcière les retrouvera et alors…» Il y eut de nouvelles étincelles et Robin se demanda ce qu’elle avait pu dire : sans doute évoluait-elle en terrain délicat puis elle comprit qu’il était bizarre que Cirocco ne fût pas déjà descendue à leur recherche. Certes, elle gisait peut-être ivre morte sur le perron de l’Atelier de Musique mais, dans l’état actuel des choses, autant valait pour Robin qu’elle ne songe pas aux conséquences d’une telle éventualité. Et, apparemment, la menace avait assez intimidé Théa pour qu’elle continue d’écouter.

« La Sorcière va descendre voir, poursuivit Robin ; et dès qu’elle les aura retrouvés, ils lui diront par où je suis allée. Tu m’objecteras que j’aurais pu me perdre dans les labyrinthes de l’ouest mais crois-tu que la Sorcière sera satisfaite tant qu’elle n’aura pas retrouvé mon corps ? Et qui plus est, un corps mort de mort naturelle et non pas brûlé par l’acide. »

Théa était à nouveau silencieuse et Robin savait qu’elle avait dit tout ce qu’elle pouvait. Cette dernière question une fois posée, elle n’était plus très sûre qu’elle fût si bonne que cela. Est-ce que Cirocco viendrait bien à sa recherche ? Pourquoi ne l’avait-elle pas déjà fait ? Mais sans aucun doute n’abandonnerait-elle pas Gaby. Elle n’était quand même pas tombée si bas ?

Théa ne le pensait pas non plus.

« Va donc, lui dit-elle. Pars en vitesse avant que je ne change d’avis. Va porter ton message à la Sorcière et fasse que ton impudent sacrilège ne te rapporte pas un seul jour de chance sur ta route. Pars, pars vite. »

Robin crut devoir mentionner qu’elle ne serait jamais passée par ici s’il y avait eu une autre sortie mais il ne fallait pas trop pousser. Le niveau d’acide remontait déjà et elle commençait à craindre que Théa pût encore machiner quelque accident plausible. Elle se précipita vers les marches qu’elle gravit quatre à quatre.

Elle ne ralentit pas, même une fois hors de vue. Elle n’avait pas l’intention de ralentir du tout mais l’épuisement finit par avoir raison d’elle et elle trébucha, tomba sur les genoux et, haletante, s’étendit de tout son long sur trois marches.

Elle s’en était tirée mais cette fois n’en éprouvait aucun soulagement. Au contraire, elle ressentait un besoin qu’elle ne connaissait que trop bien : une irrépressible envie de pleurer.

Mais ce coup-ci, les larmes ne vinrent pas.

Elle se passa le sac à l’épaule et reprit l’ascension.


* * *

L’accès à l’escalier de Théa était obstrué par la neige. Au début, ignorant de quoi il s’agissait, Robin s’était approchée avec précaution. Les livres lui avaient appris que la neige était douce et poudreuse mais ce n’était pas le cas : celle-ci s’entassait en congères compactes.

Elle s’arrêta pour enfiler son pull. L’obscurité était presque totale maintenant que les oiseaux-luire étaient partis. Dans sa cage neuve, le seul qui demeurait était pratiquement mort. L’ascension précipitée ne lui avait pas laissé l’occasion d’en capturer un autre.

La première des choses était de sortir à l’air libre. Si le temps n’était pas couvert, elle devait être en mesure de voir la Mer Crépusculaire et donc de repérer la direction de l’ouest. Au-delà, elle n’avait aucune certitude. Elle essaya de se remémorer la carte qu’elle avait étudiée jadis. Le câble central de Théa gagnait-il le sol au nord ou bien au sud de l’Ophion ? Elle n’en savait plus rien et c’était important. Gaby leur avait dit que le meilleur itinéraire pour traverser Théa était par le fleuve gelé. Une fois qu’elle se serait orientée, elle irait vers le sud et si le chemin semblait grimper, elle ferait demi-tour puisqu’elle savait en tout cas que le câble était situé à proximité du fleuve.

