21

La Trêve prit fin aussi progressivement qu’elle était venue. Corson, qui n’avait pas conscience d’avoir ouvert les yeux, flottait dans un univers pourpre. Des tubes géants, enchevêtrés et anastomosés, palpitaient, s’étiraient, se gonflaient de soudaines hernies qui se divisaient soudain et libéraient des radicelles qui se mettaient à leur tour à grandir. Ni haut ni bas. Bien qu’il fût incapable d’évaluer les distances et les dimensions, Corson éprouvait un sentiment de gigantisme.

— J’ai crevé le plafond, pensa-t-il. Je suis monté au ciel.

Ses membres ne lui obéissaient pas, mais il ne ressentait aucune angoisse, plutôt de la curiosité. Des souvenirs remontaient peu à peu. Des lacunes subsistaient, mais un lent travail de reconstitution, peut-être infidèle, qui s’effectuait à la lisière de sa conscience, venait les combler.

Il sut ainsi que le lieu où il avait échoué était surprenant. D’habitude, les combattants s’éveillaient au milieu d’un combat. Il avait quitté Aergistal. Il était sûr de se trouver de l’autre côté de la surface du ciel. Était-ce un autre enfer, un lieu où se battaient des entités inimaginables pour un homme ? Ou bien avait-il été retiré du jeu parce qu’il y était entré abusivement, ou parce qu’on le destinait à un autre sort ?

Il était seul. Il le savait, bien qu’il ne pût tourner la tête.

Et pourtant, la voix creva le silence comme fait un chapelet de bulles dans une eau claire. Il la perçut d’abord comme une pure musique et il mit un certain temps à comprendre qu’elle s’adressait à lui, mais les mots restaient gravés dans sa mémoire comme si elle avait été lavée, refondue, vierge à nouveau et avide d’apprendre.

— Ainsi, vous êtes un criminel de guerre.

Après un instant de réflexion, il répondit :

— Ainsi, vous êtes un dieu.

La voix se mit à rire. Elle semblait presque enfantine, mais elle sonnait aussi comme si une infinité d’échos à peine distincts les uns des autres l’avaient portée, et comme s’il n’en percevait qu’un, le plus proche de lui, le plus intelligible par lui, tandis que dans ses replis se cachaient d’autres voix, certaines abominables. La voix était presque la voix d’un enfant. Mais elle pouvait être aussi celle d’un lézard, celle d’une araignée, le chuintement igné d’une étoile, le crissement d’un rat, le cliquetis de deux élytres grinçant l’un sur l’autre, le souffle articulé du vent.

— Nous avons plus de pouvoirs que les dieux que vous pouvez concevoir.

Corson hésita. Cette conversation lui paraissait bizarrement commencée. Il n’avait pas été amené en cet endroit pour subir une dispute théologique. Ou peut-être était-ce la coutume, au ciel ? Il voulait changer de sujet, mais il se sentait en même temps attiré vers la pente naturelle de la conversation.

J’ai été drogué, pensa-t-il, comme si cela expliquait tout. Puis il se rendit compte du caractère étriqué de l’explication.

La curiosité et aussi le goût du défi l’emportèrent.

— Les dieux sont omnipotents, dit-il.

— Omnipotents, dit la voix. Un mot. Un ensemble vide. Vous ne pouvez attribuer que les pouvoirs que vous êtes capables de définir. Et par conséquent d’acquérir.

Corson réfléchit de nouveau. La proposition paraissait sensée. Il chercha, se décida :

— Vous êtes immortels.

La voix parut s’amuser, de nouveau.

— Oui et non. Vous ne faites pas une distinction nette entre l’infini et l’illimité. Nous ne sommes pas immortels si vous entendez par là que nos vies devraient être infinies. Rien n’est infini, en ce sens, pas même l’univers, pas même ce qui contient l’univers. Mais nos vies sont illimitées.

— Illimitées ?

Le concept lui échappait.

— Nous pouvons les reprendre et les revivre différemment et les modifier. Rien de ce qui se passe à l’intérieur de nos vies ne nous échappe.

— Je vois, dit Corson.

Une existence n’était pas pour ces êtres une irrémédiable forme coulée dans le bronze du passé et se prolongeant aveuglément dans les brumes de l’avenir. Une existence était pour eux, de bout en bout, un continuum plastique, modelable. Ils ignoraient l’avant et l’après. Leurs vies n’avaient pas de longueur. Au fait, se demanda-t-il, quelle est la largeur d’une vie humaine ? Et quelle est son épaisseur ? Ils concevaient leurs vies comme un seul ensemble, cohérent et déformable. En fonction des conséquences, ils changeaient les causes. Le présent n’était pour eux qu’un point de vue. Ils contrôlaient le temps. Leur puissance résultait de ce pouvoir. De même que les hommes, longtemps enchaînés à la distance que leurs membres leur permettaient de couvrir, dérisoire, même au cours d’une vie longue d’un siècle, avaient conquis l’espace et naviguaient entre les étoiles, ces êtres avaient conquis le temps. Pour eux, les hommes étaient de pauvres êtres enchaînés, infirmes, ainsi pour Corson ses ancêtres prisonniers d’un étroit territoire.

