18

Ils survolèrent un groupe de drakkars qui cherchaient furieusement à s’éperonner mais qui étaient gênés par la faiblesse du vent et qui n’avançaient que lentement, à force de rames. Un peu plus loin, ils aperçurent des structures alvéolaires pour la conquête desquelles se battaient des arachnoïdes. Il n’y avait pas que des humains en Aergistal, bien que dans la région qu’ils avaient explorée les humains parussent être en majorité. Une fois ou deux, ils distinguèrent de grandes ombres sous la mer.

Le ballon s’écartait progressivement de la côte, mais celle-ci demeurait encore visible.

— Inutile de se laisser mourir de faim, dit Touré avec bonne humeur en ouvrant un coffre d’osier qui occupait une partie de la nacelle.

Machinalement, Corson chercha à son épaule la bretelle du sac de vivres. Il ne la trouva pas. Il avait perdu le sac en se battant avec le recruteur.

— Voilà du saucisson, du pain qui est encore assez frais et du rouge, dit le Noir. Il tira d’une poche de son pantalon bouffant un énorme canif et se mit à découper le pain en tranches et le saucisson en rondelles. Puis il déboucha la bouteille et la tendit à Antonella.

Corson le regardait faire avec intérêt.

— Vous n’avez jamais rien vu de tel, hein ? dit Touré en remarquant son étonnement. Je suppose que dans votre époque on se nourrit de pilules et autres composés chimiques. Mais ceci n’est pas mauvais. À la guerre comme à la guerre, hein !

Le vin réchauffa Corson. Il mordit dans une tranche de pain et se décida à poser quelques questions. Il avait, après tout, en face de lui un homme qui disposait d’une expérience beaucoup plus vaste que la sienne de ce monde étrange.

— Ce qui m’étonne, commença-t-il prudemment, c’est que le ciel reste vide. La guerre aérienne devrait faire rage un peu partout.

— Il y a des règles, dit Touré. Du moins, je le suppose. Pas d’avions, ni de fusées, ni d’hélicoptères dans ce secteur-ci. Mais ça ne veut pas dire que dans une autre région d’Aergistal, des combats aériens ne se déroulent pas. Le contraire m’étonnerait plutôt.

— Des règles ?

Corson cessa de mâcher.

— Vous avez peut-être remarqué une chose, poursuivit Touré, c’est que personne n’utilise ici d’armes nucléaires. Cela a dû vous surprendre, non ? si on en utilise toujours en votre temps. Mais de l’autre côté des montagnes, des bombes atomiques explosent de temps à autre. Et des grosses.

Corson se souvint des piliers de feu et des champignons de fumée qu’il avait vus par-dessus les montagnes. Il acquiesça.

— Et qui se charge de faire respecter ces règles ?

— Si je le savais, j’irais lui demander poliment de me faire sortir d’ici. Un dieu ou un démon, probablement !

— Vous croyez réellement que nous sommes en enfer ?

Le terme d’enfer n’avait pas grand sens pour Corson. Il l’avait utilisé en faisant référence à des mythologies presque oubliées en son époque qui avait été dominée par un positivisme utilitaire et froid. Dans la langue galactique, un enfer n’était rien de plus qu’un endroit particulièrement désagréable.

— J’ai pas mal réfléchi à cette question métaphysique, avoua Touré, mais ça me paraît un enfer rudement matériel. Ce ciel, par exemple, je jurerais qu’il est aussi dur qu’une plaque de verre. J’ai fait quelques calculs de triangulation en montant et en descendant avec ce ballon et j’ai le sentiment que le plafond se trouve entre dix et douze kilomètres d’altitude. Cela dit, pour être matériel, cet endroit ne me paraît guère naturel. Absence d’horizon, monde plat, ce n’est pas la surface d’une planète. Ou alors, sur une planète de ce rayon, la pesanteur devrait être colossale. Nous aurions tous été écrasés dès la première minute.

Corson acquiesça, avec une pointe d’étonnement : cet homme de l’ancien temps manifestait de surprenantes connaissances.

— Nous ne sommes pas dans un espace normal, dit Antonella. Je ne peux rien prévoir de l’avenir. Je ne sens plus rien. Au début, je ne me suis pas inquiétée parce que notre prescience disparaît quelquefois. Mais pas aussi complètement. Ici, c’est comme si… comme si j’étais aveugle.

Corson la fixa avec intérêt.

— Dans quelles circonstances votre pouvoir disparaît-il ?

Antonella rougit.

