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Les détails du navire surgirent du néant. Un faisceau lumineux jaillit de sa coque noire et polie et parcourut les fourrés où s’était glissé Corson. Les Princes d’Uria avaient donc si pleinement confiance en eux-mêmes qu’ils n’utilisaient même pas un projecteur de lumière noire. Instinctivement, Corson braqua son arme sur le phare. Le dessous du navire était lisse et poli comme la surface d’un bijou. Son constructeur avait tiré un parti esthétique des géodésiques selon lesquelles avaient été collées les feuilles de métal. Ce navire ne ressemblait en rien à un engin de guerre.

Corson s’attendait à recevoir une décharge, à humer l’odeur d’un gaz ou encore à sentir tomber sur ses épaules les mailles d’un filet d’acier. Il guettait la voix pépiante d’un soldat urien. Mais le faisceau se posa seulement sur lui et ne le lâcha plus. Le navire descendit encore et s’immobilisa. Corson aurait pu en toucher le bord sans même avoir à se relever. De grands hublots s’éclairèrent sur le pourtour. Corson aurait pu essayer d’en briser un à l’aide de son arme. Mais il ne le fit pas. Il tremblait et en même temps, il était plus intrigué qu’inquiété par le comportement aberrant, d’un strict point de vue militaire, des occupants du navire.

Plié en deux, il longea la surface circulaire. Il tenta de jeter un coup d’œil à l’intérieur, par les hublots, mais ceux-ci brouillaient la vision. Il ne pouvait avoir des aménagements intérieurs qu’une image déformée, imprécise. Il crut discerner une silhouette humanoïde, ce qui ne le surprit pas. Vus d’une certaine distance, les indigènes pouvaient passer pour des humanoïdes.

Il ferma un instant les yeux, surpris par la lumière. Une porte brillamment éclairée s’ouvrait dans la coque au-dessus d’une volée de marches suspendues dans le vide. Corson balança puis bondit à l’intérieur. La porte se referma doucement derrière lui, mais, comme il s’y était attendu, il n’y prit pas garde.

— Entrez donc, Corson, dit une voix féminine, jeune. Je ne vois aucune raison pour que vous attendiez dans le couloir.

C’était une voix humaine. Non pas une voix imitée, mais une vraie voix humaine. Les Uriens eussent été incapables de contrefaire avec une telle perfection une voix humaine. Une machine y serait arrivée, mais Corson doutait que ses ennemis aient pris tant de peine pour parfaire un piège où il était déjà tombé. Des belligérants accueillent rarement en touriste un envahisseur.

Corson obéit. Il poussa une porte entrouverte, qui s’effaça dans la paroi. Une vaste salle lui apparut dont le fond était occupé par un hublot gigantesque. Il put voir distinctement les masses sombres de la forêt qu’ils survolaient et, sur l’horizon, une ligne plus claire, scintillante, qu’il interpréta comme un océan sur lequel le jour se levait. Il pivota sur lui-même. Une jeune femme lui faisait face. Une sorte de voile, de brume, rien d’autre, l’enveloppait. Ses cheveux blonds encadraient un visage souriant. Il ne décela aucune hostilité dans ses yeux gris. Elle paraissait remarquablement maîtresse d’elle-même. Il y avait cinq ans que Corson n’avait rien vu d’autre qui ressemblât à une femme que les plastoïdes qui en tenaient lieu à bord des navires de guerre. La capacité de reproduction de l’espèce était trop critique pour qu’on risquât dans l’espace une femme en âge d’engendrer. Celle-ci était remarquablement belle. Il reprit son souffle, analysa rapidement la situation et laissa émerger en lui les réflexes du combat. C’était comme si une seconde personnalité s’était installée en lui. Il demanda :

— Comment savez-vous que je m’appelle Corson ?

L’expression de la jeune femme trahit aussitôt un étonnement mêlé de crainte. Corson sut qu’il avait mis le doigt sur le nœud de la situation. Le fait que la femme connût son nom pouvait signifier que les Princes d’Uria disposaient d’informations détaillées sur la mission de l’Archimède et savaient le nom de chaque membre de l’équipage. D’un autre côté la femme était humaine, aussi humaine que sa voix, et sa présence sur Uria était à elle seule un mystère impénétrable. Aucun chirurgien n’eût pu doter un Urien de pareille apparence. Aucune opération n’aurait permis de remplacer le long bec de corne par ces lèvres douces. Si la jeune femme avait été vêtue, Corson aurait conservé un doute. Mais tous les détails de son anatomie trahissaient son origine. Il pouvait apercevoir distinctement son nombril. C’était un détail que les Uriens, nés dans un œuf, ne possédaient pas. Et les plastoïdes n’atteignaient jamais ce degré de perfection.

— Mais vous venez de me le dire, fit-elle remarquer.

— Vous m’avez d’abord appelé par mon nom, dit-il avec le sentiment de tourner en rond. Son cerveau travaillait vite, mais en vain. Il ressentait une forte impulsion de tuer la femme et de s’emparer du navire, mais elle n’était sûrement pas seule à bord, et il lui fallait en apprendre davantage. Alors peut-être n’aurait-il pas à la tuer.