Elle n’était pas encore sortie de la forêt de brins qu’elle dut enfiler tous ses vêtements. Elle n’aurait jamais imaginé un froid pareil. Avec malaise, elle se demanda si elle n’avait pas commis une erreur en se débarrassant de l’encombrante parka que Chris avait tenu à lui faire emporter. La chose, en son temps, avait paru sensée : elle prenait presque la moitié du volume de son sac à dos, l’encombrait et la déséquilibrait et elle avait eu la certitude que deux pulls, une veste légère et le reste de ses vêtements lui suffiraient à parer à toute éventualité. Mais il lui avait dit de garder la parka. Il avait bien insisté là-dessus.

Enfin, il lui restait au moins les bottes. Elles s’étaient montrées utiles dans les passages les plus délicats de l’ascension bien qu’elle eût ôté leur garnissage de fourrure qui la faisait transpirer des pieds. Comme pour le reste, elles montraient certes des signes de fatigue mais, confectionnée avec soin, elles étaient encore en bon état. Elle frotta de la neige sur les extrémités tachées par l’acide en espérant que la corrosion cesserait une fois le produit dilué dans l’eau.

Elle allait repartir lorsqu’elle se souvint d’un article inutilisé depuis le début du voyage et qui allait enfin se révéler utile. Elle fouina dans son sac et en sortit un petit thermomètre à mercure, l’approcha de l’oiseau-luire papillotant et loucha dessus. Elle n’en croyait pas ses yeux : mais même après avoir été secoué, il indiquait toujours moins vingt degrés. Elle souffla dessus et vit la mince colonne d’argent monter puis lentement redescendre. Voilà qui lui procurait un nouveau sujet d’inquiétude : elle pouvait mourir gelée si elle cessait de bouger.

« Alors, magne-toi le cul », se dit-elle. Elle finit par obtempérer. Elle aurait bien aimé être plus reposée mais dormir dans l’escalier de Théa avait été hors de question. Elle y songeait à nouveau, maintenant qu’elle avait de la neige jusqu’aux genoux. Elle pourrait toujours redescendre un peu, dormir au chaud puis repartir du bon pied.

En fin de compte, elle crut plus prudent de n’en rien faire : comment savoir si dans l’escalier elle était hors d’atteinte de Théa ?

Un dernier regard à l’oiseau-luire mourant l’avertit qu’elle ferait bien de se dépêcher. Si elle tardait à sortir de sous le câble, l’obscurité allait être complète.


* * *

Elle y arriva et apprit en cours de route deux ou trois choses sur la neige et la glace. En premier lieu, que la glace était infiniment plus traîtresse que le roc, même quand elle avait l’air solide. Quant à la neige… de la poudreuse comme il fallait, elle en avait largement soupé jusqu’à la fin de ses jours. Par endroits, elle s’amoncelait plus haut que sa tête. Et à plusieurs reprises, elle avait dû se frayer un passage entre d’énormes congères.

Mais elle aperçut le jour gris à peu près au moment où son oiseau-luire devenait inutilisable. Elle jeta la cage et se dirigea vers la lumière.

Ça lui faisait drôle de voir à nouveau aussi loin. Le temps était clair à Théa : l’air y était vif et mordant, avec une bise intermittente de cinq à dix kilomètres à l’heure qui aspirait la chaleur de sa peau lorsqu’elle l’effleurait.

Elle pouvait distinguer la Crépusculaire sur sa gauche : c’était donc l’ouest, ce qui voulait dire qu’il lui fallait contourner le câble pour aller vers le sud.

À moins qu’elle ne se souvînt mal. Il serait sage d’y réfléchir à deux fois avant d’entreprendre un trajet de contournement qu’elle serait obligée de refaire en sens inverse si jamais l’Ophion était au nord du câble. Elle en avait assez de revenir sur ses pas et cette fois elle devait penser à ses orteils qui commençaient déjà à se refroidir.