C’est un pouvoir terrible, pensa Corson, puis – comme si on le lui avait proposé – je ne suis pas prêt à l’exercer.

— Vous n’êtes pas humain, dit-il.

Qui sont-ils pour jouer de la sorte avec nos vies ? Des envahisseurs surgis d’une autre galaxie, d’une autre dimension ? De purs esprits, nos créateurs, les divinités des fables ?

— Vous serez comme nous, dit la voix.

Une promesse ou une constatation ? Comment pourrais-je devenir comme vous en restant moi-même alors que je ne puis même pas concevoir l’usage de votre pouvoir ? Ou étaient-ils les descendants lointains des humains ? Le pouvoir du peuple d’Antonella annonçait-il le maître pouvoir ? Combien y avait-il de milliards d’années entre l’être primitif Corson et la descendance inouïe qui le jugeait ?

— Vous êtes apparus… après nous ? demanda Corson.

Le rire de la voix le calma au lieu de l’irriter.

— Nous ne sommes pas apparus après vous, dit la voix. Nous sommes en même temps que vous puisque nous emplissons toute la durée. Nos deux existences sont coextensives, si vous préférez. Mais, en un sens très particulier, si cela peut vous rassurer, nous sommes venus après vous, nous sommes nés de vous.

Ce sont donc nos descendants. Bien plus anciens que nous, en même temps. De ce point de l’avenir où leur rameau s’est détaché du nôtre, ils ont envahi tout l’univers dont nous n’occupons qu’un segment dérisoire. Ils sont nés de nous, mais ils étaient là depuis nos origines.

— Et les autres espèces ? Les Uriens ?

— Il n’y a pas de différence, dit la voix.

Pas de différence. Une réponse catégorique. Il est trop tôt pour demander une réponse à cette réponse.

— Où sommes-nous ? demanda Corson, hésitant.

— À l’extérieur de l’univers, à sa surface, sur sa peau. Il faut sortir d’un ensemble pour le comprendre et pour le transformer.

La croûte de l’univers. Est-ce pour cette raison que les lois ordinaires de la physique ne s’appliquent pas en Aergistal, qu’ils peuvent faire ce qu’ils ont décidé de faire ? Et au-delà ?

— Qu’y a-t-il en dehors de l’univers ?

— L’univers à sa propre puissance, dit la voix. Quelque chose qui ne relève ni du temps ni de l’espace. L’extérieur n’exerce aucune influence sur l’intérieur et n’est donc pas directement connaissable.

Impasse. Y a-t-il une limite à la puissance de ces êtres ou bien la limite réside-t-elle dans la pauvreté des concepts dont j’ai l’usage ?

Corson décida de revenir à sa situation.

— Vous allez me juger ?

— Vous êtes jugé, dit la voix.

— Je ne suis pas un criminel, protesta Corson avec une soudaine impatience. Je n’ai jamais eu le choix…

— Vous aurez le choix. Vous aurez la possibilité de défaire. De rompre une chaîne de violences. D’interrompre une série de guerres. Vous allez retourner sur Uria. Vous vous guérirez de la guerre.

— Pourquoi avez-vous besoin de moi ? Pourquoi n’imposez-vous pas la suppression de toutes les guerres, avec tous vos pouvoirs ?

— La guerre fait partie de l’histoire de cet univers, dit patiemment la voix. En un sens, nous sommes nés de la guerre nous aussi. Nous voulons effacer la guerre et nous y parviendrons – nous y sommes parvenus – avec l’aide de ceux qui la font, dans leur intérêt, afin qu’ils deviennent ce qu’ils peuvent être. Mais nous ne pouvons pas partager nos pouvoirs avec des êtres qui n’ont pas surmonté la guerre. Nous pourrions peut-être, dans l’absolu, supprimer la guerre à l’aide de notre puissance, par la violence, mais ce serait une contradiction dans les termes. Nous entrerions en lutte contre nous-mêmes. Nous avons entrepris de refaire cet univers. Un univers se refait avec ce dont il est fait. Aergistal est un moyen. Aergistal a trois fonctions. Extirper la guerre : Aergistal forme des partisans convaincus de la paix, au bout d’un temps plus ou moins long. Pour extirper la guerre, il faut comprendre la guerre : Aergistal contient un nombre immense de champs de bataille. Les conflits entre empires, entre mondes, entre espèces n’existent pas en Aergistal sauf sous la forme de toiles de fond, de motivations lointaines. Car nous savons que la guerre ne se ramène pas uniquement aux conflits. Elle s’étend et elle se perpétue d’elle-même, alors même que ses causes ont disparu, et bien au-delà de l’enjeu. La guerre possède une structure dont les apparences sont multiformes, mais les apparences seulement. Les éprouvettes d’Aergistal nous permettent de connaître la guerre et de la faire comprendre à ceux qui la font.

