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L’espace autour d’eux était traversé de flammes multicolores. Disparues les étoiles, avec elles la planète. Le corps de l’hipprone paraissait rouge sang. Quant aux flammes, elles se combattaient et s’entrelaçaient dans de grandes gerbes d’étincelles, mais l’espace où elles s’agitaient n’avait pas de profondeur. Corson eût été incapable de dire si les flammes se nouaient à quelques millimètres de ses cornées ou à plusieurs années-lumière.

C’était le visage de l’univers réel ou du moins d’une autre face de l’univers. Les hipprones se déplaçaient dans le temps à grande vitesse, Corson en était sûr. Et cela bouleversait la perspective. L’image qu’un homme pouvait d’habitude avoir du monde était pour l’essentiel statique. Les astres ne se déplaçaient pour lui que lentement dans le ciel. Les déchaînements d’énergie qui leur donnaient naissance, qui les consumaient jusqu’à ce qu’il n’en restât plus que des cendres de matière inerte et prodigieusement dense, étaient beaucoup trop lents pour qu’un homme placé dans des circonstances normales pût les percevoir directement. La majeure partie des événements importants de l’histoire de l’univers ne l’affectaient pas : il en était inconscient. Il ne détectait qu’une gamme étroite des rayonnements qui emplissent l’espace. Il pouvait vivre avec l’illusion que le monde est pour l’essentiel composé de vide, de néant, que des étoiles rares et isolées forment un gaz ténu, un peu plus concentré là où roulent les galaxies.

Mais en réalité, l’univers était plein. Il n’existait pas un point de l’espace qui ne correspondît à un moment donné du temps, à une particule, ou à un rayonnement ou à une manifestation quelconque de l’énergie primordiale. En un sens, l’univers était solide. Un observateur hypothétique qui l’eût contemplé de l’extérieur n’aurait pas trouvé le moyen d’y loger une épingle. Et parce que les hipprones se déplaçaient avec une vélocité extraordinaire dans le temps, l’univers apparaissait comme pâteux à leurs cavaliers. S’ils atteignaient la vitesse ultime, se dit Corson, s’ils se trouvaient présents à la fois au tout début de l’univers et à son extrême fin et pendant tous les instants intermédiaires, ils seraient purement et simplement écrasés.

À la vitesse où ils allaient, les radiations lumineuses étaient complètement invisibles. Mais ces flammes bleues pouvaient être des ondes électromagnétiques de plusieurs années-lumière de longueur, et ces rayonnements pourpres correspondre à des variations du champ gravifique des étoiles ou des galaxies elles-mêmes. Ils chevauchaient dans le temps. Et de même qu’un cavalier lancé à pleine vitesse n’aperçoit pas les pierres du chemin, mais seulement les accidents principaux qui le bordent, comme les arbres ou les collines, seuls les principaux événements de la vie de l’univers impressionnaient leurs sens.

La réflexion de Corson s’orienta dans une autre direction. Il s’était trompé en postulant que Veran disposait d’un croiseur. Veran et ses hommes avaient fui le champ de bataille d’Aergistal sur leurs montures. Ils venaient d’arriver quand Antonella et Corson étaient tombés dans leurs rangs. Aergistal pouvait se trouver à l’autre extrémité de l’univers.

Le tourbillonnement des flammes s’apaisa. Ils ralentissaient. L’espace luminescent qui les entourait se divisa en une multiplicité de taches qui rétrécirent à mesure que le vide, comme un cancer noir, les dévorait. Bientôt ils ne furent plus environnés que de points brillants. Des étoiles. Une seule tache subsista, conserva deux dimensions, un disque d’or. Un soleil. Ils tournèrent sur eux-mêmes. Lorsque le firmament eut cessé de pivoter autour d’eux, ils se retrouvèrent au-dessus d’une boule toute chiffonnée de nuages. Une planète.

Alors seulement Corson s’aperçut que le second hipprone avait disparu. Ils avaient échappé à leurs poursuivants mais ils avaient perdu leur guide. Ils étaient seuls au-dessus d’un monde inconnu, liés à une monture qu’ils ne savaient pas diriger.

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