36

Il fit un premier saut pour se procurer deux combinaisons spatiales. Mieux valait effectuer l’évasion en deux temps. Il choisit d’intervenir une minute avant l’heure de l’évasion. Cela lui permettrait de tâter les défenses et de semer la confusion nécessaire à la seconde phase. Il n’eut pas grand mal à se glisser dans une des tentes de l’intendance, mais, comme il s’y attendait, la nuit ne relâchait pas la vigilance dans le camp de Veran. Il eut à peine le temps de s’emparer de deux étuis et de regagner sa monture que l’alerte était donnée dans les allées du camp. La tente qu’il venait de piller se trouvait dans un secteur presque opposé à celui où se trouvaient enfermés Antonella et l’autre Corson. Le premier mouvement des gardes serait de converger vers le lieu du vol. Ils n’auraient pas le temps de refluer.

Il fit un saut de quelques jours dans le passé, choisit un endroit désert et examina les combinaisons. Satisfait, il décida de passer à la seconde phase. Il se synchronisa au moment choisi et posa son hipprone dans l’enclos réservé aux montures. Dans le tumulte, personne ne prit garde à lui. Sa tenue était réglementaire et il pouvait revenir d’une patrouille. Il déclencha aussitôt l’inhibiteur de lumière et se mit à courir dans les allées du camp aussi vite que le lui permettait l’image brouillée des alentours que découvrait son projecteur à ultrasons. Il avait estimé qu’il faudrait dix secondes au moins pour que les plus astucieux des gardes aient l’idée d’en faire autant. Ils n’en seraient pas beaucoup plus avancés, car ils ignoraient d’où venait l’attaque ; la portée des projecteurs était réduite et les différents faisceaux créeraient des interférences qui brouilleraient les images. Les officiers perdraient probablement une minute à convaincre leurs hommes d’éteindre les projecteurs inutiles. C’était assez pourvu qu’Antonella, avertie par sa prescience, parvînt à persuader Corson de la nécessité de se montrer coopératif. Et il savait qu’elle y était parvenue.

Tout se passa comme il l’avait prévu. Il avait pris soin d’obscurcir son masque afin que l’autre Corson ne pût le reconnaître. Il ne s’exprima que par signes. Ce n’était pas le moment d’introduire dans l’esprit de l’autre Corson un facteur supplémentaire de confusion.

Ils filaient dans l’espace, maintenant, puis ils sautèrent dans le temps. Corson fit faire à sa monture quelques embardées spatio-temporelles pour dérouter leurs poursuivants. L’autre hipprone suivait comme un ange. Les soldats de Veran ne connaissaient pas leur destination et ils pouvaient errer indéfiniment dans le continuum sans trouver la planète-mausolée. Au surplus, Veran mettrait fin à la poursuite aussitôt qu’une patrouille lui aurait appris que Corson allait revenir.

La planète-mausolée. Je me demande, se dit Corson, quand je l’ai découverte pour la première fois.

Il s’était montré le chemin à lui-même. Il semblait qu’il eût pratiqué là une brèche dans la loi de l’information non régressive. L’information paraissait tourner en rond. Il y a un commencement à tout. Peut-être n’était-ce qu’une illusion ? Peut-être découvrirait-il, beaucoup plus tard, pour la première fois, la planète-mausolée, et s’arrangerait-il pour faire entrer l’information dans le cercle ? Peut-être une voie profonde, échappant à sa conscience du moment, reliait-elle tous les possibles de Corson ? Il renonça à résoudre l’énigme sur le moment. Il ne détenait pas les éléments de sa solution.

Il abandonna l’hipprone qui portait Antonella et l’autre Corson, après lui avoir donné des instructions, au-dessus du point adéquat de la planète. Il effectua lui-même un nouveau saut dans le temps, vers l’avenir. Il ne décela aucune trace de son précédent passage. C’était bon signe. Il avait craint, un moment, de se retrouver en face de lui-même ou de tomber sur deux squelettes blanchis.

Il descendit de son hipprone et pénétra, non sans appréhension, dans le hangar funèbre. Rien n’avait changé. Il se mit au travail, posément. Le temps ne lui était plus compté.

