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Il prit conscience d’une présence à son côté. Il ouvrit les yeux et les referma aussitôt, ébloui par le soleil qui se trouvait haut dans le ciel. Il se tourna sur le côté et essaya de se rendormir. Mais deux bruits insistants l’en empêchèrent, le souffle long de la mer et le son d’une respiration légère. Il ouvrit de nouveau les yeux et vit du sable, à hauteur de sa joue, une étendue de sable où le vent avait dressé des dunes minuscules qu’il effaçait maintenant. Il s’éveilla tout à fait et s’assit. Une jeune femme était agenouillée à côté de lui.

— Antonella, dit-il.

Elle portait une courte tunique rouge.

— Georges Corson, dit-elle d’une voix où perçait l’incrédulité.

Il balaya la plage du regard. Cid, Selma et l’autre femme avaient disparu. La jeune femme qui avait nom Antonella s’était levée et éloignée de quelques pas, comme si le fait qu’il l’eût surprise alors qu’elle l’observait l’avait gênée.

— Vous me connaissez ? demanda-t-il.

— Je ne vous ai jamais vu. Mais j’ai entendu parler de vous. Vous devez sauver Uria.

Il l’examina avec plus d’attention. Elle était vêtue alors que les autres allaient nus. Elle venait sans doute d’une époque différente où les habitudes vestimentaires n’avaient pas atteint le niveau de simplicité de celles des membres du conseil. Elle était plus jeune que dans son souvenir, beaucoup plus jeune, presque une adolescente. Il ignorait combien d’années s’étaient écoulées pour elle entre leurs deux rencontres. Pour lui, ces années n’avaient représenté que quelques mois. Il se souvenait parfaitement de l’autre Antonella. Bizarre de rencontrer quelqu’un avec qui on a partagé toutes sortes d’aventures et qui ne vous connaît pas encore. Il avait l’impression de se trouver en face d’une amnésique.

— Vous avez fait la guerre ? demanda-t-elle avec dans la voix une note de réprobation et en même temps d’intérêt.

— Oui, dit Corson. C’était désagréable.

Elle réfléchit.

— Je voudrais vous demander… je ne sais pas si je peux.

— Vous pouvez.

Elle rougit.

— Avez-vous déjà tué quelqu’un, monsieur Corson.

Quelle sale gosse ! pensa-t-il.

— Non, dit-il. J’étais une sorte d’ingénieur. Je n’ai jamais étranglé ou égorgé quelqu’un personnellement, si c’est ce que vous vouliez savoir.

— J’en étais sûre.

Elle paraissait satisfaite.

— Mais j’ai appuyé sur des boutons, dit Corson férocement.

Elle ne comprit pas.

— Voulez-vous une cigarette ? demanda-t-elle en tirant un étui de sa tunique. Il le reconnut.

— Non, merci, dit-il bien qu’il sentît l’eau lui venir à la bouche. Je ne fume plus depuis longtemps.

Elle insista :

— C’est du tabac, pas un produit de synthèse.

— Vraiment non, dit-il. J’ai renoncé à fumer.

— Comme tout le monde ici. Je suis la seule qui fume encore.

Mais elle mit l’étui de côté.

Comment ai-je pu l’aimer ? se demanda Corson. Elle paraît si superficielle, elle paraît vide. Affaire d’âge, affaire de circonstances. Quand ai-je bien pu commencer à l’aimer ? Il fouilla sa mémoire, et les épisodes de leur aventure commune remontèrent à la surface, bulles de gaz échappées aux profondeurs d’un marais. Aergistal. Le ballon, la tentative d’enrôlement, la planète mausolée, l’évasion, le bref séjour dans le camp de Veran.

C’était avant. Bien avant. Il fit un effort. C’était au moment où il l’avait embrassée. Non, juste avant de l’embrasser ; il s’était dit qu’elle était une des femmes les plus séduisantes qu’il ait rencontrée dans sa vie. Et elle ne lui avait pas fait cette impression au premier coup d’œil.

Il avait commencé à l’aimer au moment où l’éclair avait jailli du briquet. Il avait flairé le truc hypnotique et avait cru qu’elle voulait le faire parler. Elle avait seulement voulu se faire aimer de lui. Elle avait réussi. Rien d’étonnant à ce qu’elle lui ait répondu narquoisement quand il lui avait demandé pourquoi elle n’avait pas prévu que sa manœuvre échouerait. Était-ce une habitude inscrite dans les mœurs de Dyoto ? Il sentit la colère le gagner. Puis il se calma. De tout temps, les femmes avaient tendu des pièges aux hommes. C’était une des lois de l’espèce, et elles ne pouvaient pas en être tenues pour responsables. Je la laisserais bien moisir dans le camp de Veran pour lui apprendre que les hommes ont aussi des méthodes à eux, pensa-t-il. Mais il ne le ferait pas. C’était dans le camp de Veran qu’il avait réellement commencé à l’aimer. Lorsqu’elle avait fait preuve de sang-froid. Puis sur la planète-mausolée, lorsqu’elle s’était montrée à la fois humaine et terrifiée.

Au reste, il n’avait pas le choix. Il irait la tirer – et se tirer lui-même – des griffes de Veran. Il déposerait sur la planète-mausolée un sac de vivres à leur intention. Jusque-là, son rôle était tracé. Il ne pouvait s’en écarter sous peine d’introduire un bouleversement dans son passé. Mais ensuite ? Après avoir envoyé le message, fallait-il encore qu’il procure à Veran les recrues et les équipements que réclamait le transfuge d’Aergistal ?

