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Les hipprones n’étaient pas entravés. Ils demeuraient si complètement immobiles que d’un peu loin on aurait pu les prendre pour d’énormes troncs d’arbres bariolés. Leurs six grosses pattes terminées chacune par six doigts ressemblaient à des racines. Les yeux qui cernaient leurs corps, à mi-hauteur, un peu au-dessus de la tête de Corson, n’étaient traversés que par des lumières ternes. De temps à autre, un des hipprones poussait un petit cri plaintif suivi d’un grognement de goret. On aurait dit des ruminants. Rien de commun avec le fauve que Corson avait entrepris d’étudier avant la destruction du navire. Sur leurs flancs, un harnachement compliqué avait laissé des cicatrices profondes, comme le fer dans une écorce.

Comment pouvaient-ils être montés ? Aucun endroit de leur corps ne pouvait à première vue accueillir une selle. Combien d’hommes un hipprone pouvait-il porter ? Les prétentions de Veran fournissaient une indication. Un million d’hommes et deux cent mille hipprones. Un hipprone suffisait à porter quatre hommes et leur équipement. Et quel rôle jouaient-ils dans une bataille ? Jusque-là Corson avait admis sans y réfléchir qu’ils pouvaient tenir lieu de chars d’assaut. Leur mobilité et leur férocité atavique devaient faire merveille dans un combat terrestre. Leur aptitude à prévoir l’avenir immédiat et à se décaler d’une seconde dans le temps devait en faire des cibles presque insaisissables. Mais les hipprones que Corson avait sous les yeux ne semblaient guère féroces. Il eût juré qu’ils étaient complètement stupides, au contraire du spécimen sauvage qui errait dans les forêts de la planète et cherchait un endroit propice à la reproduction.

L’utilisation d’une monture vivante dans une guerre n’était pas un concept inconnu de Corson. Au cours du conflit entre la Terre et Uria, il avait eu l’occasion de rencontrer, sur des mondes disputés, des barbares, alliés des Terriens, qui chevauchaient des reptiles, des hippogriffes ou encore des arachnides. Mais il avait surtout l’habitude d’une armée mécanisée. Ce qui le surprenait ici, c’était la coexistence d’une technologie avancée et de montures animales. Sur quel terrain s’était-on battu à Aergistal ?

Il était incapable de l’imaginer. Si les planètes avaient des noms qui leur ressemblent, celle-là pourrait bien être un monde torturé de roches aux arêtes vives baignant dans une lumière d’acier. Mais Aergistal était peut-être un vert vallon riant. Pas sur Uria, mais quelque part sur une autre planète. Ni Floria Van Nelle ni Antonella n’avaient parlé à Corson d’une guerre qui se déroulât sur Uria, fût-ce sur un continent éloigné. Au contraire.

Non, la bataille où Veran avait perdu la plus grande partie de ses forces s’était déroulée sur un autre monde. Veran avait embarqué tant bien que mal sur un croiseur les débris de sa troupe et avait cherché un monde accueillant pour reconstituer son potentiel. Il était tombé sur Uria par hasard, avait débarqué ses gens et ses bêtes et renvoyé son croiseur dans l’espace, de crainte qu’il ne fût cloué au sol.

Mais…

Veran venait de livrer cette bataille. Ses hommes étaient encore en tenue de combat quand ils avaient intercepté Corson. Ils étaient sales, épuisés. Si proche que fût Aergistal, si rapide qu’ait été le croiseur de Veran, il aurait fallu plusieurs heures, peut-être plusieurs jours pour couvrir la distance. Corson essaya de se souvenir de la composition du système d’Uria. La planète n’avait pas de satellite. Le système comptait deux autres mondes, mais c’étaient des planètes géantes, gazeuses, qui n’offraient pas le moindre champ de bataille, au moins pour des humains. La population d’étoiles de cette partie du ciel était peu dense. Aergistal se trouvait donc au moins à six années-lumière d’Uria. Probablement bien plus loin. L’idée d’un croiseur qui pût parcourir plusieurs années-lumière en quelques minutes était absurde. Et pourtant…

Corson était le seul survivant d’un univers disparu depuis plus de six mille ans. En soixante siècles, bien des découvertes avaient dû être faites. Ce qu’il avait vu à Dyoto dépassait déjà sa compréhension. Un croiseur capable d’une vitesse presque absolue n’était guère plus absurde qu’une société anarchique ou qu’une ville entièrement fondée sur l’antigravitation.