Cid avait vu juste. Le matériel nécessaire aux réanimations et à l’implantation de personnalités factices se trouvait dans une annexe souterraine de la grande salle. Mais il n’en découvrit l’entrée qu’en sondant les fondations du bâtiment avec l’aide de l’hipprone. Les opérations étaient plus simples qu’il ne l’avait craint. Des appareils automatiques les assuraient en grande partie. Les seigneurs de la guerre qui avaient rassemblé cette collection gigantesque aimaient aller vite en besogne. Ils comprenaient sans doute encore moins que Corson les principes sous-jacents à la réanimation des corps.

Ses mains tremblaient tout de même quand il procéda à la première tentative. Il avait mis au point une personnalité factice destinée à durer cinq secondes. La femme battit des paupières, ouvrit les yeux, émit un son et retourna à l’immobilité.

Le résultat du premier essai sérieux fut très déplaisant. Une immense femme blonde, sculpturale, qui avait presque une tête de plus que lui, s’arracha à sa couche, poussa un cri inarticulé, se jeta sur lui et le serra dans ses bras à l’étouffer. Il dut l’étourdir. Ébranlé, il conclut : Trop de folliculine.

Il décida, pour se remettre, d’aller déposer au bon moment le sac de vivres et la plaquette devant la porte du mausolée. La petite plaque de métal paraissait maintenant totalement vierge. Quelques expériences convainquirent Corson que les cristaux qui la formaient étaient sensibles aux translations temporelles. Déformés, ils avaient tendance à reprendre leur configuration première sous l’effet d’un saut dans le temps. Le problème était donc d’imprimer assez profondément la partie centrale du message pour qu’elle résistât à plusieurs voyages. Il fit quelques calculs et entreprit d’inscrire le message. Il se demanda ce qui arriverait s’il y changeait un mot. Probablement rien. Le seuil de bouleversement ne serait pas atteint. Mais il choisit de ne pas modifier le message qui demeurait gravé dans sa mémoire. L’enjeu était trop gros.

Restait le problème du conditionnement de l’hipprone qui emmènerait Antonella et l’autre Corson en Aergistal. Il décida de procéder à une substitution. Il entreprit un échange d’informations aussi complet que possible avec sa bête. Il s’assura qu’elle conduirait ses passagers non seulement aux champs de bataille d’Aergistal, mais encore en ce point précis où il s’était lui-même trouvé déposé. Au-delà, le contrôle de l’hipprone lui échappait. Mais il supposait que placée dans les mêmes conditions, la bête réagirait spontanément de la même manière. La probabilité d’un glissement était faible. Et il pouvait bien faire confiance à ceux d’Aergistal pour régler un détail de ce genre. Il conditionna l’hipprone à réagir au seul nom d’Aergistal, prononcé d’une voix forte.

Il reçut en échange une multitude d’informations sur les mœurs, les souvenirs et les motivations de l’hipprone. La mémoire raciale de l’animal, quoique affaiblie par la captivité, était suffisante pour que Corson parvînt à se faire une idée de son monde d’origine. Il découvrit à sa grande surprise que l’hipprone qu’il avait appris à redouter, au moins dans sa variété sauvage, était à peu près aussi peureux qu’un lapin. L’image qu’il conservait des premiers maîtres de son espèce, sans doute disparus depuis longtemps, n’était guère claire, mais il était évident qu’il les adorait et les craignait à la fois.

La substitution s’opéra sans difficulté. Corson prit la peine d’échanger les harnachements. Il ne voulait pas que l’attention de l’autre Corson soit éveillée par une éraflure inattendue des brides. Il disposa le sac de rations bien en évidence devant la porte, à côté de la route.

Puis il regagna l’époque à laquelle il avait entrepris d’animer les trophées des seigneurs de la guerre. Il ignorait ce qui se passerait s’il faisait une erreur de quelques heures et s’il se retrouvait en face de lui-même. Mais l’instinct de l’hipprone lui ôtait tout souci de ce côté. L’animal refusait d’emprunter à travers le continuum les voies exactes qu’il avait déjà suivies. Il devait percevoir sa propre présence au travers, d’un écran de quelques secondes et faisait un écart. Il obéissait aveuglément, en un sens, à la loi de l’information non régressive. Corson préféra ne pas forcer sa nature.

