11

Il fut réveillé par des cris, des grincements, des raclements de bottes traînées sur une surface rugueuse, des ordres lancés avec hargne, et de venimeux cliquetis d’armes. La nuit était complète. La nacelle oscillait. Il se tourna vers Antonella dont il ne pouvait pas même apercevoir les traits dans la brume d’encre qui les ensevelissait. Sa propre voix lui parut étouffée.

— Un accident ?

— Nous sommes attaqués. Je n’avais rien prévu que ce nuage noir et je ne pouvais pas l’interpréter.

— Et maintenant, que va-t-il arriver ?

— Je ne peux rien prévoir. La nuit, la nuit totale…

Il y avait du désespoir dans sa voix.

Il tendit la main vers elle et serra son épaule pour la rassurer. Mais dans cette noirceur absolue, si intime que fût le contact, il n’abolissait pas la distance. Il chuchota :

— Je suis armé.

Et d’un mouvement continu, il fit surgir l’arme de son étui et balaya l’espace en pressant la détente. À la place du violent rayon d’argent dont Corson avait l’expérience, un timide faisceau violet jaillit du canon. À deux largeurs de main, il semblait se dissoudre. Ce nuage était autre chose qu’une simple brume. Ce devait être un champ, un filet énergétique déployé dans l’espace, emprisonnant la lumière et jusqu’aux vibrations les plus pénétrantes. Corson ressentait dans l’épaisseur même de son corps un picotement désagréable comme si les cellules dont il était fait menaçaient de se séparer les unes des autres.

Une voix si grave et si puissante qu’elle martelait le plexus surgit d’une caverne prodigieusement lointaine.

— Ne tirez pas, Corson. Nous sommes des amis.

— Nommez-vous, cria-t-il, mais sa voix résonna grêlement comme s’il l’avait entendue au travers d’un écouteur minuscule.

— Colonel Veran, répondit la voix. Vous ne me connaissez pas, mais ça n’a aucune importance. Protégez vos yeux, nous levons l’écran.

Corson rengaina son arme et serra dans le noir les doigts d’Antonella.

— Obéissez. Le nom vous dit-il quelque chose ?

Elle chuchota :

— Je ne connais personne du nom de colonel.

— Colonel est un grade. Son nom est Veran. Je ne le connais pas plus que vous. Je ne…

Un éclair. Entre ses doigts, Corson n’aperçut d’abord qu’une totalité blanche qui se mua bientôt en une multitude d’aiguilles de sang qui pénétrèrent ses paupières closes. Puis il put tenir les yeux ouverts et il vit que la nacelle flottait au-dessus du sol d’une clairière. Il faisait grand jour. Des hommes en uniforme gris, portant des armes inconnues, les entouraient. Derrière la rangée des soldats, il pouvait apercevoir deux machines ou deux monticules dont les détails demeuraient imprécis à ses yeux blessés. Il y en avait deux autres de chaque côté et il en aperçut deux autres encore lorsqu’il tourna la tête vers l’arrière. D’autres soldats veillaient sur eux.

Des chars.

Puis l’un des objets bougea et Corson se retint de hurler.

Les monticules étaient des Monstres.

Des Monstres exactement identiques à celui que l’Archimède avait mission de larguer sur Uria. Des êtres si terrifiants que l’espèce humaine, du temps de Corson, en une époque où la guerre avait appauvri le langage, ne leur avait pas inventé d’autre nom que celui de Monstre.

Corson lança un coup d’œil dans la direction d’Antonella. Les lèvres serrées, elle faisait assez bonne contenance. Un homme en uniforme vert se détacha du groupe des soldats gris et se dirigea vers eux. À trois mètres de la nacelle, il se raidit et lança d’une voix tranchante :

— Colonel Veran. Réchappé miraculeusement avec les débris du 623e régiment de cavalerie du désastre d’Aergistal. Grâce à vous, Corson. Votre idée de disposer une balise nous a sauvé la vie. Et vous avez réussi en plus à vous assurer d’une otage. Bien. Nous l’interrogerons plus tard.

— Je n’ai jamais…, commença Corson. Puis il se tut.

