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Corson fit un bond de plus de six mille ans en arrière, tâtonna un peu, opéra un ajustement dans l’espace.

L’hipprone se synchronisa. La planète tourna un instant autour de lui jusqu’à ce qu’il ait réussi à se stabiliser. Il s’était placé sur une orbite très allongée, celle-là même que retiendrait un vaisseau de guerre soucieux de frôler la planète, de demeurer dans son voisinage le moins de temps possible et de larguer un objet dans les meilleures conditions en conservant le soleil derrière lui.

Corson attendit, pensif. L’univers s’étendait sous ses yeux et il n’en voyait presque rien. L’univers était un puits, et chaque regard humain (ou non humain) forait un autre puits à la margelle étroite et tous ces boyaux s’enchevêtraient sans se confondre, cheminant vers la peau de l’univers, vers sa surface ultime où tous enfin ils se rejoignaient. Aergistal. Chaque point de l’univers, avait dit Cid, possède son propre univers écologique. Pour un observateur donné. Pour un acteur donné. Chacun essaie de lire la trame de son destin sur les parois du puits. Et chacun, s’il peut, s’efforce d’amender le dessin de sa vie. Le fouisseur qui s’ignore déforme la sape du voisin. Mais pas en Aergistal. Pas à la surface du monde. Pour les dieux d’Aergistal, l’univers écologique se confondait avec le cosmos. Ils ne pouvaient rien négliger. Ils ne pouvaient ignorer personne.

Au-dessous de Corson, les détecteurs des Uriens fouillaient le ciel. Ils disaient les craintes d’un autre segment d’une histoire confuse. Mais les masses conjuguées de l’hipprone et de son cavalier étaient trop faibles pour déclencher, à cette distance, une réaction des batteries.

Corson hésitait. Il pouvait s’éloigner et alors, sans doute, il serait tué dans l’explosion du navire. Ou bien il atteindrait le sol en compagnie du Monstre et il mourrait un peu plus tard ou tomberait entre les mains des Uriens. Peu de prisonniers étaient revenus d’Uria. Aucun n’était intact. Corson pouvait laisser le lieutenant Georges Corson, soldat d’occasion, spécialiste des Monstres et ignorant presque tout d’eux, aller au bout de son destin naturel. Alors, lui, Corson, le voyageur du temps, s’effacerait. Cela valait-il la peine de condamner l’autre Corson à traverser des épreuves connues pour ne trouver à leur terme que la glu de l’échec et le fiel de la solitude ? Il se demanda ce que déciderait l’autre Corson à l’issue de son périple. Puis il se souvint qu’il était ce Corson.

Cela en valait-il la peine ?

La nuit et la terreur dans la forêt à côté du Monstre gémissant. Floria Van Nelle. Elle avait su qu’il allait l’attaquer. Ou ignorait-elle vraiment ce qui arriverait, hors de cette frange de quelques secondes où l’avenir lui était certitude ? Dyoto, la ville qu’il savait condamnée, et son errance burlesque dans les rues verticales. Antonella qui semblait surgie du néant et qui l’était vraiment. Veran et la captivité. La maison des mortes sur la planète d’herbes. Aergistal, bouillon de la guerre où la mort elle-même n’était qu’une trêve. Et ce tissu d’intrigues, ce remuement imbécile des fanatiques et des belliqueux où le temps se déchirait lui-même.

S’il ne faisait rien. S’il s’en allait. Le Monstre parviendrait au port. Il avait prouvé sa résistance. Il délivrerait sa portée. Le temps venu, la Terre gagnerait la guerre. Elle panserait ses blessures. Elle étendrait son empire. Elle contrôlerait par les armes ou par la ruse la Confédération embryonnaire. Des soulèvements, de nouvelles guerres.