Elle se rappela que Théa était dominée par une chaîne de montagnes escarpées s’étendant du nord au sud entre les hauts plateaux. Et traversant la région presque en son milieu, l’Ophion se divisait en deux branches, nord et sud, quelque part près du centre de Théa. Le câble central s’ancrait près du confluent des deux bras. Presque tout le cours du bras méridional se développait sous l’un des deux manteaux glaciaires qui recouvraient la majeure partie de Théa, rendant son repérage pratiquement impossible. Mais la branche septentrionale était libre de glaces permanentes. Parfois, lors de certaines périodes du cycle climatique trentenaire de Gaïa, le dégel se produisait et une étroite vallée au centre de Théa connaissait un bref et pâle printemps. Ce n’était pas le cas à présent. Pourtant, même gelé, le cours d’eau ne serait guère difficile à trouver : il serait relativement horizontal et situé au fond d’une large dépression.

Plus elle y repensait et plus elle sentait que ses premiers souvenirs avaient été erronés ; le terrain devant elle descendait doucement. Il faisait trop sombre pour affirmer que le fleuve était bien devant mais elle en était à présent persuadée. Et puis après ? Il y avait une chance sur deux et comme ça, elle n’aurait pas à contourner d’abord le câble. Elle se dirigea vers le nord.

Elle n’avait pas franchi un kilomètre que le vent se levait. Bientôt, la neige balayée du sommet des congères lui fouettait les joues. Une fois encore, elle s’arrêta pour réarranger ses vêtements, s’enveloppant dans la couverture et la rabattant en une capuche qu’elle pouvait tenir serrée autour de son cou afin de se protéger jusqu’aux yeux.

Elle était assise lorsque quelque chose approcha : les rafales ne lui permettaient pas de distinguer clairement, mais c’était blanc, à peu près de la taille d’un ours polaire, avec des bras massifs et une gueule pleine de dents. L’animal était assis à l’observer et elle fit de même jusqu’au moment où il décida de se lever pour y regarder de plus près. Il voulait peut-être lui souhaiter le bonjour mais elle n’attendit pas pour vérifier. Il absorba sa première balle sans tiquer mais s’arrêta pour contempler la tache rouge qui s’élargissait sur sa fourrure. Comme il repartait, elle vida tout son chargeur et il se replia tel un linge propre et blanc puis ne bougea plus. Luttant contre le tremblement de ses mains, elle rechargea son arme avec ses dernières cartouches, en pestant à voix basse et en soufflant sur ses doigts pour les dégourdir. La créature n’avait toujours pas bougé lorsqu’elle eut terminé mais elle n’essaya pas de l’approcher. Elle fit un large détour et reprit sa descente.


* * *

En un sens, il valait mieux qu’elle n’eût pas réfléchi à ce qu’elle ferait une fois atteint le fleuve. Sinon, elle serait peut-être encore recroquevillée sous le câble.

Il était préférable de s’assigner des objectifs étape par étape, songeait-elle en dominant cette plaine large et venteuse qui devait être l’Ophion. Elle regarda vers l’est, puis vers l’ouest. Chaque direction lui semblait tout aussi impossible : elle était, pile au centre de Théa et dans chaque sens, plus de deux cents kilomètres la séparaient de la lumière.

À l’est, c’était Métis qui semblait doux et accueillant mais auquel il ne fallait pas se fier, au dire de Cirocco. Métis était un ennemi de Gaïa même s’il n’était pas aussi dangereux que Téthys.

À l’ouest, évidemment : Téthys, et le désert. En un sens, vu d’ici il ne paraissait pas si mal. Elle repensa à la chaleur cuisante des dunes puis aux esprits-de-sable cachés sous ces mêmes dunes et se tourna vers l’est. Elle n’avait vraiment pas le choix mais d’avoir fait semblant, lui avait donné quelques minutes de répit durant lesquelles elle n’avait pas pensé à ses pieds.

