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De loin, Dyoto ressemblait à une énorme pyramide dont la base flottait dans l’air à plus d’un kilomètre du sol, un nuage déchiqueté où des plages sombres piquetées de points scintillants s’étageaient comme les couches géologiques au flanc d’une montagne ouverte. Corson en eut le souffle coupé. La pyramide sembla se désagréger. Le nuage devint un labyrinthe. Les bâtiments ou les engins qui constituaient la ville étaient largement espacés. Un double fleuve jaillissait du sol, verticalement, et traversait la ville comme un pilier emprisonné dans un tube invisible. Des engins voltigeaient au long des artères tridimensionnelles de la cité. Au moment où le navire qui portait Corson atteignit les faubourgs, deux édifices importants dont la forme était cubique s’élevèrent dans l’atmosphère et filèrent dans la direction de l’océan.

Dyoto, se dit Corson, était un bel exemple d’urbanisme fondé sur l’antigravitation et empreint d’une conception plutôt anarchique de la société. Dans son expérience, l’antigravitation n’avait de place qu’à bord des vaisseaux de guerre. Quant à l’anarchie, elle n’était rien d’autre qu’une catégorie historique, la guerre l’excluant totalement. Chaque homme et chaque chose avaient une place. Mais en douze cents ans, peut-être en plusieurs millénaires, les choses avaient eu le temps de changer. L’antigravitation était à première vue devenue aussi courante que l’énergie de fusion. Peut-être était-elle même devenue une source d’énergie ? Corson avait entendu parler de fumeux projets de ce genre. À bord des vaisseaux de guerre, les dispositifs anti-G consommaient une effrayante quantité d’énergie, mais cela ne voulait rien dire. La force que les masses exercent les unes sur les autres représente également une énergie potentielle appréciable.

Une telle ville, au contraire de celles qu’il avait connues, n’était pas un ensemble plus ou moins figé de constructions. C’était un agrégat changeant. On pouvait jeter ou lever l’ancre. Seule la fonction première de la ville, réunir des êtres afin qu’ils puissent échanger des biens et des idées, avait résisté.

Le navire de Floria grimpait lentement le long d’une des faces de la pyramide. La disposition des bâtiments était telle, nota Corson, que même les étages inférieurs de la cité pouvaient bénéficier d’une quantité appréciable d’ensoleillement. Cela impliquait qu’il existât un pouvoir central chargé de réglementer la circulation et les places accordées aux nouveaux arrivants.

— Nous y sommes, dit Floria Van Nelle, brusquement. Que comptez-vous faire ?

— J’avais l’impression que vous vouliez me livrer à la police.

Elle parut intéressée.

— C’est ce qui se serait passé, de votre temps ? Les flics vous trouveront bien d’eux-mêmes s’ils en ont envie. Quoique je doute qu’ils sachent encore procéder à une arrestation. La dernière remonte à une dizaine d’années.

— Je vous ai attaquée.

Elle éclata de rire.

— Disons que je vous avais provoqué. Et ça a été pour moi une expérience passionnante que de vivre à côté d’un homme qui ne peut pas prévoir d’une minute sur l’autre ce que vous allez faire ou dire.

Elle marcha droit sur lui et l’embrassa sur la bouche, puis s’écarta avant qu’il ait eu le temps de l’étreindre. Corson resta bouche bée. Puis il se dit qu’elle parlait sincèrement. La rencontre de Corson l’avait excitée. Elle n’avait pas l’habitude de ce type d’homme, mais il connaissait ce genre de femme. Il avait trouvé grâce à ses yeux quand il avait usé de violence contre elle. Les traits fondamentaux de l’humanité ne changent pas en douze cents ans même si certaines caractéristiques superficielles évoluent.

Il pouvait profiter de la situation.

Quelque chose en lui recula. Il voulait fuir. Une sorte d’instinct le poussait à mettre le plus de distance possible entre ce monde et lui. Cet instinct trouvait un appui solide en l’idée qu’il se faisait de l’avenir. L’espèce humaine avait peut-être fait en douze cents ans (ou davantage) des progrès suffisants pour se débarrasser sans difficulté de dix-huit mille exemplaires du Monstre, mais il en doutait. Et les liens qui ne manqueraient pas de s’établir entre Floria Van Nelle et lui restreindraient sérieusement sa liberté.

— Merci pour tout, dit-il. Si je puis un jour vous rendre service…

— Vous êtes très sûr de vous, dit-elle. Et où comptez-vous aller ?

— Sur un autre monde, j’espère. Je… euh, je voyage beaucoup. Je suis resté bien trop longtemps sur cette planète.

Elle écarquilla légèrement les yeux.

— Je ne vous demande pas pourquoi vous mentez, Corson. Mais je me demande pourquoi vous mentez si mal.

— Par plaisir, dit-il.

— Vous ne paraissez pas vous amuser beaucoup.

— J’essaie.

Il brûlait de lui poser une multitude de questions, mais il se retint. Il lui faudrait découvrir par lui-même ce nouvel univers. Il ne tenait pas à livrer dès maintenant son secret. Il lui faudrait se contenter du peu qu’il avait pu tirer de sa conversation de la matinée.

— J’espérais autre chose, dit-elle. Enfin, vous êtes libre.

— Je peux tout de même vous rendre un service. Je vais quitter ce monde. Faites-en autant. Dans quelques mois, la vie risque de devenir impossible, ici.

— Avec vous ? demanda-t-elle, ironiquement. Vous n’êtes pas capable de prévoir ce qui arrivera dans une minute et vous jouez les prophètes. Je vais moi aussi vous donner un conseil. Changez de vêtements. Sinon vous serez ridicule.

Gêné, il glissa les mains dans les poches de sa tenue de combat. Puis il accepta l’espèce de tunique qu’on lui tendait. Sur Mars, souffle comme les Martiens… Le navire longeait une sorte de quai. Corson se sentait vraiment ridicule dans son nouvel habit. Le navire s’immobilisa.

— Avez-vous un incinérateur ?

Elle fronça les sourcils.

— Un quoi ?

Il se mordit les lèvres.

— Un appareil qui permet de faire disparaître les déchets.

— Une gomme ? Bien sûr.

Elle lui montra comment fonctionnait la gomme. Il roula son uniforme en boule et le jeta dans l’appareil. Les vêtements flottants qu’il venait de passer cachaient assez bien le pistolet, sous son aisselle gauche. Il était à peu près certain qu’elle avait remarqué l’arme, mais qu’elle ignorait tout de son usage. L’uniforme disparut sous ses yeux.

Il alla droit à la porte qui s’ouvrit. Au moment de sortir, il voulut dire quelque chose mais les mots ne lui vinrent pas. Il fit un vague geste de la main. Pour le moment, son esprit était dominé par une seule préoccupation.

Trouver un endroit tranquille pour réfléchir.

Et quitter Uria le plus rapidement possible.

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