— Quelques jours par mois, d’abord. Mais… ce n’est pas le cas en ce moment. Et quand je voyage dans l’espace, mais ça ne m’est pas arrivé souvent. Et quand je viens de faire un saut dans le temps, mais cela ne dure pas. Et enfin quand les probabilités en faveur de plusieurs événements se balancent presque exactement. Mais il me reste toujours un fantôme de ce sens. Ici, rien.

— De quel pouvoir parle-t-elle ? demanda Touré.

— Ceux de son peuple disposent d’une certaine prescience. Ils peuvent prévoir les événements avant qu’ils n’arrivent, deux minutes avant à peu près.

— Je vois. Comme s’ils disposaient d’un périscope capable de crever la surface du présent. Un périscope myope. Deux minutes, ce n’est pas beaucoup.

Corson essayait d’interpréter les indications fournies par Antonella. La prescience était liée, dans une certaine mesure, au principe cosmogonique de Mach, à la singularité de chaque point de l’univers par rapport à sa totalité. Cela voulait-il dire qu’ils ne se trouvaient plus dans l’univers auquel le système nerveux d’Antonella était accordé ? Étaient-ils morts, bien qu’il ne se souvînt pas du passage ?

— Bizarre, non ? dit Touré. En Afrique, bien avant ma naissance, des sorciers se prétendaient capables d’entrevoir l’avenir. Personne n’y croyait plus, de mon temps. Et finalement, c’était dans l’avenir, pas dans le passé.

— Et d’où vient ce pain ? demanda Corson en brandissant son sandwich.

— Oh, de l’intendance. Maintenant que vous me posez la question, je me dis en effet que je n’ai vu nulle part de champs cultivés, ni d’usines, ni de boulangeries. Mais c’est toujours comme ça, la guerre, n’est-ce pas ? Les armes, les vêtements, les médicaments, les vivres viennent de très, très loin, d’un pays mythique. Pour peu que la guerre dure un peu longtemps, vous ne vous posez même plus la question. Les seuls champs que vous voyez, vous les brûlez parce qu’ils appartiennent à l’ennemi.

— Et les chefs, où sont-ils ? Pourquoi poursuivent-ils ces combats insensés ?

— Au-dessus de vous. Très, très au-dessus de vous. Normalement, vous ne les voyez jamais.

— Et s’ils sont tués ?

— Ils sont remplacés, dit Touré. Par ceux qui viennent immédiatement après. Voyez-vous, dans une guerre réellement désespérée, on continue de se battre parce qu’il y a un adversaire et qu’on n’a pas le choix. Ou peut-être que les chefs ont une raison à eux, une raison de chefs.

Corson inspira profondément.

— Mais où sommes-nous ? cria-t-il, ivre de rage.

Touré le dévisagea calmement.

— Je pourrais vous répondre que nous nous trouvons dans un ballon, au-dessus d’un océan plat. Mais ce ne serait qu’une évidence. J’ai pas mal réfléchi à la question. Je ne peux concevoir que trois possibilités. À vous de choisir, ou d’en proposer une autre.

— Lesquelles ?

— Premièrement, nous sommes bel et bien morts et nous nous trouvons dans un enfer ou un purgatoire métaphysiques pour une durée indéterminée, peut-être pour l’éternité, sans espoir d’en sortir, même pas en mourant. Les Trêves servent à ça.

— Les Trêves ?

— Vous n’en avez pas encore traversé ? C’est vrai, vous êtes ici depuis peu de temps. Je vous en parlerai plus tard. Ma deuxième hypothèse, c’est que nous n’existons pas réellement. Nous avons l’impression d’exister, mais c’est une illusion. Nous ne sommes que des informations, des perforations ou de la limaille ou des paquets d’électrons dans une machine gigantesque, et quelqu’un se livre à un énorme Kriegspiel, War Game, Jeu de la Guerre si vous préférez. Histoire de voir ce qui se passerait dans tel ou tel conflit. Ou plutôt si toutes les guerres de l’univers se déroulaient dans un même endroit. Nous serions alors des sortes de figurines dans une maquette, si vous voyez ce que je veux dire.

— Je vois, dit sèchement Corson.

— Variante de cette hypothèse. Nous existons bel et bien, mais pas dans ce monde-ci. Peut-être sommes-nous étendus dans une crypte, reliés à une machine par une foule d’électrodes, et croyons-nous vivre ceci. Peut-être s’agit-il d’un traitement psychologique pour nous dégoûter de la guerre, ou peut-être d’un spectacle ? Ou encore d’une expérience ! Ma troisième hypothèse, c’est que cet univers est bien réel. Bizarre de notre point de vue, mais authentique. Il a été fabriqué par des gens, peut-être des humains mais j’en doute, pour remplir une fonction dont je n’ai pas la moindre idée. C’est l’hypothèse que je préfère. Parce qu’il existe peut-être un moyen d’en sortir, et d’en sortir sans cesser d’être soi.