Le plus terrible était qu’elle brûlait tout en mourant de froid. Elle ne sentait pas ses orteils tout en même temps que la sueur lui dégoulinait dans le dos et le long des bras. L’effort la maintenait au chaud – à vrai dire, elle bouillait – mais le vent était glacial. D’un côté comme de l’autre, on n’y pouvait rien. Elle continua donc à marcher. Lorsqu’elle trébucha quelques heures plus tard et releva brusquement la tête en s’apercevant qu’elle avait failli s’endormir, elle se contraignit à faire une pause. Elle avait à présent suffisamment l’expérience de ce dangereux état d’hébétude, répandu parmi ceux qui tentaient de vivre à Gaïa sans horloge, pour savoir qu’elle avait largement atteint ses limites. Elle n’aurait su dire depuis combien de temps elle était debout mais cela devait bien faire deux ou trois jours. Elle était déjà fatiguée en pénétrant dans le corridor qui menait à Théa et, depuis ce moment, elle n’avait cessé de lutter contre l’épuisement. Elle savait qu’il était possible de dormir debout parce que cela lui était arrivé plus d’une fois lors de sa traversée de la caverne. Elle devait trouver un endroit pour dormir, et vite.

Rien ne semblait convenir. En essayant de se creuser la cervelle, il lui revint soudain quelque chose à propos de l’ensevelissement dans la neige. C’était absurde mais en l’occurrence, dormir en plein vent semblait encore plus idiot.

Près de la rive du fleuve gelé, la neige s’était amassée sur huit mètres de haut. Après être passée du côté sous le vent, elle entreprit de creuser la congère. La surface en était dure et croûteuse mais le travail ne tarda pas à devenir plus facile. Elle pelletait la neige des deux bras, s’acharnant fiévreusement pour creuser une niche assez grande pour abriter son corps. Quand ce fut fait, elle rampa à l’intérieur et tenta tant bien que mal de ramener la neige autour de l’entrée puis elle se recroquevilla le plus étroitement possible et s’endormit instantanément.


* * *

Elle avait toujours cru que claquer des dents n’était qu’une figure de style, et pas des meilleures, tout comme avoir les genoux qui s’entrechoquent signifiait la terreur. Puis elle se rendit compte que ses genoux s’entrechoquaient également bel et bien. Tout son corps frissonnait sans qu’elle pût s’en empêcher. Elle se mit à tousser et sa bouche s’emplit de liquide. Elle était trempée de sueur et brûlait de fièvre. Elle sut qu’elle allait mourir.

Cette pensée suffit à la propulser en catastrophe hors de son trou et elle se retrouva, vacillante, sur la berge. Sa toux la reprit et ne cessa qu’après qu’elle eut rendu l’amer contenu d’un estomac presque vide. Avec surprise, elle s’aperçut qu’elle était tombée à genoux. Et avec une surprise encore plus grande, elle vit qu’elle avait avancé sur la glace. Elle se retourna mais sans pouvoir distinguer l’endroit où elle s’était arrêtée. Elle avait dû marcher depuis un bout de temps sans même s’en rendre compte.

Les choses se mirent à vaciller tandis qu’elle progressait. Son champ visuel s’étrécissait comme si elle regardait au travers d’un long tuyau puis les bords se mettaient à rougir et elle n’avait plus qu’à se relever de là où elle était tombée. Son contour avait un air comique lorsqu’elle considérait, en vacillant, la silhouette en creux qu’elle avait dessinée dans la neige. On appelait ça des anges de l’hiver et elle se demanda comment elle le savait.

Des gens parfois marchaient à ses côtés : c’est ainsi qu’elle eut de longues conversations avec Gaby et ne se souvint qu’elle était morte que bien longtemps après. Elle tira une balle sur ce qui était un autre monstre des neiges ou peut-être une simple bouffée de vent chargée de flocons. L’arme en resta délicieusement chaude durant plusieurs minutes et elle faillit tirer une nouvelle fois lorsqu’elle s’aperçut qu’elle l’avait pointée sur son estomac. Quand elle tenta de la remettre en poche, une partie de sa peau vint avec, collée à la crosse de métal, et emportant avec elle un bout de la queue de l’un de ses serpents tatoués. Pis encore, les cils de son œil s’étaient collés par le gel et de l’œil restant elle ne voyait plus grand-chose.

