6.
Trois cent soixante-cinq jours après avoir écrit mon premier récit pour La Voz de la Industria, j'arrivai à l'heure habituelle à la rédaction et la trouvai presque déserte. Il restait quelques rédacteurs qui, jadis, ne me ménageaient ni les surnoms affectueux ni les paroles d'encouragement, mais à mon entrée ils ignorèrent mon bonjour et m'opposèrent un chœur de chuchotements. Moins d'une minute plus tard, ils avaient enfilé leurs pardessus et disparu comme s'ils craignaient que je ne leur transmette quelque maladie contagieuse. Je demeurai seul, assis dans cette immense salle, à contempler l'étrange spectacle de dizaines de bureaux vides. Des pas lents et lourds dans mon dos annoncèrent l'arrivée de M. Basilio.
— Bonsoir, monsieur Basilio. Que se passe-t-il donc, pour qu'ils soient tous partis ?
M. Basilio me dévisagea avec tristesse et s'assit à la table voisine.
— Il y a un dîner de Noël de toute la rédaction. Au Set Portes, déclara-t-il d'une voix étouffée. Je suppose qu'ils ne vous ont pas prévenu.
Je feignis un sourire indifférent et confirmai.
— Vous n'y allez pas ? demandai-je.
M. Basilio fit signe que non.
— Ça ne me dit rien.
Nous nous observâmes en silence.
— Et si je vous invitais ? proposai-je. Où vous voulez. Au Can Solé, par exemple. Vous et moi, pour célébrer le succès des Mystères de Barcelone.
M. Basilio sourit en acquiesçant lentement.
— Martín, lâcha-t-il enfin. Je ne sais pas comment vous le dire.
— Me dire quoi ?
M. Basilio se racla la gorge.
— Je ne vais plus pouvoir publier d'autres feuilletons des Mystères de Barcelone.
Je le regardai sans comprendre.
— Vous voulez que j'écrive autre chose ? Plus dans le style de Pérez Galdos ?
— Martín, vous savez comment sont les gens. J'ai reçu des plaintes. J'ai essayé de les ignorer, mais le directeur est un faible et il n'aime pas les conflits inutiles.
— Je ne vous comprends pas, monsieur Basilio.
— Martín, ils ont demandé que ce soit moi qui vous l'annonce.
— Je suis renvoyé, murmurai-je.
M. Basilio hocha affirmativement la tête.
Malgré moi, mes yeux se remplirent de larmes.
— Sur le coup, ça semble être la fin du monde, mais croyez-moi quand je vous assure qu'au fond c'est la meilleure chose qui pouvait vous arriver. Cet endroit n'est pas fait pour vous.
— Et quel est l'endroit qui est fait pour moi ? demandai-je.
— Je suis désolé, Martín. Croyez-moi, je suis désolé.
M. Basilio se leva et posa affectueusement sa main sur mon épaule.
— Joyeux Noël, Martín.
Le soir même, je vidai mon bureau et quittai pour toujours ce qui avait été mon foyer, pour me perdre dans les rues obscures et solitaires de la ville. En revenant à la pension, je fis un détour par le restaurant Set Portes, sous les arcades de la maison Xifré. Je restai dehors à contempler à travers les vitres mes camarades qui riaient et portaient des toasts. J'étais sûr que mon absence les rendait heureux ou qu'en tout cas elle leur faisait oublier qu'ils ne l'étaient pas et ne le seraient jamais.
Je passai la semaine en pleine dérive, me réfugiant tous les jours dans la bibliothèque de l'Ateneo, caressant l'espoir de trouver en revenant à la pension un mot du directeur me priant de réintégrer la rédaction. Caché dans une des salles de lecture, je sortais la carte que j'avais trouvée sous ma main en me réveillant à l'Ensueño, et je rédigeais une lettre à ce bienfaiteur inconnu, Andreas Corelli, lettre que je finissais toujours par déchirer pour la recommencer le lendemain. Le septième jour, las de m'apitoyer sur mon sort, je décidai d'entreprendre l'inévitable pèlerinage à la résidence de celui qui avait fait de moi ce que j'étais.