Si cet inquiétant personnage avait décidé qu’il devait quelque chose à Corson, autant le lui laisser croire. Corson sauta à bas de la nacelle. Alors seulement, il remarqua les uniformes souillés, déchirés, les traces de chocs violents sur les masques noircis qui couvraient les visages. Curieusement, aucun des hommes présents ne semblait blessé, même légèrement. La réponse se présenta automatiquement à l’esprit de Corson, surgie de son expérience passée. Ils les achèvent. Le nom d’Aergistal ne lui disait rien. Les uniformes lui étaient inconnus. Le grade de colonel avait été employé pendant au moins quinze mille ans. Le colonel Veran pouvait surgir de n’importe quelle bataille survenue entre l’époque de Corson et le présent. Le fait que ses hommes fissent usage de Monstres dressés donnait à penser qu’il était originaire d’une époque assez largement postérieure à celle de Corson. Combien de temps avait-il fallu pour entrer en communication avec les Monstres, pour les dresser, à partir des tâtonnements des Puissances Solaires ? Dix ans ? Un siècle ? Mille ans ?

— Quel était votre grade ? demanda le colonel Veran.

Instinctivement, Corson rectifia la position. Mais il avait une conscience aiguë du caractère grotesque de sa tenue. Et de la situation. Veran et lui n’étaient rien de plus que des fantômes. Antonella n’était pas encore née.

— Lieutenant, dit-il d’une voix sourde.

— Je vous nomme capitaine, dit Veran avec solennité, au nom de son Altitude Sérénissime le Ptar de Murphie.

Sa voix se fit relativement cordiale lorsqu’il ajouta :

— Naturellement, vous serez nommé maréchal lorsque nous aurons gagné la guerre. Je ne puis pour le moment vous accorder un grade plus élevé que celui de capitaine puisque vous avez servi dans une armée étrangère. Je présume que vous devez être heureux d’avoir retrouvé une véritable armée, des hommes solides. Les quelques heures que vous avez passées seul sur ce monde n’ont pas dû être drôles.

Il s’approcha de Corson et souffla à voix plus basse.

— Croyez-vous que je pourrai trouver des recrues sur cette planète ? J’ai besoin d’un million d’hommes environ. Et il me faudrait deux cent mille hipprones. Nous pouvons encore sauver Aergistal.

— Je n’en doute pas, dit Corson. Mais un hipprone, qu’est-ce que c’est ?

— Nos montures, capitaine Corson.

Veran désigna d’un large mouvement les huit Monstres.

— J’ai de grands projets, capitaine et je ne doute pas que vous souhaitiez vous y associer. En vérité, quand j’aurai repris Aergistal, je compte foncer sur Naphur, m’emparer des armureries et renverser cette abjecte ordure qu’est le Ptar de Murphie.

— À dire vrai, fit Corson, je doute que vous trouviez beaucoup de recrues sur ce monde. Quant aux hipprones, j’en ai laissé un, quelque part dans une forêt. Mais il est tout à fait sauvage.

— Merveilleux, dit Veran. Il ôta son casque. Les cheveux commençaient à repousser sur son crâne rasé et le faisaient ressembler à une pelote d’épingles. Ses yeux gris, profondément enfoncés, évoquaient des pierres dures. Son visage portait la patine d’un vieux bronze, avec des traînées plus claires là où des cicatrices avaient laissé leurs traces. Ses mains étaient gainées de métal souple et brillant.

— Veuillez me remettre votre arme, capitaine Corson, dit-il.

Corson hésita une seconde. Puis il tendit la crosse de son arme à Veran, qui s’en empara d’un geste sec.

Le colonel l’examina et la soupesa. Il sourit.

— Un jouet.

Il parut réfléchir. Puis jeta l’arme à Corson qui, surpris, faillit la laisser tomber.

— Compte tenu de votre grade et de l’insigne service que vous nous avez rendu, je pense pouvoir vous la laisser. Il va de soi qu’elle ne saurait servir que contre nos ennemis. Mais comme je crains qu’elle ne se révèle insuffisante pour vous protéger, capitaine, je vais vous donner deux de mes hommes.

Il fit un signe.

Deux soldats s’avancèrent et se figèrent au garde-à-vous.

— Vous êtes désormais aux ordres du capitaine Corson. Veillez à ce qu’il ne risque pas de tomber dans une embuscade en quittant les limites du camp. Cette otage…

— Elle restera sous ma responsabilité, colonel, dit Corson.

Les yeux durs de Veran le fixèrent un moment.

— Dans l’immédiat, cela est sans doute préférable. Vous veillerez à ce qu’elle ne circule pas dans le camp. Je n’aime pas abuser de la discipline. Vous pouvez aller.

Les deux soldats qui les flanquaient pivotèrent sur leurs talons. Se sentant impuissant, Corson les imita, rudoyant Antonella pour la forme. Ils se mirent en marche.

— Capitaine.

La voix dure de Veran les arrêta net. Elle se fit ironique.

— Je n’aurais pas cru trouver autant de sensibilité chez un soldat de votre trempe, Corson. Je vous verrai demain.