Il se remit à la préparation des recrues de Veran. Il travaillait frénétiquement, soucieux d’en finir. Il redoutait aussi d’être surpris par les seigneurs de la guerre et d’avoir des comptes à rendre. Mais les quelques patrouilles qu’il effectua dans l’avenir et dans le passé proche le rassurèrent partiellement.

Il créa trois types principaux de personnalités factices. Une trop grande uniformité des comportements des femmes risquait en effet de révéler trop tôt la supercherie. Dans le même esprit, il procéda à un échantillonnage, évitant d’utiliser des types somatiques trop voisins. À la suite de sa première expérience, il avait résolu de doter les réanimées de personnalités sexuellement neutres. Mais devant le résultat et malgré sa répugnance, il introduisit dans les matrices quelques traits féminins. Une autre question qui le préoccupait était celle de la stabilité des personnalités factices. Une durée de vie trop brève des matrices pourrait compromettre le plan. Mais il lui déplaisait de conférer aux demi-mortes une existence fictive trop longue. Quoiqu’il ne les considérât que comme des machines, il ressentait une nausée à l’idée des traitements que pourraient leur infliger les hommes de Veran. Il finit par doter les matrices d’une durée probable de stabilité de l’ordre de quarante-huit heures, avec une marge d’incertitude d’environ dix pour cent. Au bout de ce laps de temps, les recrues de Veran perdraient leur ultime apparence de vie et, en l’absence de tout équipement adéquat, mourraient irrémédiablement. Si la situation devait se dénouer comme il l’espérait, ce serait en quelques heures, voire en quelques minutes. Sinon, le plan échouerait. Veran aurait le temps de reprendre ses hommes en main, fût-ce en détruisant impitoyablement ses nouvelles recrues.

À ce stade, Corson se demanda combien de corps il animerait. Un effectif trop limité risquait d’introduire des conflits entre les soldats qui s’en remettraient probablement à l’arbitrage de leur chef. Une invasion trop massive, outre qu’elle poserait des problèmes de transport que Corson n’avait pas encore résolus, susciterait la méfiance de la petite armée de Veran. Corson évaluait son importance à six cents hommes environ. Il décida de réanimer deux mille femmes. Il n’y serait pas parvenu seul dans un laps de temps raisonnable. Sans enthousiasme, il dota une vingtaine de corps de personnalités factices qui leur permirent de l’assister. C’étaient des instruments dociles, précis, infatigables. Il eut beaucoup de mal, au bout d’un moment, à s’empêcher de les rudoyer. Leur mutisme et leur éternel sourire lui portaient sur les nerfs. Il avait pourtant, se dit-il, virtuellement à sa disposition, la population d’esclaves, la troupe d’amazones, le harem, les plus vastes et les plus dévoués que le plus grand industriel, le plus puissant capitaine et le sultan le plus sensuel aient jamais pu rêver. Mais ce n’était pas son genre.

Lorsqu’il fut certain qu’il pourrait animer les deux mille recrues en quelques heures, il s’inquiéta de les vêtir et de les transporter. Le mausolée ne contenait aucun vêtement. On n’habille pas les papillons, se dit Corson avec amertume. Il fit plusieurs incursions dans un système planétaire voisin et finit par dénicher, en explorant le temps, un entrepôt d’effets militaires qu’il pilla sans vergogne. Il espéra que cette soustraction ne déclencherait pas un bouleversement majeur dans l’histoire de cette planète. Mais il savait d’expérience que, malgré les systèmes automatiques de comptabilité, des stocks importants disparaissent parfois des intendances de toutes les armées de l’univers sans soulever de bien profonds remous. Un fonctionnaire passerait quelques nuits blanches à inventer une histoire plus ou moins vraisemblable pour justifier le désordre de ses comptes. Dans le pire des cas, il serait limogé. Ce ne sont pas ces gens qui font l’histoire.

