13

À peine s’était-il endormi qu’il se retrouva sur la Terre. Il courait dans un couloir souterrain aux parois de béton cru, mille mètres sous la surface du sol, les yeux brûlés par la lumière fade d’un serpent de néon. Il fuyait. Tout son corps vibrait au rythme des explosions nucléaires qui se produisaient à la cadence d’une à la minute, un kilomètre au-dessus de sa tête. Les bombes étaient lancées de trop loin pour viser un but précis. Elles étaient lâchées de l’orbite de Pluton, ou de plus loin encore, par les navires uriens. Les neuf dixièmes d’entre elles étaient interceptées avant d’atteindre l’atmosphère terrestre. Quelques-unes ne parvenaient pas à décélérer en entrant dans l’atmosphère et brûlaient instantanément, sans avoir eu le temps d’exploser. Les quatre cinquièmes de celles qui atteignaient la surface tombaient dans la mer, sans grand dommage immédiat. Une ou deux seulement sur cent frappaient un continent. Mais les soutes des navires uriens semblaient inépuisables. Pour la première fois, la Terre elle-même était soumise à un bombardement. Et sur cette face de la planète, en haut, c’était l’enfer.

Naturellement, il n’y restait plus personne. Ceux qui n’avaient pas trouvé place à temps dans les abris – une minorité – étaient morts dans les premières secondes de l’attaque. Tout en courant, il répétait, mécaniquement, un calcul. Cela représentait au moins deux cents millions de morts. En dix secondes.

Il ne savait pas pourquoi il courait. Il lui était impossible de s’arrêter, impossible même de freiner le mouvement de ses jambes lancées comme les pistons d’une machine. Il courait les mains en avant comme en une chute éperdue, comme s’il devait venir s’écraser d’un instant à l’autre contre un mur inopinément surgi du sol. Mais le couloir souterrain avait au moins vingt kilomètres de long. Le rythme des explosions s’accéléra et il lui sembla qu’il faisait écho au bruit de ses pas. Quelqu’un le poursuivait.

Un frôlement léger l’éveilla. Il se retourna, d’un mouvement brusque qui fit vaciller la couchette étroite, et devina dans l’obscurité la silhouette d’Antonella, penchée sur lui. Il avait dû crier dans son rêve. Ses membres étaient moulus comme s’il avait mené une longue course. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait ce rêve, qu’il revivait dans son sommeil la terrible punition infligée à la Terre par les Princes d’Uria, mais jamais encore l’évocation n’avait été si réaliste.

Antonella chuchotait.

— Il va arriver quelque chose. Je le sens. Ce n’est pas encore net.

Et comme il étendait la main pour donner de la lumière :

— Non. Il vaut mieux ne pas les alerter.

Elle montrait plus de présence d’esprit que lui. Il rejeta la couverture, sauta à terre et dans ce mouvement se heurta à elle. Elle l’agrippa. Il la serra contre lui et sentit les lèvres de la jeune femme se mouvoir contre son oreille.

Avant qu’il ait eu le temps de saisir un mot, un tumulte se fit dans le camp. Des hommes couraient et juraient dans un cliquetis d’armes. Un moteur se mit à siffler. Une vibration stridente déchira l’air. Des armes grondèrent et hoquetèrent. Des officiers, hurlant des ordres, tentaient de rassembler leurs hommes. Des projecteurs épinglèrent la tente. Mais ils cherchaient un autre objectif et ne s’attardèrent pas. Par-dessus les vociférations et les heurts du métal, Corson percevait distinctement les pleurs des hipprones effrayés.

Les projecteurs s’éteignirent. Les ombres qui s’agitaient sur les parois de la tente firent place à une ombre absolue, hostile. Le tumulte changea de nature. Les sons s’assourdirent. Les armes se turent. Quelqu’un trébucha et s’effondra en grognant sur la tente qui tint bon, puis s’éloigna à pas traînants.

Dans le silence qui s’établissait, il reconnut la voix amplifiée de Veran.

— Corson, vous êtes là ? Si c’est un de vos tours…

La suite se perdit. Corson hésita. Dans l’ignorance de ce qui se passait, il n’avait aucune raison d’aggraver sa situation vis-à-vis de Veran. Il faillit répondre mais la main d’Antonella se posa sur ses lèvres.

— Quelqu’un va venir.

Lorsqu’il l’avait perdue de vue, dans l’obscurité soudaine, il ne s’était pas inquiété. Mais maintenant que ses yeux avaient eu le temps de s’accoutumer, il comprenait que cette nuit était anormale. Ils baignaient dans le même brouillard opaque que lorsqu’ils avaient été faits prisonniers. Quelque chose détruisait la lumière.

