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Ils entrèrent nus dans l’antichambre de la Présentation. Là, ils subirent le bain rituel et on les recouvrit de toges jaunes. Corson crut sentir les rayons invisibles d’innombrables détecteurs courir sur sa peau, mais c’était une illusion, car les procédés des Uriens étaient plus subtils. Il avait le sentiment que Veran mettrait à profit la Présentation de l’Œuf pour tenter quelque chose, mais il ignorait quoi. Presque certainement, Veran ne portait aucune arme sur lui : les Uriens connaissaient trop bien l’anatomie humaine pour ignorer ses cachettes naturelles. Et si Veran avait voulu tâter de la violence, il serait monté à la charge, à la tête de ses hipprones. Affaire risquée, car les Uriens avaient de quoi répondre, mais où il aurait eu le temps pour allié. Non, il devait avoir dans l’esprit une plus fine audace.

Et pour la seconde fois, Corson traversa les rangs qui s’ouvraient devant lui, et Veran le suivit jusqu’au premier rang.

Veran examina longtemps l’espèce d’autel, sans un mot. Les lumières baissèrent. Par la porte en forme d’iris, Ngal R’nda fit son entrée. Il parut à Corson plus orgueilleux que jamais. Il avait rangé sous sa bannière deux mercenaires humains. Déjà sans doute flottaient derrière ses yeux jaunes les étendards bleus d’Uria, sur les ruines fumantes des villes, ou comme mortes, immobiles dans la calme noirceur du vide, à la proue des navires. Il rêvait de croisade. Il y avait en lui quelque chose de pitoyablement grand ; un être de son intelligence, se laisser prendre au piège d’une couleur, d’une superstition venue du fond des âges et que Veran avait exécutée en trois mots : une fantaisie génétique.

L’œuf. Corson comprit. Et le cœur plein d’effroi, d’une pitié singulière à l’endroit du dernier Prince d’Uria et d’une admiration non moins étrange à l’égard de Veran l’audacieux, il suivit, les yeux écarquillés, la cérémonie dans tous ses détails, il entendit Ngal R’nda appeler et la foule psalmodier après lui des mots impossibles à écrire, qui étaient les noms d’une généalogie, il vit le coffre de métal s’ouvrir, et l’œuf monter sur son piédestal, telle une gigantesque turquoise, et les cous se tendre, malgré l’habitude, et les doubles paupières battre à la vitesse d’ailes d’oiseaux-mouches.

Le dernier Prince d’Uria ouvrit le bec mais, avant qu’il ait eu le temps de pépier de nouveau, il se fit une bousculade. Veran repoussait les nobles uriens qui l’entouraient, faisait un bond, encerclait de son bras gauche le cou de Ngal R’nda, désignait l’œuf de sa main libre et criait :

— Imposteur ! Piiekivo ! Piiekivo !…

Corson n’eut pas besoin d’un dictionnaire pour comprendre que le mot signifiait imposteur dans la langue des oiseaux.

— Cet œuf, criait Veran, est un œuf peint. Ce misérable vous a trompé. Je le prouve.

Les Uriens se figèrent. C’était une chance, se dit Corson, et une chance sur laquelle Veran avait compté, que même les nobles uriens n’eussent pas le droit d’apporter des armes dans la salle de la Présentation. Veran effleura l’œuf de sa paume. Là où il l’avait touché, l’œuf perdit son éclat azuré. Il devint ivoire.

Un étonnant tour de passe-passe, pensa Corson, haletant, sentant sa fin proche, bien que les Uriens aient cessé tout à fait de lui prêter attention. Mais ce n’était tout de même pas de la peinture. Il avait fallu un produit chimique pour neutraliser le colorant dont Veran s’était servi, deux cent cinquante ans plus tôt, ou était-ce la décade dernière ? Veran n’avait pas pu le porter sur lui. Les détecteurs des Uriens auraient signalé une capsule, fût-elle dissimulée dans sa bouche. Et s’il s’était enduit, avant de venir, la paume d’un produit, le bain rituel en aurait eu raison. Le tour était impossible.

Puis Corson comprit. Même nu, même baigné trois fois et frotté d’une étoffe rêche, Veran disposait d’un produit actif, à la fois acide et alcalin, complexe et liquide.

La sueur de sa paume.

Sur l’œuf, la réaction se poursuivait. À l’échelon moléculaire, des mailles se défaisaient, les unes après les autres. Le colorant se résolvait en ses constituants incolores ou plus probablement se sublimait. Veran n’aimait pas laisser de traces.

Des sifflements aigus montèrent de la foule. Des serres s’enfoncèrent dans les épaules de Corson, qui ne résista pas. Veran avait lâché Ngal R’nda qui, silencieux, le bec grand ouvert, cherchait son souffle. Des Uriens en toge violette se saisirent du mercenaire qui hurlait :

— Je l’ai prouvé. Je l’ai prouvé. L’œuf est pâle. C’est un imposteur.

Ngal R’nda dit enfin :

— Il ment. Il a jeté une teinture sur cet œuf. Je l’ai vu. Il mourra.

— Brisez l’œuf, cria Veran. Brisez l’œuf. Si je mens, l’intérieur sera bleu. Brisez l’œuf.

Ngal R’nda fit face au tumulte. Autour de lui, les Uriens formaient un cercle, encore déférent mais presque menaçant. C’était l’oisillon issu d’un œuf bleu que ses vassaux craignaient et non le chef de guerre. Il siffla de hautes notes perçantes mais qui semblaient guettées par la lassitude. Corson ne pouvait les comprendre. Mais le geste était clair :

— Dois-je briser l’œuf ?

Un silence. Puis d’autres sifflements fusèrent, brefs et impitoyables.

Ngal R’nda inclina la tête.

— Je briserai l’œuf qui ne devait être réduit en poussière qu’à ma mort et la poussière mêlée à mes cendres. Moi, dernier Prince d’Uria, je serai le seul de mon immense lignée à briser une seconde fois, de mon vivant, l’œuf bleu qui m’abrita.

Il saisit l’œuf entre ses serres, le souleva et le fracassa sur le piédestal. Des fragments rejaillirent jusque sur le sol. Ngal R’nda s’empara de l’un de ceux qui reposaient sur le socle et le porta à ses yeux, qui s’éteignirent. Il recula d’un pas et s’affaissa.

Alors l’un des nobles s’avança et saisit un pan de la toge bleue et la tira violemment. Elle ne céda pas et Ngal R’nda fut traîné comme un sac. Puis ce fut la ruée. Corson sentit qu’on le lâchait et qu’on le bousculait. Il faillit tomber au sol et dut lutter pour repousser ceux qui allaient le piétiner. Enfin la marée le quitta. Devant lui, des oiseaux ivres de fureur déchiraient le dernier Prince d’Uria. Une odeur âcre de chlore et d’urée empuantit l’atmosphère.

Quelqu’un lui toucha l’épaule. Veran.

— Venez avant qu’ils se demandent comment je fais mes tours.

Ils marchèrent sans hâte vers la porte, les oreilles pleines de cris furieux. Au moment de sortir, Veran tourna la tête et haussa les épaules.

— Ainsi périssent, dit-il, les fanatiques.

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