Le transport était une autre affaire. Il faillit alerter Aergistal. Mais il repoussa cette solution extrême. L’idée d’avoir à demander conseil aux dieux d’Aergistal lui paraissait insupportable. Il avait conservé un souvenir trop net du mépris implicite de la Voix. Il voulait bien être un pion, mais, par les sept niveaux de l’enfer, il n’accepterait pas de devenir un robot ! C’était peut-être un point de vue infantile, mais c’était le sien. Il finit par inventer une solution qui, pour manquer d’élégance, n’en était pas moins concrète. Avec l’aide de ses assistantes, il démonta quelques structures internes du mausolée et se procura de la sorte de grandes plaques de métal avec lesquelles il entreprit de construire une cabine relativement étanche. Après tout, il avait voyagé entre Aergistal et Uria dans une espèce de cercueil. Un hipprone pouvait emmener dans l’espace et à travers le temps une charge considérable pourvu que l’étape ne fût pas trop longue. Veran transportait ainsi son matériel. Quelques essais convainquirent Corson qu’il pourrait transporter de la sorte deux cents femmes à la fois.

Lorsqu’il donna le signal du départ, il se trouvait sur la planète-mausolée depuis un peu plus de deux semaines. Il avait épuisé ses vivres depuis longtemps, mais il s’était abondamment approvisionné dans les entrepôts de la planète proche. Il nourrissait ses assistantes, faute de mieux, avec du sérum et du glucose prélevés sur les conduites qui alimentaient les demi-mortes. Il se sentait à bout de forces. Il aurait pu prendre le temps de se reposer mais il n’avait pas envie de demeurer une seconde de trop sur ce monde lugubre.

Il surveilla attentivement la réanimation du premier contingent et l’implantation des personnalités factices. Un sourire las apparut sur son visage quand il vit les deux cents femmes abandonner leurs couches en déchirant le brouillard antiseptique qui leur avait servi de linceul, rejoindre une à une l’allée centrale et se former en cortège. Puis la nausée le saisit et le retourna comme un gant.

Une des assistantes, étonnée, se tourna vers lui. Il fit un signe d’impuissance.

— Non, dit-il, non. Ce n’est rien.

Comme s’il s’était adressé à un être humain.

Mais il ne put rien déchiffrer dans les yeux violets, splendides braqués sur lui, ni compréhension ni pitié, deux pierres douces, et, au lieu de l’étonnement, un réflexe. Elles pouvaient entendre, elles obéissaient à sa voix, elles disposaient même d’un vocabulaire limité qu’il avait choisi soigneusement et inclus dans les matrices, mais elles ne pouvaient pas l’écouter. Elles n’existaient pas. Chaque fois qu’il était tenté d’oublier leur nature, leurs yeux la lui rappelaient, et dans l’ombre leurs mouvements trop mesurés. Elles n’étaient que des facettes hybrides et grossières de son propre esprit. Au-delà de ces yeux, il n’y avait personne qu’il put rencontrer.

La porte du hangar ne se trompa pas. Elle ne s’ouvrit pas devant le cortège. Il dut demeurer sur le seuil, tout le temps qu’elle défilèrent, et elles ramassèrent avec des mouvements d’herbes les tenues qu’il avait jetées, en tas, sur le gazon, et elles les revêtirent. Et à sa voix, elles rabattirent les capuches sur leurs têtes et elles pénétrèrent dans la grossière cabine qu’il avait façonnée et à sa voix encore elles sombrèrent dans une transe hypnotique tandis qu’il assujettissait la porte de la cabine et qu’il plaçait l’hipprone et qu’il fixait les brides et qu’il montait en selle et qu’il plongeait, chargé de fantômes, à travers le temps.

Il déposa sa cargaison sur Uria, près du camp de Veran, dans un endroit abrité, peu de temps après qu’il l’eut quitté pour entreprendre son ambassade dans l’avenir. Il ne resterait absent que quelques secondes, bien que le retour, la réanimation du deuxième contingent et le second voyage dussent lui prendre plusieurs heures. Il fit dix passages qui s’étalèrent sur des jours entiers de son temps personnel. Le troisième jour, il s’effondra en pleurant et dormit. Le cinquième jour, l’hipprone donna des signes d’épuisement, et Corson dut attendre, l’esprit vide et sec, que la bête ait soufflé. Au moment de quitter pour la dernière fois la planète-mausolée, il congédia ses assistantes. Il prononça un mot. Elles s’affaissèrent, souriant encore.

