Cette fois, ils se faufilaient dans les coulisses du temps. Au travers du système nerveux de l’hipprone, Corson voyait le temps. Les filaments de la bête s’enroulaient autour de ses poignets et caressaient ses tempes. De temps à autre, il lui fallait refouler une nausée. Veran, suspendu de l’autre côté de l’hipprone et qui le guidait, avait exigé que Corson regardât le temps en face. Il espérait que Corson pourrait le guider dans le dédale de la ville souterraine et dans le labyrinthe de la vie de Ngal R’nda.
Ils rampaient dans les crevasses de la réalité, dans un présent toujours neuf. Un être au regard très perçant aurait pu discerner un mouvement d’ombre, peut-être des couleurs fanées, ou encore, avec beaucoup de chance, un fantôme immense et terrible. Avant même qu’il ait cligné des yeux, chassé une poussière absente, ils auraient disparu, happés par l’air ou par une faille sans largeur, ouverte dans un mur. Et si la lumière avait été assez violente pour nimber un détail, il n’aurait aperçu qu’une silhouette plate, transparente. L’hipprone ne demeurait synchronisé avec un présent qu’une fraction de seconde, juste assez pour que Veran et Corson puissent s’orienter. Les murs, les colonnes, les meubles leur étaient un brouillard. Les êtres vivants, les objets mobiles, demeuraient invisibles. C’était le revers de la médaille. On ne peut guère épier sans risquer d’être vu, ni se cacher sans devenir aveugle.
— Dommage que vous ne connaissiez pas cette base à fond, avait dit Veran.
— Je vous ai demandé une semaine ou deux, avait protesté Corson.
Veran avait haussé les épaules.
— Il y a des risques que je prends, d’autres que je refuse. Je ne vais pas attendre une semaine que vous et vos oiseaux placiez des pièges sur mon chemin.
— Et si on nous aperçoit ?
— Difficile à dire. Il ne se passera peut-être rien. Ou peut-être un bouleversement. Ngal R’nda peut comprendre et ne pas vous faire confiance quand vous le rencontrerez. Ou décider de précipiter les choses et lancer son attaque bien plus tôt. Nous ne devons pas être vus. Nous ne devons pas introduire dans le cours de cette histoire des modifications qui risqueraient de nous atteindre. Nous irons seuls. Pas d’escorte. Pas d’armes lourdes. Utiliser une arme quelconque dans un passé dont on dépend équivaut à un suicide. J’espère que vous en êtes conscient.
— Alors il est impossible de piéger le passé.
Veran avait souri largement, découvrant la barre aiguisée qui remplaçait ses dents.
— Je me contenterai d’introduire une petite modification. Une modification qui se situera en dessous du seuil, qui passera inaperçue mais que je pourrai utiliser le moment venu. Vous êtes un homme précieux, Corson. Vous m’avez indiqué le point faible de Ngal R’nda.
— Et je dois vous accompagner ?
— Vous me croyez assez fou pour vous laisser derrière moi ? Et vous connaissez les aîtres.
— Les Uriens s’apercevront de mon absence. Ils n’entendront plus rien.
— Nous pourrions prendre le risque de détacher le transmetteur. Mais je suppose qu’il émettrait aussitôt un signal. Non, nous oserons un silence. Nous ne resterons pas absents de ce présent plus de quelques secondes. Quel âge, selon vous, a cet oiseau ?
— Je l’ignore, avait répondu Corson après un moment d’hésitation. Il est vieux pour son espèce. Et les Uriens vivaient plus longtemps que les humains, de mon temps. Il doit avoir au moins deux cents ans de la Terre, peut-être deux cent cinquante ans si la gériatrie a fait des progrès.
— Nous plongerons en catastrophe, avait dit Veran, satisfait. Ils ne risqueront pas de capter les messages de votre bricole avant même de vous l’avoir mise au cou.
Et maintenant, ils hantaient les allées du temps. Ils s’étaient glissés dans la ville souterraine, traversant des kilomètres de roches qui n’étaient que de la brume. Ils avaient fait irruption dans les galeries, tels des spectres.