Tout cela était absurde. Pourquoi l’autre Corson, après leur évasion, les avait-il conduits sur la planète-mausolée ? Était-ce un point de passage obligé, le lieu d’un nœud temporel ? Mais Corson commençait à bien connaître les chemins du temps, et il était presque sûr que rien de tel n’existait. Lorsqu’il pratiquerait ce sauvetage, il pourrait aussi bien ramener les évadés en ce lieu même, sur cette plage où siégeait le conseil d’Uria, quitte à repartir seul en Aergistal si son séjour là-bas se révélait nécessaire. Il savait qu’il l’était. Il avait changé en Aergistal. Et il avait appris bien des choses nécessaires à la réussite du plan.

Il se souvint de la plaque de métal posée bien en évidence sur le sac de vivres, devant la porte du mausolée. Le message lui avait paru obscur, sur le moment. Il fouilla les poches de sa combinaison. La plaquette s’y trouvait quoiqu’il ait changé plusieurs fois de tenue. Il avait dû transférer automatiquement le contenu de ses poches de l’une à l’autre.

Une partie du texte s’était effacée. Les lettres semblaient pourtant profondément imprimées dans le métal.


MÊME LES ENVELOPPES CREUSES SONT ENCORE UTILISABLES.

IL EST PLUS D’UNE FAÇON DE FAIRE LA GUERRE. SOUVIENS-T’EN.


Il siffla doucement entre ses dents. Les enveloppes creuses signifiaient évidemment les demi-mortes du mausolée. Il s’était dit qu’on devait pouvoir les doter de personnalités factices et s’en servir comme de robots. Il avait même cru qu’il s’agissait d’androïdes. Mais la présence d’un nombril, sur le ventre de chacune d’elles, ne lui avait laissé aucune illusion. Elles avaient vécu. Elles étaient mortes quoique l’activité ralentie de leurs corps pût laisser croire le contraire. Il en avait dénombré plus d’un million et il n’avait pas atteint, ni même entrevu, le bout du mausolée. Elles représentaient une formidable armée potentielle. Elles combleraient les ambitions les plus folles de Veran. À un détail près. C’étaient des femmes. Le colonel avait jugé bon de renforcer la discipline lorsque Antonella était entrée dans le camp. Il n’était sûr de ses hommes que jusqu’à un certain point. Il ne redoutait pas d’être trahi pour de l’argent ou par ambition. Mais la physiologie avait ses lois qu’il ne se souciait pas de transgresser.

Corson porta les mains à son cou. Le collier s’y trouvait toujours, si léger qu’il lui arrivait de l’oublier. Solide. Froid. Inanimé et plus dangereux qu’un crotale. Mais le serpent dormait. L’idée d’utiliser les demi-mortes comme recrues ne devait pas constituer une intention déclarée d’hostilité.

Il se pencha sur le sable, secoué par la nausée, conscient du regard d’Antonella. L’idée d’utiliser les demi-mortes lui soulevait le cœur. Mais c’était bien dans la manière des dieux d’Aergistal. Utiliser les restes, les criminels de guerre ou les victimes d’un conflit pour éviter un désordre plus grand. Ces casuistes avaient le souci du moindre mal. Ou plutôt, ils étaient absolument réalistes. Car ces femmes étaient mortes, définitivement mortes. Des enveloppes creuses. Elles n’étaient plus susceptibles de penser, de créer, d’agir, ni même de souffrir autrement que sur le plan strictement biologique. Elles pouvaient peut-être encore engendrer. C’était un point auquel il lui faudrait prêter attention. Les doter d’une personnalité factice était un crime infiniment moindre qu’annihiler une cité peuplée d’êtres intelligents en pressant un bouton. À la réflexion ce n’était pas plus un crime que ne l’est une greffe d’organe. Les chirurgiens de la Terre avaient résolu depuis longtemps le problème déontologique : le mort sert le vif.

Il recouvrit de sable ses vomissures, avala péniblement sa salive, s’essuya les coins de la bouche.

— Ça va mieux, dit-il à Antonella qui le regardait, effarée. Ce n’est rien. C’était une crise.

Elle n’avait rien tenté pour le secourir. Elle n’avait pas bougé. Trop jeune, pensa-t-il, élevée dans la soie d’un monde qui ignore la maladie et la souffrance. Guère plus qu’une jolie fleur. Les épreuves la transformeront. Et alors, je pourrai l’aimer. Par les dieux, je démonterai Aergistal pierre par pierre pour la retrouver ! Ils ne peuvent pas la garder là-bas. Elle ne s’est pas sali les mains, elle n’a commis aucun crime.

Et cela justifiait la présence de Corson. Antonella ne pourrait pas faire ce qu’il avait fait, ni ce qui lui restait à faire. Ni Cid, ni Selma, ni personne de leur époque. Ils n’avaient pas l’estomac assez bien accroché. Ils appartenaient à un autre monde et luttaient sur un autre front. Pour leur malheur, le danger n’en était pas exclu. Et c’était le rôle de gens comme Corson de le réduire. Nous sommes, se dit-il, les éboueurs de l’histoire, ses stercoraires. Nous pataugeons dans la sanie pour que le pavé soit net sous les pas de nos descendants.

— Vous venez vous baigner ? demanda-t-elle.

Il fit un signe d’assentiment, ne trouvant pas encore le courage de parler. La mer le laverait. Ce ne serait pas trop de toute la mer.

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