Il éveilla toutes les recrues et les mit en marche, sur une longue colonne. Il les fit approcher du camp et les disposa, bien en évidence, à bonne distance de la ceinture de protection. Il héla une sentinelle. Un instant plus tard, Veran se montra.

— Vous avez l’air fatigué, Corson, dit-il. Qu’est-ce que vous nous amenez là ?

— Des recrues, dit Corson.

Veran fit un signe. Des artilleurs mirent en joue les formes voilées qui dessinaient un arc de cercle. D’autres orientèrent des détecteurs.

— Pas de piège, j’espère, Corson. Quoique votre bijou…

— Personne n’est armé, dit prudemment Corson. Sauf moi…

— Pas d’armes, confirma un technicien.

— Bien, dit Veran. Vous avez su les convaincre, dans l’avenir. J’aime l’efficacité, Corson. Peut-être même ont-ils senti l’ambition leur venir. Faites avancer le premier rang. Et dites-leur de lever ces capuches que je voie un peu la tête de ces drôles.

Tout le camp s’était massé derrière lui, à l’exception des piquets de garde. Corson remarqua avec satisfaction que les hommes semblaient moins tendus, moins rigidement organisés que lorsqu’il les avait vus pour la première fois. Quelques semaines de repos sur Uria avaient fait leur œuvre. Ce n’était pas que la discipline se fût relâchée, mais des détails presque imperceptibles permettaient à l’œil exercé de Corson de déceler un changement d’atmosphère. Un soldat avait glissé ses deux pouces dans les poches de son pantalon. Un autre tétait placidement un petit tube de métal. Corson s’efforça de repérer à leur collier les membres de la garde personnelle de Veran. Il en compta un peu moins d’une douzaine.

Il prononça un seul mot. Sans signification. Le premier rang avança. Veran fit un signe. La ceinture de sécurité s’éteignit. Deux soldats enroulèrent une partie du fil. Veran avait apparemment abdiqué toute méfiance. Mais Corson connaissait l’esprit retors du chef de guerre. Il ne laisserait entrer personne dans le camp avant d’être rassuré. Et il avait l’intention de se rendre compte lui-même.

Le premier rang avançait, et le second suivait, avec un temps de retard. Et le troisième, et le quatrième, souples vagues d’étoffes bruissantes. Corson hurla un ordre. Il était sûr que personne dans le camp de Veran n’avait deviné la véritable nature des recrues. Elles étaient grandes et les tenues militaires, amples, cachaient leurs formes. À sa voix, en un seul mouvement, le premier rang rejeta la tête en arrière, et les capuches glissèrent.

On n’entendait plus rien, maintenant, ni bruit de pas ni froissement d’étoffe, seulement, très loin, le sifflement, le grognement d’un hipprone qui rêvait.

Dans le camp, quelqu’un étouffa un éternuement. Ou un rire. Puis quelqu’un se mit à crier :

— Des femmes ! rien que des femmes !

— Il y en a deux mille, dit posément Corson. Elles sont fortes et dociles.

Veran ne broncha pas. Il ne tourna pas la tête d’une fraction de degré. Seuls ses yeux bougeaient. Il étudiait les visages des femmes. Puis son regard se porta sur Corson.

— Fortes et dociles, dit une voix en écho.

On avait commencé à remuer, du côté du camp. Les bustes se penchaient en avant. Les cous se haussaient. Les yeux paraissaient décidés à s’exorbiter.

— Bien, dit Veran sans élever la voix. Maintenant, remmenez-les.

Un soldat sans armes, qui n’était pas de service, sauta la ceinture qui n’avait pas été roulée de son côté et se mit à courir vers les femmes. Un des gardes personnels de Veran le mit en joue. Mais Veran abaissa l’arme. Corson comprit et admira. Veran avait peur mais ne le montrait pas. Il espérait qu’il y avait un piège, que le soldat tomberait dans le piège et que cela servirait de leçon aux autres.

Mais il n’y avait pas de piège, du moins pas celui qu’il espérait. Lorsque le soldat eut franchi la moitié de la distance qui le séparait des femmes, Corson prononça un mot clé, d’une voix intelligible mais basse. Il ne tenait pas à ce que ceux du camp interprètent son ordre comme un signal d’attaque.

