32

Toutes les décennies, à peu près, il mettait pied à terre, s’approchait d’un passant et demandait :

— En quelle année sommes-nous ?

Quelques-uns s’évanouirent. D’autres s’enfuirent.

Certains disparurent. Ceux-là devaient savoir voyager dans le temps. Mais il s’en trouva toujours pour le renseigner. Ils considéraient l’homme et le Monstre, sans sourciller, et souriaient. Un vieil homme. Un jeune garçon. Un Urien. Une femme.

Une question brûlait les lèvres de Corson :

— Savez-vous qui je suis ?

Car leur sourire et leur coopération lui paraissaient trop miraculeux. Ils savaient qui il était. Ils étaient autant de gardiens, de phares disposés sur sa route. Mais ils se contentaient de lui donner la date et, lorsqu’il essayait d’engager la conversation, ils la détournaient adroitement, la laissaient mourir. Même l’enfant. Il n’était pas de taille à lutter contre eux. En six mille ans, la culture avait fait du chemin. Il n’avait pas trempé assez longtemps dans ce bain. Il était encore un barbare, même s’il savait des choses qu’eux ne connaissaient pas.

Lorsqu’il vit l’Urien, il manqua commettre un impair, il faillit faire un bond dans le temps. Mais le grand oiseau fit un signe de paix. Il portait une toge blanche finement brodée et il dit, avec une grimace que Corson crut pouvoir interpréter comme un sourire :

— Que craignez-vous, mon fils ?

C’était la ressemblance de l’Urien avec Ngal R’nda qui avait semé le doute dans l’esprit de Corson, mais il pouvait voir maintenant que cette ressemblance était due seulement au grand âge de l’indigène.

— Il me semble, dit l’Urien, que je vous reconnais. Vous avez surgi du néant, un jour, en des temps troublés. J’étais un enfant, alors, à peine sorti de l’œuf. Si je me souviens bien, je vous ai conduit au bain et je vous ai offert de la nourriture avant de vous faire assister à une obscure cérémonie. Les choses ont changé, depuis, et pour le mieux. Je suis bien content de vous revoir. Que voulez-vous savoir ?

— Je cherche le conseil, dit Corson. J’ai un message à lui transmettre, et même plusieurs.

— Vous le trouverez sur le bord de la mer, à l’ouest d’ici, à trente ou quarante kilomètres. Mais il vous faudra attendre cent vingt, cent trente ans.

— Merci, dit Corson. Mais je n’aurai pas à attendre. Je voyage dans le temps.

— Je m’en doutais, dit l’oiseau. C’était une façon de parler. Vous avez une belle bête.

— Elle se nomme Archie, dit Corson. En souvenir du passé.

Comme il faisait mine de se remettre en selle, l’Urien l’arrêta.

— J’espère que vous ne nous en voulez pas pour autrefois. C’était un accident. La tyrannie engendre la violence. Et les êtres sont des jouets dans les mains des dieux. Ils leur font mener de grands combats pour le plaisir du spectacle. Ils les manipulent. Ils aiment les ballets de feu et de mort. Vous avez dénoué la situation avec tact. Un autre aurait provoqué un massacre. Tous les Uriens vous en sont très reconnaissants.

— Les… vous aussi ? demanda-t-il, incrédule.

— La vieille race et les humains. Tous les Uriens.

— Tous les Uriens, dit Corson, pensif. C’est une bonne nouvelle.

— Bon voyage, mon fils, dit le vieil Urien.

Ainsi, se dit Corson, essayant de percer du regard le brouillard qui montait de la terre et qui les enveloppait, les Uriens et les humains étaient réconciliés. C’était une bonne chose. Les Uriens avaient réussi à exorciser les démons de la guerre. Leur espèce n’était pas condamnée, comme il l’avait cru.

Il commençait à bien connaître la planète. La localisation de la plage lui rappela quelque chose. C’était là qu’Antonella l’avait amené. Une coïncidence ?

Il décida de faire un détour par Dyoto. Une impulsion irraisonnée, l’envie d’accomplir un pèlerinage. Il synchronisa l’hipprone sur une hauteur et leva les yeux, cherchant dans le ciel le nuage pyramidal de la ville reposant en apparence sur les deux piliers des fleuves verticaux.

Le ciel était vide.

