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Le Monstre dormait comme un petit enfant. Enfoui à cinq cents mètres sous la surface de la planète, gavé d’une quantité d’énergie suffisante pour ébranler une montagne, il n’aspirait qu’au repos. Il était presque entièrement occupé à produire plus de dix-huit mille spores qui donneraient naissance à des petits de sa race, et, de ce fait, il était vulnérable. C’était pourquoi il avait glissé au travers des couches sédimentaires jusqu’à ce banc de basalte où il s’était creusé un nid. La radioactivité légère de la roche lui fournissait une dose supplémentaire d’énergie.

Le Monstre rêvait. Dans ses rêves, il se souvenait d’une planète qu’il n’avait jamais connue et qui avait été le berceau de son espèce. La vie était simple et bonne, là-bas. Quoique la planète ait disparu depuis plus de cinq cents millions d’années – (années de la Terre, unités qui n’avaient aucune signification pour le Monstre) – le souvenir presque intact de scènes vécues par ses lointains ancêtres avait été transmis au Monstre par ses gènes. Maintenant qu’il allait se reproduire, l’activité croissante des chaînes chromosomiques avivait les couleurs et précisait les détails.

Le Monstre conservait l’image de la race qui avait créé son espèce, plus ou moins à sa ressemblance, et auprès de laquelle il avait tenu à peu près le rôle d’un animal domestique, inutile et affectueux. Si les humains de l’époque de la première vie de Corson avaient pu explorer les rêves du Monstre du temps de sa brève captivité, ils y auraient trouvé la solution de bien des énigmes. Ils n’avaient jamais compris comment le Monstre qui vivait à l’écart de ses semblables, sauf en de rares occasions, avait pu développer un semblant de culture et presque certainement les rudiments d’un langage. Ils connaissaient des animaux asociaux ou présociaux presque aussi intelligents que l’homme, sur Terre, par exemple le dauphin. Mais aucun d’eux n’avait développé de véritable langage articulé. Selon les théories courantes et jusque-là jamais prises en défaut, une civilisation, un langage exigeaient la réunion de certaines conditions : la constitution de bandes hiérarchisées, de hordes ; la vulnérabilité (aucun être pratiquement invulnérable n’est tenté de s’adapter au monde ou d’adapter son environnement à ses fins) ; la découverte de l’opérationnalité des objets (tout être dont les appendices naturels constituent des outils presque parfaits eu égard aux caractéristiques de son milieu est condamné à la stagnation).

Le Monstre contrevenait aux trois conditions. Il vivait isolé. Il était presque invulnérable dans les limites de l’expérience humaine. Il ignorait royalement l’usage des instruments, même des plus simples. Non par stupidité. On pouvait le décider à se servir de machines assez compliquées. Mais il n’en avait pas besoin. Ses serres et ses filaments suffisaient amplement à ses besoins. Et pourtant, le Monstre était capable de parler et même, selon quelques chercheurs, d’afficher certains symboles.

L’origine du Monstre posait un autre problème apparemment insoluble. Du temps de la première vie de Corson, l’exobiologie avait fait des progrès suffisants pour que l’évolution comparée soit devenue une science exacte. Il était théoriquement possible, en examinant un seul être, de se faire une idée assez exacte du phylum qui lui avait donné naissance. Mais le Monstre réunissait les caractéristiques d’une douzaine de phylums différents. Aucun environnement issu de l’imagination d’un écologiste n’aurait produit un tel paradoxe. C’était une des raisons pour lesquelles on lui avait donné, sans autre précision, le nom de Monstre. Selon la remarque d’un biologiste découragé, faite une dizaine d’années avant la naissance de Corson, les Monstres étaient la seule preuve connue de l’existence de Dieu, ou du moins d’un dieu.

Un long doigt d’énergie effleura le Monstre pendant un peu plus d’une nanoseconde. Il remua dans son sommeil. Il aspira avec avidité l’aliment qui s’offrait, sans s’inquiéter de son origine. Le second contact, aussi léger que celui d’une plume, l’éveilla à demi. Le troisième l’effraya. Il savait distinguer la plupart des sources naturelles d’énergie. Celle-ci était artificielle. Quelque chose – ou quelqu’un – essayait de l’atteindre.

Il comprit confusément qu’il avait commis une erreur en absorbant l’énergie du premier faisceau. Il avait révélé son existence et sa position. Il avait agi de même avec le second. Il essaya de refréner son appétit lorsque le troisième le toucha. Mais, trop effrayé pour se contrôler, il ne put s’empêcher d’en prélever une parcelle. Lorsqu’il avait peur, son instinct lui commandait de dévorer le plus d’énergie possible, sous quelque forme qu’elle se présentât. Il sentait déjà de dures lances énergétiques se planter dans son corps fragile. Il se mit à pleurer sur son sort, pauvre petit être, incapable de contrôler plus qu’une étroite frange de l’avenir, de dissocier plus d’une dizaine d’éléments naturels. Il gémit sur le destin des dix-huit mille innocents contenus dans ses flancs, qui risquaient d’être frustrés de la vie.