Le premier rang dégrafa sa tenue et fit un demi-pas en avant. Les tenues glissèrent sur le sol. Les femmes ne portaient rien d’autre. Elles se dressaient sur les hautes herbes foulées, nimbées par le soleil. Leurs cheveux couvraient leurs épaules et quelquefois leurs seins. Elles bougeaient à peine, respirant lentement, profondément, et leurs mains étaient vides et ouvertes, la paume tournée vers l’avant.

Il y eut comme un rugissement dans le camp de Veran, ni un cri ni un appel, mais un grognement sourd et gigantesque, un bruit de soufflet de forge, le halètement de centaines de poumons se vidant.

Vingt soldats se ruèrent. D’autres posèrent leurs armes et les poursuivirent, incertains de leur conduite, ne sachant s’ils couraient derrière les premiers pour les ramener ou s’ils craignaient d’arriver les derniers. Un des gardes de Veran voulut ouvrir le feu, mais son voisin le bouscula. Des soldats prirent la précaution de briser les batteries avant de se précipiter, à leur tour, vers les femmes.

Les premiers arrivés, indécis, allaient de l’une à l’autre, n’osant pas les toucher. L’un d’eux, finalement, prit une splendide blonde par la main. Elle lui sourit et le suivit.

Corson avait pensé dire quelques mots, prendre le risque de s’adresser aux soldats par-dessus la tête de Veran. Mais ce n’était plus nécessaire. Le camp était en train de se vider. Veran se battait. Des corps tombaient. Quelqu’un essayait de rétablir la ceinture de protection, non sans difficulté, car elle clignotait. Veran essayait encore, visiblement, d’éviter une trop lourde effusion de sang. Il ne désespérait pas de reprendre ses hommes en main. Mais il n’avait plus autour de lui que ses gardes personnels. Encore plusieurs, démoralisés, se battaient mollement.

Veran dut renoncer car Corson le vit lever la main. Les tirs s’espacèrent. Puis ce fut la nuit.

Elle engloutit le camp, les femmes, les soldats. Indécis, Corson recula de quelques pas. Puis il s’aplatit sur le sol. Veran avait abattu sa meilleure carte, l’inhibiteur de lumière. Il déchaînerait peut-être ses batteries, à l’aveuglette, sur les alentours du camp. Corson essaya, tout à la fois, de s’enfoncer dans la terre et de reculer en rampant. Il perçut, dans le tumulte que feutrait la nuit, un bruit de pas. Il roula sur lui-même, se mit en boule, se détendit comme un ressort, se redressa, vacillant, cherchant la verticale, les mains ouvertes, battant l’air épais. Une poigne l’accrocha, le faisant tournoyer. Un bras lui releva le menton, lui écrasant la gorge. Il entendit Veran, haletant, lui dire à l’oreille :

— Vous m’avez eu, Corson. Vous êtes fort. Plus que je ne pensais. Je pourrais vous tuer. Je n’aime pas le gâchis. Je vous laisse la clé… la clé du collier. Pensez aux autres.

Quelque chose tomba aux pieds de Corson. L’étreinte se relâcha. Le crâne de Corson parut s’enfler démesurément. Corson tomba à quatre pattes, dans le noir, luttant pour reprendre son souffle. Quelque part, dans la nuit, derrière lui, Veran courait vers la forêt, vers l’hipprone qu’il n’avait pas pris la peine de cacher. Corson l’entendit crier d’une voix tonitruante et dérisoire que la nuit accablait : « Je me referai, Corson. Vous verrez, je me referai ! »

Chuintement agressif d’un rayon thermique ramené aux proportions d’un bourdonnement de guêpe par la nuit. Corson rentra la tête. Il attendit. Il ferma les yeux. Une odeur de fumée, de feu de bois, de grillade, monta à ses narines. Sous ses paupières closes, l’univers s’embrasa.

Il ouvrit les yeux. Il faisait jour. Encore accroupi, il regarda autour de lui. Plus d’une centaine de femmes avaient été tuées. Et une vingtaine de soldats. Une douzaine d’autres ne valaient guère mieux. Une partie du camp flambait.