Lorsqu’elle vit la lumière clignotante, ce fut d’abord une gêne : elle l’irritait par son côté inexplicable. Elle refusait tout phénomène paranormal, tel que le fantôme de Gaby ou des apparitions de Chris et Valiha et elle avait la certitude que la lumière relevait de ce genre de choses. Si elle allait y voir, elle tomberait probablement sur Hautbois, harnachée et prête à l’emmener au galop.

Puis à la réflexion : pourquoi pas ? Si elle devait mourir, autant que ce soit en compagnie d’une amie. Oui mais si la Titanide était morte ? Elle n’avait aucun préjugé : elles en riraient un bon coup et Hautbois serait bien forcée d’admettre l’existence d’une vie après la mort, d’admettre son erreur et celle de toute sa race. Elle rit à cette idée et prit la direction de l’éminence où était apparue la lumière.

Elle était considérablement dégrisée lorsqu’elle y parvint, consciente d’avoir frôlé dangereusement le délirium complet. Il fallait qu’elle garde tous ses esprits. La lumière était bien réelle et bien qu’elle n’eût aucune idée de son origine, si ce n’était pas le salut, alors elle était définitivement fichue.

Sa vision avait empiré. Si elle n’était pas rentrée dans le pied métallique, elle serait probablement passée à côté pour aller se perdre dans l’oubli. Mais la chose résonna sous le choc de sa tête : elle tituba et se redressa, étourdie, puis scruta les ténèbres au-dessus d’elle. Une lampe rouge clignotait là-haut, toutes les dix ou quinze secondes.

Elle parvint à distinguer vaguement une construction posée sur quatre pieds raidis par des entretoises métalliques, analogue à un mirador de garde-forestier. La tour faisait une dizaine de mètres et une échelle aux barreaux de bois courait jusqu’à son sommet.

Quelque chose accrocha son regard à proximité de l’échelle : c’était un panonceau fixé juste au-dessous du niveau des yeux. Elle essuya la neige et lut :


TRAVAUX PUBLICS PLAUGET

REFUGE NUMÉRO ONZE

« BIENVENUE, VOYAGEURS ! »

Gaby Plauget, Propr.


Robin cligna des yeux, le relut entièrement plusieurs fois pour voir s’il allait s’effacer comme le fantôme de Gaby. Il ne s’effaça pas. Elle s’essuya les lèvres et tenta d’agripper à tâtons les barreaux de bois. Ses mains refusaient de lui obéir. Gaby pourtant avait eu la bonne idée de faire poser une échelle en bois, songea-t-elle en se rappelant le froid terrible de la crosse métallique du revolver.

Alors, elle croisa les bras sur les barreaux et se hissa de cette façon. Elle était obligée de regarder ses pieds pour vérifier qu’ils étaient bien posés sur les degrés : elle ne les sentait plus. Trois marches, une pause, puis cinq, et une nouvelle pause, puis trois, puis deux. Puis pas même une : elle était incapable de se hisser plus haut. Elle baissa les yeux et constata qu’elle était presque à mi-hauteur ; elle devait donc avoir eu un trou et perdre le décompte. Elle leva la tête : elle aurait aussi bien pu gravir le mont Everest.

Si près.

La porte s’ouvrit au-dessus d’elle. Un visage se pencha par dessus l’étroite balustrade. Elle espérait que c’était Cirocco parce qu’elle pouvait y croire ; la Sorcière avait des choses à faire à Théa – des choses normales, logiques, sensées. Si c’était quelqu’un d’autre, elle saurait que c’est un mirage, un fantôme.

« Robin ? C’est toi ? »

Elle sentit l’odeur du café et de quelque chose qui cuisait sur le réchaud. C’était trop beau pour être vrai et, non, ce n’était pas Cirocco, c’était si ridicule qu’il ne valait même pas le coup de regarder une nouvelle fois car ce visage qu’elle reconnaissait enfin appartenait à Trini, son amante d’il y a un million d’années, là-bas à Titanville. À cet instant, elle sut que tout cela n’était qu’un rêve, la tour sans doute aussi bien que Trini.

Elle se laissa aller et atterrit sur le dos dans la neige épaisse.

Загрузка...