Il s’aperçut d’une chose. C’était de l’histoire ancienne. Une histoire vieille de six mille ans, réchauffée. Dans l’avenir où il avait vécu, la guerre entre les Puissances Solaires et les Princes d’Uria était une affaire classée. Personne ne l’avait gagnée et les deux camps, au fond, l’avaient perdue. Il en serait ainsi quoi qu’il fît. Ce n’était plus ce qui lui importait. Il n’était plus le lieutenant Corson embarqué à bord de l’Archimède, soucieux de l’avenir du conflit et de sa propre peau.

Il était devenu quelqu’un d’autre.

Processus. Il regarda les étoiles, paillettes accrochées aux parois du puits, plus nombreuses que celles qui brillaient dans le ciel de la Terre. Dans six mille ans, elles occuperaient presque les mêmes places. Chacune d’elles était une énigme, une promesse, un segment de l’Histoire. Elles n’avaient été pour le lieutenant Corson que des lueurs abstraites, et les dents de la crainte. Elles paraissaient à Corson les barreaux d’une échelle jetée contre la muraille du temps.

Il pouvait laisser le lieutenant Corson achever de vivre le bref laps de temps qui lui restait et s’effacer, abolir l’amertume, réaliser le plus parfait suicide de toute l’éternité. Mais l’autre Corson, dans la coque noire de l’Archimède, n’avait pas envie de mourir.

Puis-je me séparer de lui ? se demanda Corson. Et il lui vint à l’esprit que Floria n’avait dit que la moitié de la vérité. La guerre était peut-être bien le résultat de la rupture de l’unité de tous les possibles de ceux d’Aergistal. Mais pourquoi ceux… Pourquoi devaient-ils être plusieurs ? N’y avait-il pas un point où ceux d’Aergistal se découvraient comme les possibles d’un seul ? Et l’ennui n’avait-il pas atteint celui-là, et n’avait-il pas choisi de disperser, dans l’oubli, sciemment, ses facettes, d’être chaque homme et tous les hommes, chaque être et tous les êtres ? La roche et le ver, l’étoile et la vague, l’espace et le temps.

Est-ce que je rêve, se demanda Corson, ou est-ce que je me souviens ?

Il ne saurait jamais, si l’autre Corson mourait. Il perdrait la vie et le souvenir d’avoir vécu.

Au-delà de la vie, il y avait l’hypervie. Les pages d’un livre, avait dit Floria Van Nelle. Un hypercube, ou tessaract, contient une infinité de cubes et pourtant son volume est fini dans un espace à quatre dimensions. Nos vies ne sont pas infinies mais elles sont illimitées, avait dit la voix, en Aergistal. Vous apprendrez à contrôler le temps. Vous serez comme nous.

Il y avait au moins trois niveaux d’existence. Le niveau de l’existence virtuelle, celui de Cid et de Selma, où l’on n’était rien de plus qu’une probabilité inscrite dans les registres spectraux d’Aergistal. Le niveau de la vie linéaire, celui de l’autre Corson, où l’on demeurait emprisonné entre sa naissance et sa mort. Et enfin le niveau de l’hypervie qui se déployait, symboliquement, dans un espace perpendiculaire à l’axe du temps, qui affranchissait du temps.

Cela ressemblait aux états d’excitation des particules élémentaires de la physique primitive, comme si les savants des débuts de l’histoire humaine avaient pressenti une grande vérité. Une particule, atome, nucléon, méson ou quark, une fois dopée, s’élevait à un niveau supérieur d’énergie. Elle devenait autre chose sans cesser tout à fait d’être elle-même. Elle pouvait, spontanément, revenir à son état initial en émettant à son tour des particules de l’ordre inférieur, comme le photon, l’électron, le neutrino, le muon et quelques autres.

Corson avait atteint le seuil de l’hypervie. Il pouvait retomber au niveau de l’existence linéaire en émettant une sorte de neutrino, son existence des dernières semaines, devenue virtuelle, presque sans conséquences. Elle ne disparaîtrait pas totalement, mais elle n’aurait presque plus de réalité. Ni masse ni charge, comme un neutrino. Quelqu’un, dans un laboratoire d’Aergistal, constaterait l’équivalent d’une gerbe d’étincelles. Une chambre à fantômes enregistrerait la disparition d’une hypervie.

