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Corson avait faim. Il s’avança vers la porte, machinalement, comme si le fait de sortir constituait un pas vers une solution. Il y avait bien une solution, mais il hésitait à l’envisager. S’il avait été seul, la question se serait posée différemment. Les soldats en guerre ont l’habitude de se nourrir de ce qu’ils trouvent plutôt que de se laisser mourir de faim. S’ils ne l’ont pas, ils la prennent rapidement. Et Corson qui se sentait faiblir, réaliste par entraînement plutôt que par instinct, savait qu’ils disposaient d’une gigantesque réserve de protéines. Mais il se croyait incapable de supporter l’horreur qu’il lirait dans les yeux d’Antonella s’il se hasardait à lui expliquer à quel prix ils pourraient survivre, un certain temps.

Peut-être indéfiniment.

Dans les temps mythologiques, cela avait un nom. Les goules, selon les légendes, dévoraient les cadavres dans les cimetières.

Dans l’histoire, cela était arrivé. Pas seulement pendant les périodes de famine. Corson se demanda si les seigneurs de la guerre n’étaient pas plus anthropophages que nécrophiles. Les conquérants mongols faisaient servir à l’occasion la plus belle de leurs concubines et sa tête était présentée, parée, sur un plat d’or, afin que tous pussent voir qu’ils ne lésinaient pas sur la qualité. Ce qu’un homme a imaginé de faire, un autre peut le refaire.

La porte se releva et découvrit la plaine verte, crue, l’herbe étalée comme un tapis acide, traversée par la route bleue, rectiligne, et la tache indistincte que formait l’hipprone, paissant. Corson l’envia. Puis il aperçut quelque chose sur la route, tout près.

Un sac. Posée dessus, une plaquette de métal étincelait sous la lumière laiteuse filtrée par les nuages. En trois pas, Corson fut à côté du sac. Il l’examina attentivement, sans y toucher. Le sac et la plaquette devaient avoir été déposés pendant qu’ils étaient restés enfermés dans le bâtiment. On les avait placés bien en évidence.

La plaquette portait un message.

Un instant les lettres dansèrent devant les yeux de Corson.

CORSON, CE SAC CONTIENT DES VIVRES. MÊME LES ENVELOPPES CREUSES PEUVENT ENCORE SERVIR. IL EST PLUS D’UNE FAÇON DE FAIRE LA GUERRE. SOUVIENS-T’EN. TU DOIS ALLER EN AERGISTAL. C’EST LÀ QUE LES CRIMES SONT JUGÉS ET QUELQUEFOIS REMIS. CRIE AERGISTAL. L’HIPPRONE ENTENDRA.

Quelqu’un jouait avec eux. L’évasion, l’abandon, puis ce sac et ce message. Pourquoi l’inconnu ne se montrait-il pas s’il était un allié ? Et s’il s’agissait d’un ennemi, pourquoi ne les avait-il pas tués ?

Il soupesa le sac puis l’ouvrit. Le sac contenait une vingtaine de rations de combat. Corson passa machinalement la bretelle à son épaule et retourna à l’intérieur du mausolée.

Antonella l’attendait debout, les bras ballants, les traits creusés, les yeux cernés, apparemment en état de choc. Mais elle semblait avoir surmonté la période de dépression. Les pleurs étaient secs sur son visage.

— Nous ne mourrons pas de faim, dit Corson, lui tendant le sac. Quelqu’un nous jette du grain comme si nous étions des oiseaux.

Avant de se servir lui-même, il la regarda ouvrir une ration. Elle ne manifestait aucune fébrilité. Elle déchira au bon endroit le sachet d’eau, comme il le lui avait montré et le lui tendit. Il secoua négativement la tête.

— Il y en a d’autres, dit-il devant son insistance.

Alors, elle accepta de boire. Il regarda l’eau descendre dans sa gorge et le larynx qui montait et descendait sous la peau fine.

Puis il se mit lui-même à manger, assis sur le sol, buvant de petites gorgées et mastiquant avec soin. Il réfléchissait. Selon le message, il devait gagner Aergistal. C’est là que les crimes sont jugés et quelquefois remis. Pourrait-il être affranchi, en Aergistal, de la condamnation potentielle qui pesait sur lui ?

D’un autre côté, ç’avait été ou ce serait un champ de bataille. Il n’avait aucune envie d’y emmener Antonella. Mais il ne pouvait pas la laisser là. Et il ne connaissait dans cet univers aucun endroit où il put la mettre en sécurité.

Lorsqu’ils eurent fini de manger, il réunit soigneusement les reliefs de leur repas et chercha un endroit où les jeter. Il finit par découvrir une petite trappe, qu’il souleva et qui démasqua un espace noir du fond duquel montait un bruit d’eau. Du moins ils ne laisseraient pas de trace visible de leur passage sur cette planète. C’était une précaution puérile si le bâtiment était farci de détecteurs.

Puis il se décida.

— Nous allons en Aergistal, dit-il en montrant le message. Je ne sais pas ce qui nous y attend. Je ne suis même pas sûr que nous y parviendrons.

Il s’attendait à lire de l’effroi sur le visage d’Antonella. Mais elle demeura calme, attendant qu’il fît un geste. Elle avait apparemment une absolue confiance en lui et, se dit-il avec amertume, c’était bien là le pire.

Il s’approcha d’elle et l’embrassa.

Puis ils sortirent et marchèrent vers l’hipprone. Il sangla Antonella puis se harnacha. Il hésita un instant tant il lui paraissait absurde et théâtral de crier Aergistal comme on jette une adresse. Il se racla la gorge.

D’une voix encore mal assurée, il cria :


AERGISTAL !


Et le monde autour d’eux changea une nouvelle fois de formes et de couleurs.

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