Dans l’oreille de Corson, la voix de Veran chuchota :
— Comment le reconnaître ?
— À sa tunique bleue, dit Corson. Mais je suppose qu’il ne passe ici qu’une partie de son temps.
— Sans importance. Quand l’hipprone l’aura repéré, il le suivra à la trace jusqu’au moment de sa naissance. Faut-il dire de son éclosion ?
Une ombre bleue, furtive. Ils ne l’avaient plus quittée, ou de si courts instants que Corson avait peine à croire qu’ils contenaient les mois et les années où Ngal R’nda jouait à la surface son rôle d’Urien pacifique et distingué. Ils remontaient la vie d’un être comme un saumon remonte le cours d’un torrent. L’ombre changea de teinte. Ngal R’nda était jeune et la tunique des Princes d’Uria n’était pas encore tombée sur ses épaules. Peut-être ne ruminait-il pas encore son projet de conquête ? Mais Corson en doutait.
D’autres ombres bleues avaient émergé du cours du temps. D’autres princes issus d’un œuf bleu et qui, depuis longtemps, remâchaient la vengeance. Ngal R’nda avait dit la vérité, il était le dernier. L’approche de sa fin l’avait poussé à l’action. Avant lui, des générations de princes s’étaient contentés d’y rêver.
Ngal R’nda disparut un long moment.
— Il est bien né ici ? demanda Veran, inquiet.
— Je n’en ai pas la moindre idée, dit Corson, irrité du ton du mercenaire. Mais je le crois. Ngal R’nda est trop important pour être né loin du sanctuaire de sa race.
Et à l’instant, l’ombre qui était Ngal R’nda réapparut. Corson ne pouvait pas l’identifier, mais il commençait à savoir déchiffrer les réactions de l’hipprone.
— Et quel est ce piège ? avait demandé Corson.
— Vous verrez.
Veran avait refusé d’en dire plus.
Ils se dirigeaient vers l’éclosion du dernier Prince d’Uria.
Veut-il lui injecter dès sa naissance, pensait Corson, un sensibilisateur génétique qui ne fera son œuvre que dans des années, en présence de son complémentaire ? Ou lui greffer une sonde qui permette de l’espionner toute sa vie durant, pas plus grosse qu’une cellule, en un point que le bistouri n’a aucune chance d’atteindre par hasard ? Ces procédés sont peu subtils. Ils risquent d’introduire une perturbation trop profonde dans la trame du temps.
L’hipprone freina puis s’immobilisa. Toutes les parcelles du corps de Corson parurent s’éloigner les unes des autres, vouloir se mettre à dériver, chacune de son côté. Il déglutit. La nausée s’apaisa peu à peu.
— Il n’est pas encore né, dit Veran.
Usant des sens de l’hipprone, Corson apercevait une grande salle elliptique, étrangement altérée, qui ressemblait à celle de la présentation. Quelques filaments de la bête émergeaient seuls de la paroi et ses deux cavaliers demeuraient noyés dans la pierre, à l’abri des regards.
Peu de lumière. Des niches brillaient dans la muraille polie, et dans chacune reposait un œuf. Tout au bout de la salle, dans une niche un peu plus vaste, gisait un œuf pourpre. Corson opéra mentalement une correction. Pour un humain ou pour un Urien, l’œuf était bleu même s’il semblait pourpre à un hipprone.
L’œuf dont était issu Ngal R’nda. Les niches étaient autant de couveuses. Personne n’entrerait dans la salle avant que l’éclosion soit achevée.
— Il va falloir attendre, dit Veran. Nous sommes remontés un peu loin.
Un bruit léger, un millier de mineurs attaquant une veine lointaine. Corson comprit. Les jeunes Uriens, éveillés, brisaient leurs coquilles. Le déphasage temporel et le système nerveux de l’hipprone altéraient, exagéraient le son.
L’hipprone glissa vers l’œuf bleu. Corson progressait dans sa perception des impressions de l’hipprone. Il partageait presque, maintenant, le vision périphérique de la bête. Il pouvait suivre les mouvements de Veran. Le mercenaire braquait un instrument sur l’œuf bleu.