Toutes les pages du livre ne peuvent pas être noyées d’amertume.

Corson prit sa décision.

La coque noircie de l’Archimède occultait un groupe d’étoiles, au-dessus de lui. Corson déphasa l’hipprone, approcha, traversa sans difficulté les défenses et l’armure du navire. Il chercha la soute, sans craindre d’être remarqué. Le déphasage temporel lui ôtait presque toute réalité aux yeux d’un observateur placé à bord de l’Archimède.

Il sentit sa monture hésiter. Elle renâclait à s’approcher de son congénère sauvage. Il calma l’hipprone, glissa l’ampoule dans la spire d’un filament. Il s’aperçut lui-même, de dos, silhouette déformée par le déphasage et par les particularités sensorielles de l’hipprone. Le filament qui portait l’ampoule s’introduisit dans l’enceinte énergétique qui retenait le Monstre. Quand l’ampoule fut au-dessus de la gueule du Monstre, Corson synchronisa l’hipprone avec le navire pendant un milliardième de seconde. Un éclair, un claquement sec. L’écran énergétique sectionna le filament de l’hipprone qui fit un écart dans le temps et dans l’espace.

Un écart de quelques kilomètres et de quelques secondes.

Dans l’espace, Corson attendait, fixant la coque minuscule, presque invisible, du navire. Un souvenir très ancien lui revint. Il avait vu un éclair insoutenable, mais si bref qu’il avait douté de sa réalité, juste avant la catastrophe. Le temps ne lui avait pas été laissé d’y réfléchir.

Un nouvel éclair se superposa à cette trace infime. L’Archimède avait explosé. Et les batteries d’Uria étaient demeurées silencieuses. L’orbite choisie par le capitaine de l’Archimède avait rempli sa fonction : l’approche du navire était demeurée inaperçue.

Une panne des générateurs, se dit-il. Mais c’était improbable. Il avait lui-même déclenché la catastrophe. L’accélérateur avait multiplié les pouvoirs du Monstre par un facteur énorme. Le Monstre ne s’en était pas servi tout de suite pour fuir dans le temps. Il s’était déchaîné contre sa cage. Les générateurs n’avaient pas résisté.

La coque désarticulée de l’Archimède plongeait vers les jungles d’Uria. Il sembla à Corson que quelque chose s’en échappait. Une illusion. Il n’avait pas encore le pouvoir de percer le temps du regard.

Mais cela viendrait, songea-t-il, en pensant à ses compagnons morts. Il ne pouvait rien pour eux. Il ne pouvait pas revenir en arrière et entrer en lutte contre lui-même pour s’empêcher de délivrer l’ampoule. Longtemps après, la coque atteignit l’atmosphère d’Uria et flamba. Au sol, les batteries se déchaînèrent enfin. L’espace se peupla d’espions. Corson s’efforça de croire que le navire aurait été, de toute façon, détruit. Une autre illusion.

Le navire achevait de brûler entre des étoiles indifférentes.

Quelque part sur Uria, dans six mille ans, un autre Corson essayait de survivre. Il ignorait encore qu’il effacerait un conflit sous le regard froid des ères, qu’il entendrait en Aergistal la voix des dieux réels, et qu’il gagnerait, peut-être, l’hypervie.

— Pourquoi moi ? se dit Corson en reprenant le chemin de l’avenir.

Moi, dirent les échos de Corson répartis tout au long de la vie de Corson et, à côté, tout au long des autres vies de Corson. Et il crut entendre sa conscience se remplir de murmures là où naissent les mots, qui étaient les ressacs de leurs consciences, et il se sentit sur le point d’entrer en communication avec eux, les innombrables Corsons divergents de l’avenir, et il crut qu’il allait savoir ce qu’ils vivaient et voir par leurs yeux et penser avec eux. Mais il demeura sur le seuil, hésitant, trébuchant, car le temps n’avait pas encore fait son œuvre, ni l’expérience, et parce que ces Corsons-là commençaient tout juste d’avoir l’ombre d’une chance.

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