Il se redressa et se retourna. Dans la direction de la forêt, il vit ce qui restait de Veran. L’hipprone avait disparu. Veran avait joué sa dernière carte et il avait perdu. Il avait réussi à être tué de deux manières différentes. Le rayon thermique, peut-être dirigé contre lui, l’avait touché au moment où il atteignait l’hipprone. Une fraction de seconde plus tôt, celui-ci, averti du danger, avait fait un écart dans le temps, sans prendre garde à son environnement. Il avait emmené avec lui la moitié de Veran. Et l’inhibiteur de lumière.

Quelque part dans l’univers, se dit Corson, un hipprone irradiait de la nuit et du silence, et il se débattrait dans une obscurité insondable, au fond d’un puits où nulle énergie ne pourrait l’atteindre, jusqu’à ce que les batteries de l’inhibiteur s’épuisent ou jusqu’à ce qu’il perde l’appareil dans l’un de ses bonds terrifiés. Mais pourquoi Veran avait-il choisi cet hipprone ? se demanda Corson. Le camp en regorgeait. Puis il comprit. La curiosité avait poussé Veran. Il savait accéder à la mémoire de l’hipprone et il avait voulu savoir par qui et comment il avait été battu.

Corson marcha sur quelque chose. Il se baissa et ramassa une petite lame plate de métal noirci, qui présentait une encoche carrée à une extrémité. Il la porta à son cou, engagea le collier dans l’encoche. Sans résultat. Il fit lentement tourner le collier. Ses mains tremblaient, il faillit s’interrompre. Dans son ventre, un bloc de glace venait d’exploser. De la sueur pénétra dans ses yeux. Les capillaires de sa combinaison renoncèrent à assécher son dos et ses aisselles. Il eut soif, brusquement.

Quand il eut effectué un tour complet du collier, celui-ci s’ouvrit, tomba en deux parties. Il les rattrapa, les tint un moment dans sa main, les regarda – les bords en étaient lisses comme s’ils n’avaient été, tout ce temps, que juxtaposés – et, dans un geste futile, il les lança loin de lui.

Le sens du geste de Veran lui échappait. Avait-il espéré se sauver si loin que Corson ne constituerait plus jamais pour lui une menace ? Avait-il ressenti à l’endroit de Corson une certaine solidarité ? Une idée germa dans l’esprit de Corson. Veran avait cherché à s’emparer de l’hipprone pour rejoindre Aergistal. Là était sa vraie place. Et si Aergistal était l’enfer, il avait réussi.

Corson se dirigea vers le camp, où il espérait trouver un hipprone. Les combats avaient cessé. Dans quelques heures au plus, les citoyens d’Uria prendraient les choses en main. Ils ne rencontreraient guère de résistance. Les mourants avaient été achevés. Quelques blessés légers tentaient de se panser. Des armes gisaient, çà et là. Mais ce que Corson avait redouté ne se produisait pas : les soldats ne maltraitaient pas les femmes. Certains se promenaient, assez timidement, escortés de trois ou quatre beautés. D’autres, assis dans l’herbe, essayaient de bavarder. Ils semblaient étonnés, presque effrayés du peu de résistance qu’ils rencontraient. Ils étaient peut-être déçus. Ils le seraient encore bien davantage, se dit Corson, quarante-huit heures plus tard.

Il avisa un soldat prostré, assis, la tête dans les mains, sur un affût, qui portait le collier. Il toucha l’épaule du soldat.

— La clé, dit-il. La clé du collier.

L’homme leva la tête. Corson lut dans son regard une immense stupeur, de l’incompréhension, une soudaine inquiétude. Il répéta :

— La clé du collier.

Il se baissa et ouvrit le collier. Il en tendit les deux fragments au soldat, qui eut un sourire las.

— Prenez la clé, dit Corson. D’autres portent un collier. Occupez-vous-en.

Le soldat acquiesça d’un mouvement de la tête. Mais son visage demeura buté. Le collier était tombé à ses pieds. Mais aucune clé ne pouvait le débarrasser du souvenir de Veran, du fantôme d’un chef mort.

Corson se choisit un hipprone sans rencontrer d’opposition. Il se harnacha avec un soin extrême, excessif. Il avait rempli sa fonction, bouclé la boucle. Il lui restait un bond à réussir jusqu’à la plage où, peut-être, Antonella l’attendait.

Et le conseil d’Uria. Cid, Selma et Ana. Ses amis.

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