Il vérifia sa position. Mais le doute n’était pas possible. Là, dans le ciel, cent cinquante ans plus tôt, une ville prodigieuse s’était élevée. Elle n’avait pas laissé de trace.

Il regarda en bas, vers le fond du creux que dessinaient trois vallées convergentes dont les coteaux étaient boisés et les fonds herbeux. Un lac l’occupait. Corson plissa les yeux, pour mieux voir. Une arête aiguë crevait l’eau du lac, en son centre. Ailleurs, des vagues courtes se brisaient contre des obstacles immergés sous quelques centimètres d’eau. Sous la végétation qui encombrait la rive, il reconnut d’autres ruines géométriques.

La ville s’était abîmée et le fleuve vertical avait donné naissance au lac. Les canalisations souterraines l’alimentaient toujours et le trop-plein s’échappait par un petit ruisseau qui courait au fond de la plus basse des vallées. Dyoto était détruite. La force qui soutenait à près d’un kilomètre du sol ses immeubles s’était évanouie. L’événement était ancien, peut-être vieux d’un siècle, à en juger par l’épaisseur du tapis végétal.

Corson se souvint avec tristesse de l’animation des rues verticales et horizontales de la ville, des essaims de flotteurs qui en surgissaient comme d’une ruche, du magasin où il avait volé de quoi subsister et même de la voix mécanique qui l’avait admonesté avec courtoisie. Il se souvint des femmes de Dyoto.

Dyoto était morte comme tant d’autres villes sur quoi avaient passé les ouragans de la guerre. Dans les profondeurs du lac gisait peut-être le corps de Floria Van Nelle qui l’avait introduit, involontairement, à l’étrangeté de ce monde.

Le vieil Urien avait menti. Son sourire n’avait été qu’ironique. La guerre avait eu lieu et les humains l’avaient perdue. Leurs cités n’étaient plus que ruines.

Il espéra que Floria Van Nelle n’avait pas eu le temps de se rendre compte. Elle n’était pas préparée à cette guerre, à aucune guerre. Si elle avait survécu quelque temps, ç’avait été pour devenir le jouet des mercenaires de Veran, ou, pis encore, la proie des croisés impitoyables du successeur de Ngal R’nda.

Lui, Corson, avait échoué.

Il dut faire un effort pour résister à l’envie de sauter dans le passé. Il se souvint de son rêve, de la ville détruite sous ses yeux et du cri de ce peuple qui prévoyait, trop tard, son destin. Son front se couvrit de sueur. Il n’irait pas, du moins pas maintenant. Il avait un rendez-vous dans l’avenir auquel il ne pouvait se dérober. Là-bas, avec le conseil s’il subsistait, il faudrait aviser et voir s’il était possible encore de pousser sur une autre voie le lourd char de l’histoire. Il serait temps, alors, de revenir en arrière et de découvrir ce qui avait mal tourné.

Et même s’il ne pouvait rien de plus, il tuerait Veran. Une cloche fêlée tinta dans sa tête. S’il tuait Veran, il mourrait. Le collier pousserait dans ses veines les dards empoisonnés. Il ne devait même pas penser à combattre Veran. Sinon, il se tuerait lui-même. Il ne pouvait pas abandonner, maintenant.

Il refoula son désir de vengeance. Il remonta sur sa selle, épuisé, et relança l’hipprone.

Il avançait mollement, et, pour la première fois, il s’aperçut que le temps était gris. Dans l’impénétrable brouillard des siècles, nuits et jours mêlés, il sentit l’hipprone lui échapper. Ses doigts jouèrent sur les filaments, mais en vain. La bête, peut-être lasse ou peut-être soumise à une volonté étrangère, menaçait de se synchroniser. Découragé, il la laissa faire.

Le son de la mer. Un rythme lent et régulier. Il se trouvait sur une longue plage que le soleil couchant finissait de dorer. La circonstance le frappa. Les hipprones se synchronisaient spontanément en plein jour. Leur appétit d’énergie en était la cause. Mais le crépuscule, cette fois, avait attiré celui-là.

Corson ouvrit grands les yeux. Sur le sable, devant lui, trois corps nus étaient allongés, sans mouvement. Il enleva son casque et sentit que l’air était tiède.

Trois corps nus, peut-être sans vie, tout ce qui restait du conseil d’Uria. Un homme et deux femmes à la lisière de la mer, telles les victimes d’un épouvantable naufrage, rejetées par les marées.

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