Le camp avait été attaqué. L’agression n’avait pas duré trois minutes et déjà elle était terminée. Personne ne pouvait se battre dans cette obscurité. Et si Veran savait la produire, il paraissait incapable de la dissiper.

— Veran, chuchota-t-il, faisant écho à la prédiction d’Antonella.

— Non, pas lui. Personne du camp. Quelqu’un…

Elle se raidit, contre lui.

— Quelqu’un comme vous… quelqu’un qui vous ressemble.

Un des assaillants. Un libérateur ou bien un nouveau péril. Un souffle d’air. Quelqu’un avait soulevé le pan qui fermait la tente. Un point lumineux naquit près du visage de Corson. Puis il grandit, devint tourbillon, entraînant des volutes du brouillard obscur. Bientôt Corson put voir ses mains posées sur les épaules d’Antonella. La zone lumineuse ressemblait à un galaxie tournoyant sur elle-même au sein d’un espace plein et le déformant, le déchirant dans son expansion. Quand la zone eut atteint deux mètres de diamètre, elle se stabilisa et sa giration cessa. Antonella et Corson se trouvaient presque entièrement à l’intérieur d’un cocon de lumière, vaguement sphérique et dont les parois étaient faites de nuit.

Antonella étouffa un cri.

Une main gantée surgissait du brouillard. Elle flottait, irréelle comme un membre coupé. Elle était ouverte. Elle s’offrait, la paume en avant, en un geste universel de paix.

Il y avait un homme derrière la main ouverte. Ou tout au moins une silhouette humaine revêtue d’une combinaison spatiale. Le heaume était plein de nuit. Le visiteur tendit sans un mot deux combinaisons identiques à la sienne à Corson et fit signe de les revêtir.

Corson rompit le silence :

— Qui êtes-vous ?

L’inconnu désigna avec plus d’insistance les combinaisons que Corson hésitait à saisir. Antonella s’empara de l’une d’elles et entreprit de se glisser à l’intérieur.

— Attendez, dit Corson. Nous n’avons aucune raison de lui faire confiance.

— Il va nous tirer d’ici, dit-elle. Nous sortir de ce camp.

— Mais comment ?

Elle secoua la tête.

— Je ne sais pas. Il utilise un moyen qui m’échappe.

Corson se décida, se dépouilla de ses vêtements de fête et se glissa dans la combinaison. Il abaissa le heaume et fut étonné d’entendre comme avant. Il échangea quelques mots avec Antonella. Il n’y avait donc aucune raison technique à ce que l’étranger demeurât muet. Mais pourquoi des combinaisons spatiales ? Le brouillard obscur avait-il un effet toxique, à la longue ?

L’étranger vérifia l’étanchéité de la combinaison d’Antonella, puis se tourna vers Corson. Il hocha la tête, fit un signe en direction du brouillard et prit la main d’Antonella. Celle-ci comprit aussitôt et tendit sa main libre à Corson. Ils plongèrent dans la nuit absolue.

L’étranger se dirigeait avec sûreté. Il évitait avec soin les obstacles et veillait à ce que ses deux compagnons en fissent autant. À plusieurs reprises, Corson sentit des soldats qui erraient, désemparés, dans le camp, le frôler. Une fois, quelqu’un l’agrippa frénétiquement. De sa main libre, il frappa, instinctivement, au bon endroit. L’assaillant s’effondra avec un hoquet.

La nuit avait engendré le silence. Ici et là des appels s’échangeaient encore, mais il semblait que les hommes, frappés de stupeur, aient renoncé à se retrouver autrement qu’à tâtons dans cette noirceur épaisse. Peut-être redoutaient-ils d’attirer les coups d’attaquants invisibles. Les officiers eux-mêmes avaient cessé de hurler des ordres. Seuls les hipprones continuaient de gémir. Leurs pleurs rappelaient désagréablement à Corson sa première nuit sur Uria.

Ils augmentaient d’intensité. L’étranger les entraînait vers les hipprones. Corson hésita imperceptiblement mais la main d’Antonella le tira en avant. Il se reprocha l’angoisse qui l’habitait et qui semblait épargner Antonella. Puis il se dit qu’elle n’avait jamais vu les Monstres à l’œuvre.

Ils s’arrêtèrent enfin. Auprès d’eux, l’étranger s’affairait. Corson était sûr qu’il sellait un hipprone. C’était là le moyen – singulièrement hasardeux au goût de Corson – qu’il avait choisi pour leur fuite. Il produisit une petite sphère lumineuse et Corson put voir que sa conjoncture était exacte. Des harnachements compliqués pendaient au flanc de la bête. La selle d’un cavalier n’était rien de plus qu’une sorte de balançoire munie d’étriers. Des sangles permettaient de s’assurer. À peine Corson fut-il en selle qu’il sentit les redoutables filaments de l’hipprone s’enrouler autour de ses poignets. Il s’attendit au pire. Mais la pression demeura douce. Les filaments qui pouvaient devenir aussi tranchants que des fils d’acier ne gênaient même pas ses mouvements. Il eut l’intuition qu’ils servaient de rênes au cavalier. Mais il n’avait pas la moindre idée de la façon dont on dirigeait un hipprone.

