Sur la plage, une femme, seule, couchée sur le ventre, nue, blonde. Elle dormait, ou bien elle assurait un contact. Sur le sable, pas d’autres traces de pas que les siens. Corson s’assit près d’elle et attendit son éveil. Il avait le temps. Il avait devant lui le fragment d’éternité qui supportait Aergistal.
Il se détendit. Il avait atteint le bout de la route. Il pouvait contempler la mer et laisser couler le sable entre ses doigts. Plus tard, il apprendrait, lui aussi, à maîtriser le temps. Il se dit qu’il disposait déjà d’une certaine expérience pratique.
La femme bougea. Elle s’étira, passa sur le dos, s’assit et se frotta les yeux. Corson la reconnut.
— Floria Van Nelle, dit-il.
Elle hocha la tête et sourit. Mais son sourire était contraint, presque triste.
— Où sont-ils ? demanda Corson (et comme la femme ne paraissait pas comprendre, il ajouta :) Cid, Selma et Ana. Je dois faire mon rapport au conseil d’Uria pour ce millénaire.
— Il y a eu un glissement, dit doucement Floria. Grâce à vous, il a été de faible importance. Mais dans cette ligne de probabilité, ils n’existent pas.
— Ils sont morts, dit Corson.
— Ils n’ont jamais existé.
— Je me suis trompé, dit Corson. Je me suis trompé d’endroit, ou d’époque, peut-être d’univers.
— Vous les avez effacés. Ils occupaient une parenthèse dans l’histoire. Votre intervention l’a supprimée.
Corson se sentit pâlir. Il serra convulsivement les poings.
— C’étaient mes amis et je les ai tués.
Floria secoua la tête.
— Non, dit-elle. Ils appartenaient à un autre possible et vous avez fait surgir celui-ci, un meilleur possible. Ils savaient ce qui allait advenir d’eux si vous réussissiez. Et ils espéraient que vous réussiriez.
Corson soupira. Il avait eu des amis et ils s’étaient évanouis, ombres plus pâles encore que celles que la mort a touchées. Ils n’avaient rien laissé, ni une empreinte de pas, ni une ligne sur de la pierre, ni même un nom dans cet univers qui leur était demeuré fermé. Ils n’étaient pas nés. Ils n’étaient plus qu’un souvenir ténu dans l’esprit de Corson et que des abstractions dans les registres spectraux d’Aergistal. J’efface ce que je touche, je suis la gomme des dieux. Il se souvint de Touré, le bon compagnon, rejeté sans doute en Aergistal dans le désordre de combats insensés. Il se souvint de Ngal R’nda, dernier Prince d’Uria, déchiré par ses fidèles, et de Veran, le rusé mercenaire, abattu par ses compagnons. Il se souvint, avec frayeur, d’Antonella. Il voulut poser une question mais les mots lui manquèrent.
— Je n’existais pas sur l’autre créode, dit Floria. Et je devais vous recueillir à votre arrivée sur Uria. Pensiez-vous que j’étais là par hasard ? J’existe ici, par votre faute. Ne vous excusez pas.
— Ainsi, dit Corson, avec amertume, les êtres sont des rides à la surface des choses qu’un souffle change ou disperse selon la volonté des dieux. J’ai servi de jouet à ceux d’Aergistal. Des dieux fantoches, reprisant l’histoire.
— Ce ne sont pas des dieux, même s’ils sont un peu plus que nous. Ils n’agissent pas selon leur fantaisie.
— Je sais, dit Corson avec brutalité. Ils œuvrent pour le bien. Ils effacent la guerre. Ils arrangent l’histoire pour qu’elle mène à eux. J’ai entendu tout cela en Aergistal. Extirper la guerre, connaître la guerre, sauver la guerre. Ils se sont tapis comme des rats, au fond du temps, dans la crainte de l’Extérieur.
— Ce n’est que la moitié de l’histoire, dit Floria, patiemment. Ils sont nous.
— Ils sont nos descendants. Ils nous méprisent du haut de leur milliard d’années.
— Ils sont nous, Corson, répéta Floria. Nous sommes ceux d’Aergistal. Mais nous l’ignorons, et il nous faut le découvrir et le comprendre. Ils sont tous les possibles, ceux de cette espèce, la nôtre et ceux de toutes les autres, de celles-là même que vous ne pouvez pas rêver et qui ne peuvent pas vous rêver. Ils sont tous les fragments de l’univers et tous les regards portés sur l’univers. Nous ne sommes pas les ancêtres des dieux, ni eux nos descendants, mais nous sommes une fraction d’eux, coupée de ses origines ou plutôt de sa totalité. Chacun de nous est un de leurs possibles, un détail, une créode, qui aspire confusément à l’unité et qui lutte dans la nuit pour s’imposer, pour exister séparément. Il s’est passé en quelque lieu, en quelque temps, quelque chose que je ne comprends pas moi-même, Corson. Mais ni au début ni à la fin des temps. Il n’y a ni avant ni après. Pour eux, pour nous un peu déjà, le temps est une longueur selon laquelle les événements coexistent comme des objets contigus. Nous sommes un moment de la longue marche qui conduit vers Aergistal, vers l’unité de la conscience des possibles, et ceux d’Aergistal sont chacun des marcheurs.
— Des dieux schizophrènes, dit Corson.
