Le jour était levé depuis plus d’une heure et ils survolaient l’océan hors de vue de tous les continents. Corson commençait à se demander ce qu’attendait la flotte urienne pour intervenir lorsque la jeune femme s’éveilla tout à fait.
— Vous êtes une brute, Corson, dit-elle. Depuis les temps barbares des Puissances Solaires, on n’a jamais vu un aussi méprisable lâche. S’attaquer à une femme qui vous a recueilli.
Il l’examina attentivement. Bien qu’elle se tordît dans ses liens, il ne lut aucune anxiété sur son visage, seulement de la colère. Donc, elle savait qu’il ne lui ferait pas de mal dans l’immédiat. Ses traits fins se détendirent et la colère fit place à une froide détermination. Elle était trop bien élevée pour lui cracher à la figure, mais, moralement, c’était bien ce qu’elle était en train de faire.
— Pas le choix, dit-il. C’est la guerre.
Elle le fixa, interloquée.
— De quelle guerre parlez-vous ? Vous êtes fou, Corson.
— Georges, dit-il. Georges Corson.
Cela, du moins, elle ne l’avait pas prévu, ces deux syllabes qui formaient son prénom, ou encore elle ne s’était pas souciée de les employer. Posément il entreprit de la délier. Il comprit que c’était la raison pour laquelle son visage s’était détendu. Elle le laissa faire sans mot dire. Puis elle se releva d’un seul mouvement, se frotta les poignets, se planta en face de lui et, avant qu’il ait eu le temps de faire un mouvement, le gifla, deux fois. Il ne réagit pas.
— C’est bien ce que je pensais, dit-elle, avec mépris. Vous n’êtes même pas capable de prévoir. Je me demande d’où une régression pareille peut sortir. Et à quoi vous pourrez bien être bon. Il n’y a qu’à moi que ces choses arrivent.
Elle haussa les épaules et se détourna, promenant son regard gris sur la mer que le navire survolait silencieusement.
Exactement comme une héroïne des vieux films, pensa Corson. Des films d’avant la guerre. Elles ramassaient des types sur le bord de la route et il leur arrivait des choses plus ou moins épouvantables. Généralement elles en tombaient amoureuses. Des mythes. Comme le tabac ou le café. Ou comme un navire tel que celui-ci.
— Cela m’apprendra à recueillir des gens que je ne connais pas, poursuivit-elle comme si elle jouait le rôle d’un des films mythiques. Nous verrons qui vous êtes à notre arrivée à Dyoto. Jusque-là, tenez-vous tranquille. J’ai des amis puissants.
— Les Princes d’Uria, dit Corson sur un ton sarcastique.
— Je n’ai jamais entendu parler de princes. Dans les temps légendaires, peut-être…
Corson avala sa salive.
— Cette planète est en paix ?
— Depuis douze cents ans, à ma connaissance, et j’espère qu’elle le restera jusqu’à la fin des temps.
— Vous connaissez les indigènes ?
— Des espèces d’oiseaux intelligents et inoffensifs qui passent leur temps à discuter de philosophie. Légèrement décadents. Ngal R’nda est l’un de mes meilleurs amis. À qui croyez-vous avoir affaire ?
— Je ne sais pas, avoua-t-il.
C’était l’expression de la stricte vérité.
Elle se radoucit.
— J’ai faim, dit-elle. Vous aussi, j’imagine. Je vais voir si je suis encore capable de nous préparer quelque chose après ce que vous m’avez fait subir.
Il ne décelait plus la moindre appréhension dans sa voix. Plutôt de la sympathie.
— Votre nom ? dit-il. Après tout, vous savez le mien.
— Floria, dit-elle. Floria Van Nelle.
La première femme qui me dit son nom depuis cinq ans.
Non, se dit-il. Si je ne rêve pas, si tout cela n’est pas un piège, ou une illusion, le délire en trois dimensions et en couleur d’un mourant, depuis douze cents ans, ou deux mille ans, ou trois mille.
Il faillit laisser tomber le verre qu’elle lui mettait dans la main.
Quand il fut repu, son cerveau recommença à fonctionner normalement. Il fit le point de la situation. Il ne comprenait pas ce qui avait pu arriver à la planète Uria sinon qu’un état de paix semblait exister entre les quelques millions d’humains qui y vivaient et les indigènes, à peine plus nombreux. Il savait qu’il se dirigeait vers Dyoto, une ville importante, en compagnie de la fille la plus belle qu’il eût jamais vue.
Et que le Monstre errait dans les forêts d’Uria, prêt à se multiplier et à donner naissance à dix-huit mille petits Monstres qui deviendraient rapidement aussi dangereux que lui, cela dans un délai de six mois, peut-être moins si le Monstre trouvait sans difficulté une nourriture abondante.
Il avait son idée sur ce qui s’était passé. Lorsque le Monstre s’était écarté du navire juste avant l’explosion, il n’avait pas fait dans le temps un bond de quelques secondes, mais un voyage qui avait duré des millénaires. Et il avait entraîné avec lui Georges Corson. Les Princes d’Uria n’existaient plus, ni les Puissances Solaires. La guerre avait été gagnée ou perdue, mais elle était en tout cas oubliée. Il pouvait se considérer comme démobilisé et déposer l’uniforme du soldat. Ou encore il pouvait se tenir pour une sorte de déserteur involontaire, projeté dans le Futur. Il n’était plus qu’un homme perdu parmi les milliards de citoyens d’une Fédération galactique couvrant toute la lentille stellaire et débordant sur la nébuleuse d’Andromède, unissant des mondes sur lesquels il n’irait sans doute jamais, dont les communications étaient assurées par un réseau de transpaces qui permettaient de passer presque instantanément d’un monde à l’autre. Il n’avait plus d’identité, ni de passé, ni de mission. Il ne savait plus rien. De Dyoto, il pourrait gagner n’importe laquelle des étoiles qu’il avait vu briller dans le ciel nocturne et y exercer le seul métier qu’il sût faire, la guerre, ou en choisir un autre. Il pouvait s’en aller, oublier la Terre, oublier Uria, oublier le Monstre, oublier Floria Van Nelle, et se perdre à jamais sur les pistes de l’espace.
Et laisser les nouveaux habitants d’Uria se débrouiller avec le Monstre, avec, bientôt, ses dix-huit mille petits.
Mais il était trop peu dupe de lui-même pour ignorer qu’il se poserait longtemps une question.
Pourquoi Floria Van Nelle était-elle venue le recueillir juste à temps ? Pourquoi lui donnait-elle l’impression de jouer, mal, un rôle appris par cœur ? Pourquoi était-elle passée de la colère, qui n’était pas feinte, à la cordialité, le temps de retrouver ses esprits ?