Corson n’avait jamais entendu dire que des humains soient passés du côté des Princes d’Uria. Dans une guerre qui avait comme premier et peut-être comme unique fondement une profonde différence biologique alliée à la capacité de vivre sur le même type de mondes, le métier de traître n’avait pas cours. Il se souvint brusquement qu’il n’avait pas senti l’odeur caractéristique des Uriens en pénétrant à bord du navire. Il aurait détecté l’odeur de chlore si un seul Urien s’était trouvé à bord. Et pourtant…

— Vous êtes prisonnière ?

Il n’espérait pas qu’elle l’avouât, mais seulement qu’elle lui fournît un indice.

— Vos questions sont bizarres.

Elle ouvrait de grands yeux. Ses lèvres se mirent à trembler.

— Vous êtes un étranger. Je croyais… Pourquoi serais-je prisonnière ? Les femmes sont prisonnières sur votre planète ?

Son expression changea soudain. Il lut une terreur intense dans son regard.

— Non.

Elle hurlait et reculait, elle cherchait un objet qui pût lui servir d’arme. Il sut alors ce qu’il devait faire. Il traversa la pièce, esquiva le faible coup qu’elle voulait lui porter, lui plaqua une main sur la bouche et la saisit à bras-le-corps. Son pouce et son index cherchèrent les points vitaux, à la gorge. Elle s’effondra. S’il avait pressé un peu plus fort, elle serait morte. Il s’était contenté de l’étourdir. Simple syncope. Il voulait se donner le temps de réfléchir.

Il parcourut le navire et se convainquit qu’ils étaient seuls à bord. Cela lui parut fantastique. La présence d’une jeune femme à bord d’un navire de plaisance – il n’y avait pas une seule arme à bord – qui croisait au-dessus des forêts d’une planète ennemie était une chose pour lui inconcevable. Il découvrit le tableau de bord, mais les commandes lui demeurèrent incompréhensibles. Un point rouge qui devait figurer le navire se déplaçait sur une carte murale. Il ne reconnut ni les continents ni les océans d’Uria. Le commandant de l’Archimède s’était-il trompé de planète ? Absurde. La flore, le soleil, la composition de l’air suffisaient à identifier Uria, et l’attaque qu’ils avaient subie dissipait le dernier doute.

Il jeta un coup d’œil par un hublot. L’appareil volait à une altitude d’environ trois mille mètres et, pour autant que Corson pût l’estimer, à une vitesse de l’ordre de quatre cents kilomètres à l’heure. Dans une dizaine de minutes, au plus, ils survoleraient l’océan.

Il revint dans la première salle et s’assit sur un siège baroque en fixant la jeune femme qu’il avait allongée sur le sol en prenant la peine de disposer un coussin sous sa tête. On trouve rarement des coussins à bord des navires de guerre. Des coussins brodés. Il essaya de se rappeler exactement ce qui s’était passé depuis qu’il avait mis le pied dans le navire.

Elle l’avait appelé par son nom.

Avant qu’il ait ouvert la bouche.

Elle avait semblé terrifiée.

Avant qu’il ait eu l’idée de se jeter sur elle.

Jusqu’à un certain point, c’était la terreur qu’il avait lue dans ses yeux qui l’avait poussé à agir.

Télépathe ?

Alors elle savait son nom et sa mission et l’existence du monstre et elle devait disparaître, surtout si elle travaillait pour les Princes d’Uria.

Mais elle avait reculé avant même qu’il songeât à la maîtriser.

Elle commença à remuer. Il entreprit de la ligoter, arracha de longues bandes d’étoffes à une tenture. On ne trouve pas de tentures à bord d’un navire de guerre. Il lui attacha les poignets et les chevilles. Il ne la bâillonna pas. Il essaya de se rendre compte de la nature du vêtement qui l’entourait. Ce n’était pas un tissu, ni un gaz. Quelque chose comme un brouillard scintillant, si léger qu’il défiait le regard. Seul le coin de l’œil en percevait nettement les contours. Une sorte de champ, mais certainement pas un champ protecteur.

La langue qu’elle avait employée pour lui parler était du pur pangal. Mais cela ne signifiait rien. Les Uriens le pratiquaient aussi bien que les Terriens. Il avait même essayé d’enseigner les rudiments du pangal – la langue qui se prétendait vaniteusement le commun multiple de l’intelligence – au Monstre, mais en vain. Comme tout le reste.

Mais le Monstre lui donna la clé de l’énigme.

La jeune femme avait au moins un point commun avec le Monstre. Elle était capable de prévoir l’avenir, sous certaines limites. Elle avait su dès l’instant où il était entré dans le navire qu’il lui poserait la question : « Comment savez-vous que je m’appelle Corson ? » Le fait que sa terreur ait décidé Corson à l’attaquer ne changeait rien à l’affaire, mais posait le problème de savoir qui avait commencé. Comme dans la plupart des paradoxes temporels. Et ceux qui approchaient les Monstres apprenaient quelque chose, le plus souvent à leurs dépens, des paradoxes temporels. Il pouvait donc évaluer la prescience de la jeune femme à deux minutes environ. Elle faisait mieux que le Monstre. Mais cela n’ôtait rien au mystère de sa présence sur Uria.

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