Près de six mille kilomètres plus loin, des oiseaux géants surveillaient leurs appareils sous l’œil intéressé du colonel Veran. Le faisceau neutrinique qui balayait les entrailles de la planète avait par trois fois été absorbé au même point. La phase de l’onde associée s’en était trouvée subtilement mais nettement altérée.

— Il est là, dit Ngal R’nda, anxieux. Vous êtes sûr que vous pouvez le neutraliser ?

— Absolument sûr, dit Veran qui témoignait d’une confiance insolente. L’accord s’était conclu non sans peine mais à son avantage. Son camp était placé sous la menace des armes uriennes, mais il n’en avait cure. Il gardait dans sa manche un atout décisif. Il se retourna pour donner quelques ordres.

À cinq cents mètres sous terre, le Monstre mobilisait ses ressources. Il se sentait handicapé. La gestation de sa progéniture était trop avancée pour qu’il pût se déplacer dans le temps. Il lui serait impossible de synchroniser les évolutions de chacun de ses dix-huit mille petits. Mais ils avaient, de leur côté, acquis assez d’autonomie pour contrarier les efforts de leur progéniteur. Si la menace se précisait, il serait contraint de les abandonner. C’était un de ces cas où l’instinct de conservation de l’individu entre en conflit avec celui de l’espèce. Quelques-uns survivraient, par chance, mais la plupart ne parviendraient pas à se synchroniser convenablement dans le présent. Ils coexisteraient brusquement avec leur volume de matière. L’ordre de grandeur de l’énergie dégagée par l’explosion avoisinerait celui d’une fission nucléaire de faible ampleur. Elle ne mettrait pas sérieusement en danger le Monstre, mais elle tuerait à coup sûr l’embryon concerné.

La solution consistait peut-être à s’enfoncer plus loin dans la croûte planétaire. Mais le Monstre avait choisi pour établir son nid un point faible de l’écorce. Une poche de lave, anormalement proche de la surface, l’avait attiré comme un feu dans une cheminée fait d’un chat. Dans son état habituel, le Monstre se serait baigné, avec délectation, dans la lave. Mais dans les circonstances présentes, il hésitait. La chaleur intense précipiterait l’éclosion. Il serait alors incapable de mettre assez de distance entre ses petits et lui et il risquait de devenir leur première victime.

Remonter à la surface et tenter sa chance ? Malheureusement pour le Monstre, la planète géante sur laquelle avaient été conçus ses lointains ancêtres et dont il se souvenait dans ses rêves était hantée par des prédateurs qui n’auraient fait qu’une bouchée de lui. Eux aussi savaient se déplacer dans le temps. Ils étaient disparus depuis plus de cinq cents millions d’années, mais ce fait ne pouvait influer en rien sur la conduite du Monstre. Sa mémoire raciale ignorait cette donnée essentielle. Pour le Monstre, ces cinq cents millions d’années ne s’étaient jamais écoulées. Il ne savait pas que son espèce avait largement survécu à celle de ses créateurs et premiers maîtres et qu’elle avait dû sa survie à son rôle d’animal domestique, présent dans presque tous les foyers, choyé et dorloté par les membres d’une société puissante disparue dans une guerre oubliée.

La surface était donc hors de question, le temps interdit, les profondeurs dangereuses. Le Monstre, cette fois bien éveillé, se remit à pleurer sur son sort.

Il perçut une présence, non loin de lui, à quelques dizaines de kilomètres au plus. En temps normal, sa première réaction aurait été de se décaler dans le temps. Mais la crainte de perdre ses petits submergea sa frayeur de se sentir cerné. La présence se fit insistante, puis nombreuse. Plusieurs êtres de son espèce approchaient. Cette identification ne le réconforta pas. Il lui était arrivé, dans le passé, de s’adonner au cannibalisme et savait d’expérience qu’un Monstre, en pleine gestation, constituait une proie succulente. Il ignorait par contre que le cannibalisme, dans de telles circonstances, favorisait des échanges génétiques complexes et avait pour fonction d’empêcher l’espèce de sombrer dans la dégénérescence. Il aurait peut-être préféré, s’il l’avait connu, un mode sexué de reproduction, mais ses créateurs n’y avaient pas pensé.

Il tenta, vers la fin, un effort prodigieux et vain pour échapper à ses poursuivants. Il jaillit dans l’atmosphère au sommet d’un geyser de lave. Mais les hipprones de Veran avaient prévu cette issue et ils agissaient selon un plan systématique tout à fait étranger aux habitudes de leur espèce. Ils surgirent de toutes les directions à la fois, tout au long du segment temporel que contrôlait le Monstre. Ils le cueillirent et le neutralisèrent dans un même mouvement, comme avaient fait, des milliers d’années auparavant, sur Terre, des éléphants dressés, dans un corral, repoussant de leurs flancs un de leurs congénères sauvage. Le Monstre se trouva pris dans un filet énergétique plus efficace et plus sûr que n’avait été sa cage, à bord de l’Archimède. Il se mit d’abord à pleurer puis, devant l’inanité de ses récriminations, il se laissa emmener et se rendormit enfin, retrouvant dans ses rêves l’asile trompeur de la planète abolie.

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