Corson dit impulsivement :
— Ne le détruisez pas.
— Imbécile, répondit sèchement Veran. Je le mesure.
L’injure révélait la tension. En ce moment crucial de la vie de Ngal R’nda, le moindre choc pouvait introduire une modification majeure de l’histoire. Des gouttes de sueur perlèrent sur le front de Corson qui les sentait glisser le long des ailes de son nez. Veran jouait avec le feu. Qu’arriverait-il s’il commettait une erreur ? Disparaîtraient-ils tous les deux du continuum ? Ou bien surgiraient-ils dans un autre segment de la temporalité ?
L’œuf bleu était animé de secousses. L’œuf bleu s’ouvrit. Une calotte irrégulière, à son sommet, se souleva. Un liquide suinta. La calotte bascula. Une membrane se fendit. Le sommet du crâne du jeune Urien apparut. Il était énorme. Il paraissait aussi gros que l’œuf. Puis la coquille se déchira. L’oisillon ouvrit le bec. Il allait pousser son premier pépiement. Le signal qu’attendaient les nurses, au-dehors.
La coquille éclata. À la surprise de Corson, la tête de l’oisillon n’était pas plus grosse qu’un poing humain de bonne taille. Mais il savait que la croissance du système nerveux de Ngal R’nda était loin de s’achever. Plus encore que les enfants humains, les Uriens naissaient à l’état de prématurés.
L’hipprone sortit de la paroi et se synchronisa avec le présent. Veran jaillit de son harnachement, un sac de plastique à la main, y jeta les débris de l’œuf bleu et rejoignit l’hipprone. Sans même prendre le temps d’assujettir les harnais, il poussa sa monture à l’abri de la muraille. Et de la désynchronisation.
— Fin de la première phase, murmura-t-il entre ses dents.
Dans la salle elliptique, les oisillons poussaient leurs premiers cris. Une porte s’ouvrit.
— Ils vont s’apercevoir de la disparition de la coquille, dit Corson.
— Vous n’avez rien compris, grommela Veran. Je vais leur en fournir une autre. Si ce que vous m’avez dit est exact, seules les coquilles bleues sont conservées. Les autres sont abandonnées.
Ils firent un saut vers la surface. Dans un endroit désert – une ravine pleine de rocailles – Veran synchronisa l’hipprone. Corson se laissa glisser à terre, saisi d’un vertige.
— Attention à vos pieds, dit Veran. Nous sommes dans notre passé objectif. On ne sait jamais si le fait de briser une brindille ne va pas déclencher un bouleversement majeur.
Il ouvrit le sac et examina avec soin les débris de l’œuf bleu.
— Pas des œufs ordinaires, murmura-t-il. Plutôt des plaques articulées entre elles comme les os du crâne chez l’homme. Regardez les lignes de suture. Aussi nettes que les bords d’une fermeture statique.
Il détacha un minuscule fragment de la coquille et le plaça dans un appareil. Puis il colla son œil à un viseur.
— Pigmentation dans la masse, annonça-t-il. Une fantaisie génétique. Peut-être le produit de croisement trop systématiques à l’intérieur d’une même lignée. Peu importe. Il ne sera pas trop difficile de trouver un colorant du même type, mais un peu moins stable.
— Vous allez teindre l’œuf ? demanda Corson.
Veran ricana.
— Mon cher Corson, vous êtes d’une stupidité irrémédiable. Je vais remplacer cette coquille par une autre, d’un modèle plus courant, mais teinte, celle-là. Avec un produit que je saurai neutraliser s’il est besoin. Toute la puissance de Ngal R’nda résulte de la couleur particulière de son œuf. C’est pourquoi il juge bon de le montrer de temps à autre. C’est aussi sans doute la raison pour laquelle personne ne reste dans la salle au moment de l’éclosion. Une substitution est impossible. À moins de disposer d’un hipprone. Je ne pense pas que cet échange soit jamais remarqué, ni qu’il entraîne un bouleversement majeur. Pour en être tout à fait sûr, je vais prendre la coquille d’un œuf éclos en même temps que celui de Ngal R’nda et de la même dimension. Le plus difficile sera de la disposer en une seconde au plus, avant que quelqu’un ait le temps d’entrer et de nous voir.