Le Monstre tremblait d’excitation. Il avait cessé de gémir et il émettait un sifflement discontinu. En levant la tête, Corson vit luire faiblement trois de ses yeux. Il entendit l’étranger pousser un cri bizarre, se raidit en prévision d’un choc et, contre toute attente, se retrouva en train de tomber. La pesanteur avait disparu. S’il n’avait senti les sangles qui flottaient autour de lui et le corps massif de l’hipprone contre son côté, il aurait cru qu’une trappe s’était ouverte sous ses pieds. Antonella poussa un petit cri de surprise. Il voulut la rassurer, mais avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, ils sortirent de la nuit.

Au-dessus d’eux, les étoiles brillaient tranquillement. Corson tourna la tête mais il ne put apercevoir Antonella que cachait la masse énorme de la bête. Le souffle coupé, il vit au-dessus d’eux un autre hipprone, tel un champignon géant évoluant dans l’air, occultant un large secteur du ciel, ses yeux clignotant comme les lampes d’un calculateur affolé. L’étranger pendait à son flanc telle une excroissance. Il leur fit un signe d’encouragement.

Alors Corson osa regarder le sol. Il s’attendait à voir une flaque de brouillard opaque. Mais il n’aperçut, dans la faible lumière nocturne, que le sol de la clairière. Le vent courbait de hautes herbes là où, quelques heures plus tôt, Corson n’avait vu que des cendres. Le camp paraissait n’avoir jamais existé.

Ils avaient fait un saut dans le temps. L’hipprone était capable de se déplacer non seulement dans l’espace mais encore dans le temps. Ils étaient peut-être revenus d’une nuit, ou d’une semaine ou même d’un siècle en arrière, avant que Veran fût tombé sur Uria, avant que Corson y fût parvenu. Il se souvint du pouvoir d’Antonella.

— Que va-t-il arriver maintenant ?

Elle répondit d’une voix mal assurée :

— Je ne sais pas. Je ne vois rien.

Ils montaient en chandelle. La clairière disparut dans le moutonnement noir de la forêt. Corson comprit la raison des combinaisons. À ce train-là, ils atteindraient en quelques minutes les limites de l’atmosphère.

Une tache traversa le ciel, masquant les étoiles pendant une fraction de seconde. Puis une autre. Puis les deux hipprones fugitifs furent assez haut pour que le bord oriental de la planète dévoile le soleil. Ils filaient sous un ciel de plus en plus noir et, au-dessous, Uria était un immense bol d’ombre, sur un côté cerné d’un diadème de feu. Une extraordinaire jubilation envahit Corson.

Une tache, de nouveau. Bien que l’apparition n’ait duré qu’une fraction de seconde, Corson l’avait reconnue. Un hipprone, sans doute une des montures de Veran. Le colonel n’avait pas perdu de temps. Non. L’expression n’avait plus de sens. Puisque les hipprones pouvaient voyager dans le temps, Veran avait pu se préparer. Il avait pu monter une embuscade. Les hipprones qui les frôlaient n’étaient que des éclaireurs sillonnant le passé et l’avenir pour les repérer.

La mêlée, soudain. Ils occupaient le centre d’une sphère d’hipprones. Le soleil regarda Corson en face et Corson ferma les yeux. Le soleil avait d’un bond gigantesque traversé le ciel. Corson comprit. Pour échapper à la nasse, l’étranger avait fait un saut dans le temps. Pendant un moment ils menèrent un étrange jeu avec les cavaliers de Veran sur l’échiquier des mètres et des secondes. Mais l’issue de l’affaire paraissait ne faire guère de doute. Ils se trouvaient chaque fois au centre d’une sphère plus étroite. Il sembla à Corson qu’il pouvait entendre les cris de joie des soldats, malgré le vide et la distance. Le soleil dansait dans le ciel comme un astre fou. En dessous d’eux, ou était-ce à côté ? la planète palpitait entre l’éclat du jour et l’effacement de la nuit.

Corson vit l’autre hipprone, celui de l’étranger, se rapprocher dangereusement. Il poussa un cri d’avertissement. Antonella fit écho. L’étranger se pencha et saisit à pleine main une poignée des filaments de leur monture. Et l’univers changea de forme et de couleur. Et tout ce qu’ils connaissaient disparut.

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