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La nuit protégeait Corson du Monstre, dont les yeux ne percevaient ni l’infrarouge ni même le rouge mais qui voyait assez bien dans l’ultraviolet. Il était également capable de se diriger dans l’obscurité en projetant devant lui une nappe d’ultrasons. Mais il était beaucoup trop occupé à s’apitoyer sur lui-même pour entreprendre de traquer Corson.

Corson essayait désespérément de comprendre la nature de la détresse du Monstre. Il était pratiquement certain que le Monstre ignorait la peur. Sur sa planète natale, on ne lui connaissait aucun ennemi qui pût mettre sérieusement sa vie en danger. Il ignorait l’échec et n’était sans doute jamais parvenu à concevoir un adversaire plus puissant que lui avant d’avoir rencontré les humains. La seule limite à l’expansion démographique des Monstres était la faim. Ils ne pouvaient se reproduire que lorsqu’ils disposaient d’un surplus suffisant de nourriture. Faute de quoi, ils demeuraient stériles. Une des principales difficultés que les zoologues de la Terre avaient rencontrées dans l’accomplissement du projet avait été de gaver le Monstre.

Corson ne pouvait pas non plus croire que le Monstre avait faim ou froid. Son organisme était une puissante machine capable de se satisfaire de la plupart des substances organiques ou minérales. Les riches prairies d’Uria pouvaient lui fournir une alimentation de choix. Le climat rappelait de loin celui des meilleures régions de sa planète natale. La composition de l’atmosphère différait mais non au point de handicaper un être qui, selon l’expérience courante, pouvait survivre sans malaise apparent à un séjour de plusieurs dizaines d’heures dans le vide et se vautrer dans l’acide sulfurique. La solitude n’était pas de nature à désespérer le Monstre. Des expériences qui avaient consisté à lâcher sur des planétoïdes déserts des Monstres pour étudier leur comportement, avaient montré le peu de cas qu’ils faisaient de leurs semblables. S’ils étaient capables de se grouper en hordes pour accomplir des tâches qui dépassaient la force d’un seul, ou pour jouer, ou pour échanger les spores qui contenaient l’équivalent de leurs gènes, il ne semblait pas qu’ils fussent en aucune façon grégaires.

Non, rien de tout cela ne pouvait être retenu. La voix du Monstre évoquait les pleurs d’un tout petit enfant qu’on a enfermé par mégarde ou pour le punir dans un placard obscur, qui se sent perdu dans un univers vaste, insondable et effrayant, peuplé de cauchemars et de virtualités fantastiques, dans un piège dont il est incapable de sortir seul. Corson aurait souhaité pouvoir entrer en contact avec le Monstre pour parler avec lui de la nature du piège. Mais c’était impossible. Pendant toute la durée du voyage, il avait essayé de s’entretenir avec le Monstre. Il le savait accessible à différents modes de raisonnement, mais, pas plus que ses prédécesseurs, il n’avait jamais pu mener avec lui une conversation suivie. Pour une seule raison apparente, l’hostilité irrémédiable que le Monstre entretenait à l’égard de l’espèce humaine. Les raisons en étaient inconnues : ce pouvait être une affaire d’odeur, de couleur, de bruits. Les zoologues avaient essayé de tromper le Monstre de diverses façons. En vain. Le drame du Monstre était d’être assez intelligent pour qu’on ne pût l’abuser en se servant de ses instincts et pas suffisamment pour deviner et dominer les sourdes puissances qui grondaient en lui et le rendaient juste bon à tuer.

Ayant tenté quelques pas et trébuché, puis s’étant traîné sur les genoux pendant quelques centaines de mètres, Corson, rompu, choisit de s’assoupir sans se départir entièrement de sa vigilance. Il sursauta après, lui sembla-t-il, quelques minutes à peine. Sa montre lui indiqua qu’il avait dormi quatre heures. Il faisait toujours nuit. Le Monstre s’était tu.

Un nuage épais devait traverser le ciel, car les étoiles avaient disparu de tout un secteur à la gauche de Corson. La nuée se déplaçait rapidement. Elle avait un bord net. Un corps énorme, sans doute un appareil volant dont Corson n’avait jamais entendu parler bien qu’il eût étudié toutes les machines de guerre employées par les Princes d’Uria, le survolait sans bruit. La quasi-invisibilité de l’engin rendait difficile l’estimation de son altitude et de sa vitesse. Mais lorsqu’il fut au-dessus de Corson, la tache noire qu’il dessinait sur le firmament grossit rapidement et Corson eut juste le temps de se rendre compte que l’objet allait l’écraser.

C’était cette apparition qui avait fait taire le Monstre et c’était le silence subit qui avait éveillé Corson. Avec quelques secondes d’avance, le Monstre avait su ce qui allait venir et il en avait prévenu, involontairement, son involontaire allié humain. Corson sentit son sang se glacer et les muscles de son ventre se crisper. Il serra son arme, sans illusion. Il ne doutait pas que le navire fût venu le capturer. Il savait que sa détermination ne prévaudrait pas contre cette énorme machine. La seule tactique qu’il pouvait adopter, c’était, une fois prisonnier, d’inciter les occupants du navire à attirer le Monstre à l’intérieur. Il n’aurait plus ensuite qu’à laisser faire ce dernier, quelle que soit la cage ou la prison dont soit équipé l’engin. Avec un peu de chance, le navire étranger serait aussi complètement détruit que l’Archimède, et les Princes d’Uria ne trouveraient jamais trace du passage, sur leur monde, de Georges Corson.

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