La guerre, une structure ! Quelque chose qui possède une certaine autonomie, qui naît peut-être à l’occasion d’un conflit mais qui se nourrit ensuite de la substance, de l’énergie des combattants. Cela expliquait, confusément encore, qu’il y ait eu des guerres dans l’histoire humaine – avant Corson – à toutes les époques, sous tous les régimes. Régulièrement, un groupe d’hommes s’étaient donné pour tâche d’abolir la guerre et n’y étaient pas arrivés. Tout au plus avaient-ils réussi à la retarder, à ménager une oasis de paix d’un siècle ou deux, plus rarement d’un millénaire entre deux conflagrations. Et généralement, leurs disciples avaient entrepris d’imposer la paix au moyen de la guerre.

Pourquoi la guerre faisait-elle rage entre les Puissances Solaires et l’Empire d’Uria ? Pour des raisons économiques ? Par l’ambition des chefs ? Par la crainte des masses ? Toutes ces raisons avaient leur poids, mais il en fallait une autre qui vînt leur donner un corps. La guerre contre Uria avait été un substitut à la guerre qui menaçait d’éclater entre les planètes humaines et qui trouvait son origine dans d’anciens traités mal signés. Et qui étaient eux-mêmes issus de guerres plus anciennes. Et on pouvait ainsi sans doute remonter jusqu’à la guerre qui avait ravagé la Terre, des millénaires avant la naissance de Corson, et qui avait conduit l’humanité à la conquête des étoiles en la contraignant à un exil provisoire. Et au-delà encore, à la première de toutes les batailles, à la pierre levée par un pithécanthrope contre un autre pithécanthrope.

Et il en avait été de même dans l’histoire des autres espèces. De presque toutes les autres espèces. De toutes celles qui étaient présentes en Aergistal.

Nous nous sommes souvent demandé pour quelle raison nous nous battions, pensa Corson, mais jamais, ou pas assez souvent, ou pas assez longtemps, pourquoi nous faisons la guerre. L’histoire est infectée. Nous sommes des fourmis qui luttent les unes contre les autres pour des raisons qu’elles croient claires et qui masquent une obscurité gigantesque, une ignorance absolue. Aergistal est un laboratoire.

— La troisième fonction d’Aergistal, dit la voix, est de sauver la guerre. La guerre est une des activités de la vie. Elle fait partie de notre patrimoine. Il se peut que nous ayons besoin de ses techniques. Quelque chose peut surgir de l’extérieur de l’univers. Aergistal est une frontière. C’est aussi un rempart.

La voix s’était tendue soudain, sinon chargée de tristesse. Corson essaya d’imaginer l’Extérieur. Mais l’abstraction absolue défiait ses sens. Une noirceur impénétrable. Un non-temps. Une non-distance. Rien, et peut-être autre chose. Si j’étais un nombre, se dit Corson, et si j’étais un, comment pourrais-je imaginer le nombre des nombres, le dernier de tous les nombres ?

— Extirper la guerre, disait la voix. Connaître la guerre. Sauver la guerre. Le choix va vous être donné. Vous serez renvoyé sur Uria afin de résoudre un problème. Si vous échouez, vous reviendrez ici. Si vous réussissez, vous serez libre. Vous cesserez, dans votre temps, d’être un criminel de guerre. Mais surtout, vous aurez fait un pas en avant.

L’air s’épaississait autour de Corson. Des parois prenaient corps tout autour de lui. Il était allongé dans une longue boîte d’apparence métallique. Un cercueil.

Ou une boîte de conserve.

— Eh ! cria Corson. Donnez-moi des armes, quelque chose.

— Vous avez votre cerveau, dit la voix, sans appel. Et vous obtiendrez toute l’aide nécessaire.

— L’Office de Sécurité… commença Corson.

— Nous n’avons rien de commun avec lui, dit la voix. Au reste, il ne gère que les siècles du Triple Essaim, sur une seule galaxie.


Bref, se dit Corson avant de sombrer dans l’obscurité, une pincée de poussière.

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