Ils marchaient dans la forêt.
Il était étrange de penser qu’il allait, d’un moment à l’autre, tomber avec Antonella aux mains de Veran.
Un cercle était en train de se fermer. Là-bas, il vivait sa vie pour la première fois, dans l’innocence, et déjà, ici, il connaissait la suite. L’angoisse, le camp, la fuite sous la conduite d’un étranger masqué, le voyage au travers du temps et de l’espace, l’escale inutile sur la planète mausolée, la chevauchée vers les confins de l’univers, Aergistal, les combats, le ballon, le séisme, l’autre côté du ciel, la parole du dieu et de nouveau Uria. Ici et maintenant.
Là-bas il était entré, là-bas il entrait maintenant dans un labyrinthe qui parcourait tout l’univers et qui se repliait sur lui-même si bien que lui, Corson, n’était plus séparé de son passé que par l’épaisseur d’un mur.
Le labyrinthe s’étendait devant lui, aussi complètement indéchiffrable que par le passé. Mais parce qu’il savait ce qui allait arriver à l’autre Corson, le Corson du passé, la fraction du labyrinthe qu’il venait de parcourir prenait un sens. Du temps du premier Corson, il avait ignoré le troisième danger qui menaçait Uria et il ne savait pas non plus comment réduire les deux autres. Il lui en était venu, maintenant, une faible idée. L’avenir lui révélerait le reste, il n’en doutait pas.
Il eut une intuition. Cet homme de brume, ce cavalier au masque empli de nuit, dont Antonella avait dit qu’il lui ressemblait, ce serait lui-même. Il avait donc un avenir. Le labyrinthe une fois encore et peut-être une fois de plus et peut-être même une infinité de fois se replierait sur lui-même, et il se frôlerait lui-même, en une série de passes, jusqu’à s’atteindre. Et ce Corson de l’avenir connaîtrait une nouvelle portion du labyrinthe pour l’avoir explorée, et peut-être en saisirait-il le dessin et le dessein, apportant alors à sa propre vie les retouches nécessaires.
Il se souvint de ce que le dieu avait dit. Ils contrôlaient leurs existences, dans le lointain avenir, et leurs destins n’étaient plus de simples fils tendus entre la naissance et la mort, mais toute une toile, mieux, toute une trame pluridimensionnelle qui tendait un espace. Les dieux, se dit-il, créent un univers à force de se faire eux-mêmes.
Il savait aussi que dans son avenir il retrouverait Antonella puisqu’elle se souvenait de l’avoir rencontré. Et la perdrait de nouveau puisqu’elle l’avait aimé et qu’elle le regrettait, cette fois-là où dans les rues de Dyoto elle l’avait ramassé, il l’avait découverte. Il se dit qu’à son tour il l’aimait et la regrettait et il espéra que les écheveaux emmêlés de leurs vies à la fin se noueraient. C’était un possible encore caché dans les replis du temps. Il y avait ces deux points – fixes, il le supposait, et connus de son avenir –, le point où il viendrait se libérer lui-même et le point où il rencontrerait Antonella et il souhaita qu’ils définissent une courbe qui, quelque part dans le temps, leur fût commune.
Mais pour l’instant, il lui fallait faire arriver l’avenir. Car la nécessité de ces deux points dépendait de ses actes. Il lui fallait mener à bien sa tâche. Une tâche définie par qui ? Peut-être par un autre lui-même, plus éloigné encore du présent, qui avait choisi de disperser les ombres qui planaient sur Uria. Quel plus sûr allié choisir que soi-même ? Pour que vive l’homme de demain, les embûches d’hier sont écartées par l’homme du passé qui l’ignorait.