— Oui, si cela peut vous aider à comprendre. Parfois, je me dis qu’ils sont partis à la découverte de tous les possibles et qu’ils se sont perdus et qu’ils sont devenus nous et que c’est cela, la raison de la guerre, ce fractionnement, cette rupture, ce froissement de l’histoire dont ils effacent avec soin les plis. Et la rupture les empêche, malgré leur énorme puissance, d’y porter immédiatement et totalement remède. Car ils sont aussi cela, ils sont aussi ce que nous sommes. La guerre fait partie d’eux. Et il nous faut redécouvrir à tâtons le long, le très long chemin qui mène vers eux, c’est-à-dire vers nous-mêmes. Ils sont nés de la guerre, Corson, de ce tumulte effrayant qui secoue nos vies, et ils ne seront que s’ils l’abolissent. Ici et là, ils resserrent une faille, renouent une maille. Nous le faisons, parfois avec leur aide. Vous l’avez fait. Le regrettez-vous ?
— Non, dit Corson.
— Ceux d’Aergistal se servent, pour effacer la guerre, de ceux qui l’ont faite, reprit Floria. Ceux-là en ont l’expérience et se sont mis parfois à la haïr avec assez de force pour vouloir l’abolir. Le vouloir vraiment, à n’importe quel prix. Ceux qui n’arrivent pas d’emblée à ce stade passent un certain temps en Aergistal. Ils finissent par comprendre. Tous comprennent, à la longue.
— Même un Veran ? dit Corson, sceptique.
— Même Veran. Il est en train d’éteindre un incendie dans la constellation de la Lyre.
— Il est mort, dit Corson.
— Personne ne meurt, dit Floria. Une vie est comme une page d’un livre. Il y en a une autre à côté. Je ne dis pas après mais à côté.
Corson se leva et fit quelques pas vers la mer. Il s’immobilisa sur la frontière d’écume.
— C’est une vaste histoire. Qui me dit qu’elle est vraie ?
— Personne. Vous la découvrirez par bribes. Peut-être celle que vous découvrirez sera-t-elle un peu différente ? Personne n’a le privilège de la vérité.
Sans se retourner, Corson dit avec force, presque avec violence :
— J’étais revenu pour apprendre la maîtrise du temps, et le contact avec ceux d’Aergistal. Et pour…
— Vous apprendrez. Tout ce que vous pourrez. Nous avons besoin de gens comme vous. Les incendies sont nombreux.
— J’espérais trouver la paix, dit Corson. Je suis revenu aussi pour Antonella.
Floria s’approcha de lui, posa ses mains sur les épaules de Corson.
— Je vous en supplie, dit-elle.
— Je l’aime. Ou je l’aimais. Elle a disparu elle aussi, n’est-ce pas ?
— Elle n’existait pas. Elle était morte depuis longtemps. Nous l’avons extraite de la planète-mausolée, de la collection d’un seigneur de la guerre, et nous l’avons dotée d’une personnalité synthétique comme vous avez fait pour les recrues de Veran. Il le fallait, Corson. Sans elle, vous n’auriez pas agi comme vous avez fait. Et un être humain véritable n’aurait pas pu pénétrer en Aergistal.
— À moins d’être un criminel de guerre, dit Corson.
— Elle n’était plus qu’une machine.
— Un leurre, dit Corson.
— Je suis désolée. Je ferai tout ce que vous voudrez. Je vous aimerai, Georges Corson, si vous le désirez.
— Ce n’est pas si simple.
Il se souvint de ce qu’avait dit Cid : Il ne faudra pas nous en vouloir.
Et il avait disparu. Il savait qu’il allait s’effacer et il avait plaint Corson.
— Personne ne meurt, dit Corson. Je la retrouverai peut-être dans une autre existence.
— Peut-être, dit Floria dans un souffle.
Corson fit un pas dans la mer.
— Il ne me reste rien. Ni amis ni amour. Mon univers a disparu depuis plus de six mille ans. J’ai été roulé.
— Vous êtes encore libre de choisir. Vous pouvez tout effacer, revenir à zéro. Mais souvenez-vous. Sur l’Archimède, vous alliez mourir.
— Libre, fit Corson, incrédule.
Il l’entendit s’éloigner, et il tourna la tête et il la vit fouiller le sol, le coin de la plage qui portait encore l’empreinte de son corps. Et lorsqu’elle revint, elle tenait à la main une ampoule d’opale, grosse comme un œuf de pigeon.
— Il vous reste une chose à faire pour être tout à fait des nôtres. Les hipprones sauvages ne savent pas plus voyager dans le temps qu’un humain primitif ne sait inverser une matrice. Ils parviennent tout au plus à se déplacer de quelques secondes. Cette ampoule contient un accélérateur qui multiplie des milliards de fois ce pouvoir embryonnaire. Vous devez aller l’administrer vous-même, Corson, au bon moment. La dose a été soigneusement calculée. Son introduction dans le passé n’introduira pas de bouleversement appréciable, de votre point de vue. La marge d’erreur quant à la date d’émergence est faible et nous en tiendrons compte. Un hipprone déplace un certain volume d’espace avec lui quand il saute dans le temps. Vous savez tout le nécessaire. La décision vous appartient, Georges Corson.
Il comprit.
Une dernière chose à faire. Placer la clé de voûte. Se tendre la main à lui-même par-dessus un gouffre de six mille ans.
— Je vous remercie, dit-il. Je ne sais pas encore.
Il prit l’ampoule et se dirigea vers son hipprone.