— Vos trois hypothèses ont un point commun, dit Corson. Elles s’appliquent aussi bien à l’autre monde, celui dont nous venons.

— Celui dont nous nous souvenons, dit Touré. Ce n’est pas forcément la même chose. Êtes-vous sûr que nous venions du même ? Il y a un autre point commun avec l’autre… monde. Nous avons la même impression de liberté et nous sommes tout aussi incapables de mener nos vies comme nous l’entendons.

Ils se turent un moment.

— Comment êtes-vous arrivé ici ? demanda enfin Corson.

— Je pourrais vous retourner la question. Vous ne trouvez pas que je parle trop ?

— Je ne sais pas si vous me croirez.

— J’ai appris la crédulité, dit simplement le Noir.

Corson lui raconta brièvement leur odyssée depuis le camp de Veran. Il passa sous silence l’épisode de la planète mausolée.

— Quelqu’un a pris la peine de vous conduire ici, conclut Touré. L’un d’entre eux, probablement. Cela colle le mieux avec ma troisième hypothèse.

Il ajouta :

— C’est la première fois que j’entends parler de ces hipprones, de bestioles capables de se déplacer dans le temps. Mais je me doutais bien qu’ils pouvaient voyager à travers les siècles.

— Et vous ?

Le Noir cligna des yeux, se pencha par-dessus le bord de la nacelle et cracha dans la mer.

— Franchement, je ne me souviens pas très bien. Il y a de ça quatre, cinq ou dix Trêves. (Il insistait sur le t, comme pour marquer une majuscule.) Je mitraillais tant que je pouvais, à bord de mon Taon 5. J’ai eu un éblouissement, senti une forte chaleur. Et je me suis retrouvé ici, à bord du même appareil, au-dessus d’un paysage presque identique. Je ne me suis pas rendu compte tout de suite de la différence. J’avais l’impression de ne connaître personne autour de moi. Je l’ai dit. J’ai été conduit à un médecin militaire. Il a parlé de choc, m’a fait une injection et m’a renvoyé. Au bout d’un certain temps, je n’étais plus sûr de rien. J’ai simplement choisi de survivre.

— Une chose m’étonne, dit Corson. La mortalité doit être effroyable dans ces guerres. Pourquoi ne cessent-elles pas faute de combattants ? Ou est-ce que le flot de soldats en provenance de toutes les époques et de tous les mondes de l’univers suffit à les alimenter ?

Touré secoua la tête.

— Il y a les Trêves. Les morts reprennent leur place.

— Ils ressuscitent ?

— Non. Mais quand une Trêve approche, le ciel s’obscurcit. Puis tout s’engourdit, le temps se fige, les lumières artificielles, une lampe électrique, une flamme, baissent. On se sent devenir de la pierre. On reste conscient une seconde, peut-être deux dans un terrible silence. Puis tout reprend. On se retrouve quelquefois dans la même situation qu’avant la Trêve, mais c’est exceptionnel. Le plus souvent, on est dans une autre armée, à un autre poste. On ne se souvient plus très bien de ce qui s’est passé avant la Trêve. Comme si une autre histoire commençait, comme si un enregistrement était substitué à un autre. D’où ma deuxième hypothèse. Et les morts reprennent leur place, jouent un nouveau rôle. Mais ils ne se souviennent jamais d’avoir été tués. Pour eux, la Trêve est intervenue juste avant qu’ils ne meurent. La Trêve est peut-être un accident purement individuel. Mais je ne crois pas. On a l’impression que cela s’étend à l’univers entier quand cela vous arrive. Je crois que ceux qui ont aménagé cet univers, si ma troisième hypothèse est vraie, ou qui le contrôlent, ont acquis la maîtrise du temps, et qu’ils vont récupérer ceux qui vont mourir juste avant qu’ils ne meurent. Rien de surnaturel, vous voyez.

— En effet, dit Corson.

Il tiraillait les poils de sa barbe qui commençait à naître, étonné de la facilité avec laquelle cet homme – ce primitif issu d’un siècle qui connaissait à peine le voyage interplanétaire – admettait le voyage dans le temps. Puis il se souvint de l’aisance avec laquelle il s’était lui-même adapté à la nouvelle Uria.