— Impossible, dit Corson.
— Il existe des drogues qui multiplient plus de dix fois la vitesse des réactions humaines. Vous en avez entendu parler, je suppose. On les utilise en temps de combat à bord des astronefs.
— Elles sont dangereuses, dit Corson.
— Je ne vous demande pas d’en prendre.
Veran entreprit de replacer les fragments de la coquille dans le sac. Puis il se ravisa.
— Mieux vaut le décolorer et le mettre à la place du postiche. On ne sait jamais.
Il procéda à quelques tests puis pulvérisa un aérosol sur les fragments. Ils virèrent à l’ivoire en quelques secondes.
— En selle, dit Veran, satisfait.
Ils plongèrent à nouveau dans le fleuve du temps. Ils découvrirent assez vite une salle où gisaient des dizaines de coquilles vides. Veran synchronisa l’hipprone, manipula quelques vestiges, retint enfin une coquille complète. Elle acquit un bleu parfait sous le jet du pulvérisateur et vint remplacer dans le sac la coque décolorée. Veran avala une pilule.
— L’accélérateur fera effet dans trois minutes, annonça-t-il. Dix secondes environ de survitesse, soit plus d’une minute et demie de temps subjectif. Plus qu’il n’en faut.
Il se tourna vers Corson et sourit largement.
— La beauté de la chose, c’est que s’il m’arrive un accident, vous ne saurez pas repartir. Je me demande quelle tête feront les Uriens en découvrant dans leur salle d’incubation un homme mort et un autre vivant. Et un Monstre apprivoisé qu’ils ne connaissent qu’à l’état sauvage. Vous devrez leur raconter une belle histoire.
— Nous disparaîtrons aussitôt, dit Corson. La perturbation sera majeure. Toute l’histoire de cette fraction de continuum en sera affectée.
— Vous apprenez vite, apparemment, dit Veran avec bonne humeur. Mais la vraie difficulté, ça va être de revenir juste après notre départ. Je ne tiens pas à me rencontrer moi-même. Ni surtout à violer la loi de l’information non régressive.
Corson ne broncha pas.
— De toute façon, poursuivit Veran, l’hipprone n’y tient pas non plus. Le plus dur va être de l’amener à se frôler lui-même dans le temps. Il déteste ça.
Et pourtant je l’ai fait, pensa Corson. Plutôt, je le ferai. La loi de l’information non régressive, comme toutes les règles physiques, n’est qu’une règle relative. Quelqu’un qui la comprend complètement peut la transgresser. Cela signifie qu’un jour je comprendrai les mécanismes du temps. Que je sortirai d’ici. Que la paix reviendra et que je retrouverai Antonella.
Tout se passa si vite que Corson n’en conserva qu’un souvenir brouillé. L’ombre kaléidoscopique de Veran qui se déplaçait si vite qu’il semblait définir un volume dans l’espace, l’éclat bleu des fragments de l’œuf, les alvéoles hantées des silhouettes pépiantes des jeunes Uriens, la porte qui pivote et peut-être grince, et soudain comme une odeur de chlore bien qu’il fût sûr que l’atmosphère de la salle ne pouvait l’atteindre à l’intérieur de sa combinaison, la dérive à travers le temps, la voix de Veran, aiguë, saccadée, si rapide que les mots lui échappèrent presque, une pirouette dans l’espace, la nausée, la chute vers tous les bords de l’univers.
— Fin de la deuxième phase, avait claironné Veran.
Le piège était posé. Deux siècles, peut-être deux siècles et demi, s’effriteraient avant qu’il précipite Ngal R’nda, dernier Prince d’Uria, seigneur de la guerre, issu d’un œuf bleu, vers son destin.
Le temps, se dit Corson, tandis que des mains rudes le tiraient de son harnais, le temps est le plus patient des dieux.