Ils repartirent. Les soldats marchaient comme des automates, au pas cadencé. Fatigue et discipline. Involontairement, Corson adopta le même pas. Il ne nourrissait aucune illusion sur son statut, malgré son arme et son escorte, ou plutôt à cause de celle-ci. Il était prisonnier.

Les soldats les entraînèrent vers un groupe de tentes grises que des hommes édifiaient avec des gestes vifs et précis. Ils avaient auparavant soigneusement brûlé le sol de la clairière. La terre desséchée était couverte d’un mince tapis de cendres. Là où passaient les troupes du Ptar de Murphie, l’herbe avait sûrement du mal à repousser.

Un des soldats souleva le pan d’une des tentes déjà montées et leur fit signe d’entrer. À l’intérieur, le mobilier était rudimentaire. Des sièges gonflables entouraient une feuille de métal déroulée qui flottait dans l’air et qui tenait lieu de table. Deux couchettes étroites complétaient l’ensemble. Mais la rigueur de ce cadre réconforta Corson. Il s’y sentait plus à l’aise que dans le décor fastueux des immeubles baroques de Dyoto. Il laissa son esprit vagabonder un instant. Comment les habitants d’Uria réagiraient-ils à l’invasion ? Quoique les troupes de Veran fussent peu nombreuses, il était hors de doute qu’elles ne se heurteraient à aucune résistance sérieuse. Naturellement, la nouvelle parviendrait d’une façon ou d’une autre au conseil de l’avenir, mais il ne pourrait mettre en ligne aucune troupe. Il était peut-être déjà annihilé. Question : comment un gouvernement peut-il subsister dans l’avenir quand le passé qui lui a donné naissance est virtuellement anéanti ? Les Uriens ne s’étaient peut-être jamais posé le problème mais ils allaient en apprendre la solution avant même d’être avertis de son existence. En un sens, cette menace immédiate rejetait dans l’ombre celle des Monstres que la civilisation de Veran semblait avoir domptés et qu’elle nommait hipprones.

Et la coïncidence était par trop extraordinaire. Veran surgissait du néant, prétendait le connaître et affirmait avoir besoin de deux cent mille hipprones. Dans moins de six mois, s’il parvenait à capturer les descendants du Monstre que Corson lui-même avait contribué à déposer sur Uria, il disposerait de dix-huit mille hipprones. En moins d’un an, il en aurait plus qu’il n’en demandait. Placé dans des circonstances favorables, les Monstres se reproduisaient vite. Et ils atteignaient rapidement leur plein développement.

Il n’y avait pas une chance sur un milliard pour que Veran fût arrivé par hasard à cet instant précis. Mais pourquoi avait-il besoin d’un hipprone sauvage ?

Parce que…

Les hipprones domestiques de Veran ne pouvaient pas se reproduire. Sur Terre, pendant des milliers d’années, une partie de la traction animale avait été assurée par des bœufs. Leur docilité résultait d’une minime opération qu’on leur faisait subir. L’animal entier, appelé taureau, était un véritable fauve. Selon toute probabilité, les hipprones de Veran avaient connu un traitement similaire. Il lui fallait donc un Monstre sauvage. Intact.

Corson reporta enfin son attention sur Antonella. Elle s’était assise sur un des fauteuils gonflables. Ses mains, qu’elle surveillait, posées à plat sur la table, tremblaient légèrement. Elle leva les yeux, fixant Corson, attendant qu’il parle. Ses traits étaient tirés, mais elle ne donnait aucun signe de panique. Au total, elle se comportait mieux qu’il ne l’aurait cru. Il s’assit en face d’elle.

— Il y a de fortes chances pour qu’on nous écoute, commença-t-il abruptement. Néanmoins, je vous dirai ceci. Le colonel Veran me paraît un homme raisonnable. Cette planète a besoin d’être remise en ordre. Je suis persuadé qu’il ne vous arrivera rien tant que vous respecterez son autorité et la mienne. D’autant que votre présence peut faciliter ses projets.

Il espéra qu’elle avait compris qu’il ne la trahissait pas et qu’il ferait le maximum pour la sortir de là saine et sauve, mais qu’il ne pouvait lui en dire plus sur le moment. Veran avait d’autres soucis que de les épier, mais il n’était pas homme à prendre des risques. Un de ses adjoints les écoutait et les enregistrait sans doute. Si Corson s’était trouvé à la place de Veran, il aurait agi de la sorte.