Il allait poser une question sur les Trêves quand un craquement gigantesque lui déchira les tympans, plus intense et plus brutal qu’aucun coup de tonnerre, qu’aucune explosion, deux coups de poignards déchiquetant les fragiles membranes, fouillant les petits os, saturant les replis secrets de la spirale cochléaire. L’univers lui-même paraissait s’être fendu en deux.

Le ballon dérivait sur des rails invisibles au-dessus d’un océan poli comme un miroir et sous un ciel improbable, mais serein. La brise était fraîche, sans plus. Mais le craquement se prolongeait, s’amplifiait, se muait en un grondement sourd, en une vibration qui faisait résonner soudain les suspentes, et qui se divisa en deux comme se fend un arbre, une note qui montait vers l’aigu, grimpait les gammes, mille hertz, deux mille hertz, cinq mille hertz, dix mille hertz, inaudible enfin et vrillant les crânes, une note profonde, comme une poigne de géant, puis un battement, puis un souffle, l’inspiration d’un dieu agonisant.

Sur l’océan, des rides se formaient. Touré cria quelque chose, mais la gesticulation désespérée de sa bouche était celle d’un muet. Antonella couvrait ses oreilles de ses mains. Elle avait peur et elle souffrait. Corson sentit des larmes jaillir de ses yeux, de son crâne broyé dans l’étau des deux vibrations.

Une bourrasque s’empara du ballon. Il grimpa de plusieurs centaines de mètres, la pression venait de baisser brutalement. La nacelle était violemment secouée. Corson saisit Antonella à bras-le-corps et la plaqua contre les suspentes qu’il prit à pleines mains. L’osier craquait. La violence du vent était telle qu’elle déformait la surface du ballon comme si une main invisible et gigantesque l’avait poussé en avant.

Touré saisit le bout d’une corde et s’arrima aussi solidement qu’il put. Se pliant en deux, il parvint à tendre l’autre bout à Corson qui assura sa position et celle d’Antonella.

Corson hurla, par-dessus la tempête :

— Est-ce le début d’une Trêve ?

Touré secoua la tête. Son visage, couleur de cendre, exprimait le désarroi.

— Jamais… vu… pareil…

Les bourrasques cessèrent, mais le vent ne tomba pas. Il soufflait régulièrement, mais de plus en plus fort Corson se pencha sur Antonella qui haletait. Il respirait lui-même plus vite et plus profondément que d’ordinaire. L’air faisait défaut. La pression atmosphérique avait encore baissé.

Il fit signe à Touré et lui montra le ballon puis l’océan. L’aérostier comprit et manipula ses robinets. Le ballon perdit quelques centaines de mètres mais sans que l’air devienne sensiblement plus dense. Au-dessous, de longues crêtes blanches ourlaient le sommet de montagnes d’eau qui charriaient des épaves. Une auréole d’huile étalée sur la mer dessinait une improbable oasis de calme.

Des heures. Le ballon filait toujours à la même vitesse, que Corson et Touré avaient évaluée à près de mille kilomètres à l’heure en prenant comme repères les taches du ciel. Tassés dans le fond de la nacelle, Antonella, Corson et Touré somnolaient, à demi asphyxiés.

Corson avait vaguement conscience d’avoir parcouru déjà plus du quart de la circonférence d’une planète comme la Terre, et le vent ne s’apaisait pas. Il poussait devant lui, maintenant, des montagnes d’eau si hautes et si stables qu’on les eût crues sculptées dans du verre. Cela n’avait pas de sens. Pas plus de sens que tout ce qui avait précédé. Ils pouvaient voguer indéfiniment au-dessus de cet océan infini. Ils pouvaient mourir de faim, de soif ou d’épuisement dans la nacelle et leurs corps poursuivraient ce voyage absurde, à moins que les suspentes ne cassent et que la nacelle n’aille s’abîmer dans la mer. À moins que le ballon, perdant de l’hydrogène ou de l’hélium ne descende progressivement et ne vienne se coller, comme une verrue grise, sur le flanc d’une dune d’eau.

Un sursaut de la nacelle – un câble qui venait de céder – interrompit les réflexions de Corson en le jetant presque par-dessus bord. La corde le retint. Il eut le temps d’apercevoir l’horizon. Il poussa un cri si terrible qu’un bref instant, il domina le grondement du vent.

L’horizon était souligné d’un trait noir qui s’élargit rapidement, un ruban, un mur. Cette obscurité était absolue. C’était la noirceur même du néant. Chose singulière, les bords parallèles de ce rempart de ténèbres, au lieu d’être incurvés et de suivre un horizon planétaire, étaient rigoureusement rectilignes, pour autant qu’un œil humain pût s’en rendre compte.

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