Tandis que Corson contemplait le spectacle de l’activité martiale qui régnait dans le camp, une sourde nostalgie l’envahit. Quoiqu’il n’eût jamais été particulièrement belliqueux, il se sentait de nouveau chez lui dans cet univers de tension et d’efficacité. Il suivit du regard l’homme qui faisait les cent pas devant les hipprones, l’arme à la bretelle. Il jeta un coup d’œil à son garde du corps. Aucun des deux ne semblait se soucier des vastes problèmes qui agitaient l’univers. Ils avaient perdu des amis dans la bataille d’Aergistal, mais rien dans leur attitude ne le laissait supposer. Deux jours plus tôt, Corson avait été comme eux. Curieux, ce que deux jours peuvent faire d’un homme. Deux jours et six mille ans. Non, se dit amèrement Corson, deux jours, six mille ans et deux femmes.

Il se planta devant son garde.

— Ça a été dur, à Aergistal ?

Le soldat ne broncha pas. Il regardait, droit devant lui, un horizon fixé à six pas par un règlement éternel. Corson durcit le ton.

— Répondez. Je suis le capitaine Corson.

Le soldat dit enfin, d’une voix nette, sans presque desserrer les dents.

— Le colonel Veran vous renseignera lui-même. Ce sont ses ordres.

Corson n’insista pas. À la question qu’il voulait poser ensuite, le soldat n’aurait pas pu répondre, même s’il avait voulu. Où était Aergistal ? Et la troisième n’aurait pas eu plus de sens. Quand était-ce, Aergistal ? Car Corson était convaincu que la bataille s’était déroulée dans le passé. Le croiseur de Veran n’avait pas seulement franchi l’espace. Comme Corson lui-même, il avait traversé le temps. Il venait d’une époque où se livraient encore des guerres interstellaires, où l’Office de Sécurité ne faisait pas encore la loi.

Corson se demanda comment réagirait l’Office de Sécurité quand il découvrirait la présence de Veran sur Uria.

Il contourna l’enclos des hipprones. La nuit achevait de tomber. Le soleil disparu habillait encore d’aigrettes mauves le sommet des arbres. Un vent frais s’était levé. Corson frissonna. Pour la première fois, il prit conscience du ridicule de ses vêtements flottants et baroques. Le garde devait avoir du mal à le prendre pour un officier. Corson regretta d’avoir quitté son uniforme et de l’avoir détruit. Bien qu’il ne ressemblât pas à la tenue des hommes de Veran, il lui aurait conféré une allure plus martiale. Il sourit intérieurement : il n’aurait pas été démobilisé longtemps. À peine plus de quarante-huit heures. Peut-être l’arrivée de Veran avait-elle été providentielle ! En sa compagnie et puisque l’homme semblait avoir besoin de lui, Corson pourrait reprendre le seul métier qu’il connût, celui des armes. Peu importait le risque. Le danger était partout, dans la forêt avec ce monstre qui errait à l’aventure, dans l’espace où lui, Corson, était un hors-la-loi, un criminel de guerre. Autant finir ses jours avec ses pareils.

Il fit une grimace, songeant à Antonella. On avait raison d’apprendre aux soldats à se tenir au large des vraies femmes, à ne jamais leur accorder plus de quelques instants. Elles compliquaient tout. Comme si sa situation n’était pas déjà assez embrouillée.

Il ne pouvait pas la laisser choir. Il ne l’abandonnerait pas. Ses poings se serrèrent dans un réflexe inutile. Sur la bordure sombre de la forêt, le fil d’enceinte irradiait une lueur pourpre. Il était absurde de songer à s’évader.

— Je rentre, annonça-t-il sans s’adresser à personne.

Le soldat lui emboîta le pas.

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