Un soldat souleva la tenture qui fermait la tente et jeta un coup d’œil méfiant à l’intérieur. Un deuxième soldat entra et déposa sans un mot deux plateaux sur la table. Corson reconnut presque aussitôt leur contenu : les rations militaires n’avaient guère changé d’aspect. Après quelques tâtonnements, il montra à Antonella comment faire chauffer les boîtes en brisant un sceau et comment les ouvrir ensuite sans se brûler les doigts. Il mangea de bon appétit en se servant des couverts incorporés. À sa grande surprise, Antonella l’imita sans hésiter. Il commençait à éprouver du respect pour les civils d’Uria.

Puis il se dit que leur pouvoir devait les aider à conserver leur sang-froid. Ils étaient avertis dès qu’un danger immédiat les menaçait. Ils donneraient peut-être plus de fil à retordre aux soldats de Veran que celui-ci ne le pensait.

Ayant fini de manger, Corson se leva. Il se dirigea vers la porte de la tente et, avant de sortir, se tourna vers Antonella.

— Je vais faire un tour dans le camp et voir si les conceptions du colonel Veran en matière de défense coïncident avec celles qui m’ont été enseignées. Mon expérience lui sera peut-être utile. Ne sortez d’ici sous aucun prétexte. Ne vous montrez pas. Ne vous couchez pas avant que je sois de retour. Les… hum… commodités souhaitables se trouvent sous les couchettes. Je ne serai pas sorti plus d’une heure.

Elle le regarda sans rien dire. Il essaya de déchiffrer son expression et de s’assurer qu’elle ne se méprenait pas sur ses intentions. Mais il renonça. Si elle jouait un rôle, elle méritait un prix d’interprétation.

Comme il s’y attendait, les deux soldats encadraient la sortie. Il avança d’un pas et laissa retomber le pan de la tente sans déclencher la moindre réaction.

— Je compte me promener dans les limites du camp, dit-il d’une voix rogue.

Un des soldats claqua immédiatement des talons et se plaça à son côté. La discipline était une réalité dans le camp de Veran.

Cela le rassura sur le sort immédiat d’Antonella. Le camp était sur le pied de guerre et Veran ne laisserait pas la discipline se relâcher d’un cran. Il avait agi avec bon sens en interdisant à Antonella de circuler dans le camp et en la laissant sous la responsabilité de Corson. Il avait d’autres soucis que d’ériger une prison pour une seule prisonnière. D’autre part, la vue d’une femme risquait d’engendrer un certain flottement dans les rangs. S’il n’avait pensé pouvoir l’utiliser, Veran aurait fait abattre Antonella dès le premier instant. Plus tard, quand le camp serait fortifié et les hommes mis au repos, la question se poserait différemment.

Corson chassa cette pensée déplaisante et regarda autour de lui. Le sol de la clairière, entièrement calciné, formait un cercle noirci de plusieurs centaines de mètres de diamètre. Près du pourtour, des soldats enfonçaient des piquets et les reliaient avec un fil étincelant. Un système de détection ? Corson en doutait. Les hommes qui déroulaient le fil portaient de lourdes tenues isolantes. Une ligne de défense, plutôt. Malgré son apparente fragilité, elle devait être redoutable.

Une centaine de tentes occupaient la moitié de la surface ainsi protégée. Corson chercha du regard une tente plus vaste que les autres, un fanion, mais en vain. Le poste de commandement de Veran ne se distinguait en rien des tentes de ses soldats.

Un peu plus loin, une sourde vibration ébranla ses semelles. Veran faisait creuser des quartiers souterrains. Sans le moindre doute, il connaissait son métier.

Corson compta vingt-sept hipprones, de l’autre côté de la clairière. D’après le nombre des tentes, Veran disposait au plus de six cents soldats. Si le titre de colonel avait conservé le même sens depuis l’époque de Corson, Veran devait avoir eu sous ses ordres, au début de la campagne, entre dix mille et cent mille hommes. Aergistal avait bien été un désastre. Le 623e régiment de cavalerie du Ptar de Murphie avait été presque entièrement anéanti. Veran avait dû manifester une détermination inhumaine pour rétablir l’ordre dans les rangs des survivants et pour les contraindre à édifier ce camp restreint comme si rien ne s’était passé. Et il fallait qu’il fût doté d’une ambition phénoménale, pour ne pas dire d’une présomption démesurée, pour qu’il songeât à reprendre le combat.

Le fait qu’il laissât Corson inspecter librement ses défenses indiquait assez clairement le caractère de l’homme. De même que sa volonté exprimée d’enrôler un million d’hommes pour compléter son armée fantôme. Bluff ? Peut-être. À moins qu’il ne dispose de ressources insoupçonnées. Ce qui ramena Corson à une question qu’il s’étonna d’avoir négligée si longtemps. Contre qui Veran se battait-il à Aergistal ?

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