Il se souvenait déjà des hésitations de Ngal R’nda comme si elles avaient été anciennes alors qu’elles étaient vieilles de quelques heures à peine. Le Prince d’Uria protestait qu’il n’avait nul besoin de Veran. Il se méfiait des humains et les méprisait assez pour ne les écouter que lorsqu’il les avait achetés. Ses armes qu’il fit voir suffisaient d’après lui : des sphères de métal gris qui pouvaient déchaîner la foudre sur l’autre hémisphère et des canons de verre, minces comme des aiguilles, capables de perforer les monts, et des images qui, projetées sur le ciel, pouvaient ôter la mémoire à toute une armée. Et la voix sifflante affirmait que, dans la guerre vieille de six mille ans, les Princes d’Uria avaient été défaits par la trahison infiltrée dans leurs rangs et non par la force. Corson l’avait presque cru. Certes, la Terre avait eu aussi des boucliers d’épouvante et des lances de néant. La partie peut-être avait été égale. Mais l’issue du présent n’en était que plus certaine. Les humains d’Uria et ceux des grands oiseaux qui se rangeraient du côté de la paix ne tiendraient pas une journée.
Corson avait dit :
— Il vous faut une armée.
Avec entêtement, et l’image dans l’esprit de millions de femmes mortes, de millions d’hommes esclaves, il avait avancé les nécessités de l’occupation, après la conquête, et répété avec aplomb :
— Il vous faut une armée.
Il avait ajouté :
— Demain, l’espace sera vôtre. Il vous faudra une flotte, des spécialistes. Combien pourrez-vous en mettre en ligne ?
L’Urien avait paru songeur.
Et Corson de pousser son avantage :
— Combien avez-vous de fidèles ?
Avec une franchise surprenante, l’Urien avait répondu en le fixant de ses yeux plats, jaunes, étoilés d’un bleu trop intense :
— Cinq cents, peut-être mille. Mais les Uriens qui se vautrent dans les demeures des humains, à Dyoto, à Sifar, à Nulkr, à Riden, se rangeront derrière moi sous la bannière de l’Œuf bleu.
— Certes. Combien sont-ils ?
— Trente millions peut-être.
— Si peu !
Il s’était mordu les lèvres.
Au cours de la guerre ancienne, des milliards d’Uriens avaient menacé les Puissances Solaires. Beaucoup sans doute avaient émigré sur d’autres mondes dans le cadre de la paix galactique. Mais Corson devinait autre chose, l’histoire d’une race condamnée par la paix parce que la guerre et la conquête étaient trop profondément inscrites dans ses gènes. Il avait en face de lui la rage et la cruauté distillées par une longue décadence.
Il y avait des hommes qui devaient à leur hérédité une agressivité indomptable. Ils possédaient un gène de trop. Quoique physiologiquement viables, ils étaient dans une certaine mesure monstrueux. La société, jadis au moins, les éliminait ou les isolait, leur donnait une chance d’échapper à la fatalité. Était-il possible que des espèces entières fussent, de ce point de vue, monstrueuses ? Condamnées à combattre ou à s’étioler ? Le destin des hommes n’était pas si différent : ils avaient eu la chance que leur constitution leur permette de survivre à la paix. Une chance étroite.
Corson s’était surpris à penser : Les Uriens n’ont pas d’avenir.
Ce qui voulait dire une chose. La guerre n’a pas d’avenir.
Pour le moment, il lui fallait la faire.
Il avait dit :
— Il vous faut une armée. Il y a l’occupation. Puis il y a l’espace. Veran est un mercenaire. Promettez-lui des combats et un empire. Et il y a autre chose. J’ai parlé d’un hipprone sauvage. D’ici peu, ils seront des milliers à ravager ce monde. Comment les réduirez-vous ? Comment éviterez-vous d’être menacé sur votre propre planète ? Consultez vos archives. Interrogez vos experts. Les hipprones peuvent résister à vos armes. Il leur suffit de sauter dans le temps. Veran, lui, peut les traquer et les anéantir. Il possède des hipprones domestiques. Faites alliance avec lui. Détruisez-le plus tard. Auriez-vous peur d’un soudard et de quelques centaines de soldats ?
L’Urien avait superposé ses doubles paupières.
— Vous irez discuter avec lui, Corson. Vous serez accompagné de deux des miens. Si vous essayez de me tromper, vous mourrez.
Corson sut qu’il avait gagné. Une petite manche.