Je pris le train de Sarrià rue Pelayo. Il circulait encore à l'air libre, et je m'assis à l'avant du wagon pour contempler la ville et les rues qui devenaient de plus en plus larges et de plus en plus bourgeoises à mesure qu'on s'éloignait du centre. Je descendis à la station de Sarrià et empruntai le tramway qui me laissa aux portes du monastère de Pedralbes. C'était un jour de chaleur inhabituelle pour cette époque de l'année, et dans la brise je percevais l'odeur des pins et des genêts qui parsemaient les pentes de la colline. Je m'engageai dans le bas de l'avenue Pearson qui commençait déjà à s'urbaniser et distinguai bientôt la silhouette, impossible à confondre, de la villa Helius. Tandis que je montais la côte et que je m'en rapprochai, j'aperçus Vidal assis à la fenêtre de sa tour en manches de chemise, en train de savourer une cigarette. De la musique flottait dans l'air : Vidal était l'un des rares privilégiés à posséder un poste de radio. Que la vie devait paraître belle, vue ainsi d'en haut, et que je devais sembler peu de chose !
Je le saluai de la main et il me rendit mon salut. En arrivant à la villa, je trouvai le chauffeur, Manuel, qui se dirigeait vers les remises, portant un lot de chiffons et un seau d'eau fumante.
— Je suis content de vous voir ici, David. Comment ça va ? Toujours le succès ?
— On fait ce qu'on peut, répondis-je.
— Ne soyez pas modeste, même ma fille lit les aventures que vous publiez dans le journal.
J'en restai presque sans voix, interloqué d'apprendre que la fille du chauffeur non seulement connaissait mon existence mais allait jusqu'à lire les bêtises que j'écrivais.
— Cristina ?
— Je n'en ai pas d'autre, répliqua Manuel. Monsieur est en haut dans son bureau, si vous voulez monter.
Je le remerciai chaleureusement et grimpai jusqu'à la tour du troisième étage, qui se dressait entre les ondulations de la toiture en tuiles polychromes. J'y trouvai Vidal, installé dans ce bureau d'où l'on voyait la ville et la mer au loin. Il éteignit le poste de radio, un appareil de la taille d'une petite météo : rite qu'il avait acheté quelques mois plus tôt, quand on avait annoncé les premières émissions de Radio Barcelona depuis les studios camouflés sous la coupole de l'hôtel Colón.
— Elle m'a coûté presque deux cents pesetas, et tout ça pour débiter un tissu de stupidités.
Nous nous installâmes sur des chaises en vis-à-vis, fenêtres grandes ouvertes sur cette brise qui pour moi, habitant de la vieille ville sombre, apportait les odeurs d'un autre monde. Le silence était enchanteur, un vrai miracle. On entendait les insectes voler dans le jardin et les feuilles des arbres se balancer au gré du vent.
— On se croirait en plein été, risquai-je.
— Ne noie pas le poisson en parlant du temps. On m'a mis au courant.
Je haussai les épaules et jetai un coup d'œil sur sa table de travail. Mon mentor avait passé des mois, si ce n'est des années, à essayer d'écrire ce qu'il appelait un roman « sérieux », bien différent des intrigues légères de ses histoires policières, pour inscrire son nom dans les sections plus austères des bibliothèques. On ne voyait pas beaucoup de feuilles de papier.
— Comment se porte le chef-d'œuvre ?
Vidal jeta son mégot par la fenêtre et regarda au loin.
— Je n'ai rien à raconter, David.
— Vous plaisantez.
— Tout n'est que plaisanterie dans cette vie. C'est juste une question de perspective.
— Vous devriez mettre ça dans votre livre. Le Nihiliste sur la colline. Succès assuré.
— Si quelqu'un va avoir besoin d'un succès, et le plus vite possible, c'est toi, parce que je ne me trompe sûrement pas en subodorant que tu es dans la dèche.
— Je peux toujours faire appel à votre charité. Il y a une première fois pour tout.
— Sur le coup, ça te semble être la fin du monde, mais…
— … je me rendrai vite compte que c'est la meilleure chose qui pouvait m'arriver, complétai-je. M. Basilio écrit vos discours, maintenant ?
Vidal rit.
— Que penses-tu faire ?
— Vous n'avez pas besoin d'un secrétaire ?
— J'ai déjà la meilleure secrétaire possible. Elle est plus intelligente que moi, infiniment plus travailleuse et, quand elle me sourit, j'ai l'impression que cette saloperie de monde a encore un avenir.
— Et qui est cette merveille ?
— La fille de Manuel.
— Cristina !
Enfin, je t'entends prononcer son nom.
— Vous avez choisi une bien mauvaise semaine pour vous moquer de moi, don Pedro.
— Ne me regarde pas avec cette tête de mouton qu'on égorge. Tu crois que Pedro Vidal allait permettre à un tas de minables constipés et envieux de te jeter à la rue sans réagir ?
— Un mot de vous au directeur aurait sûrement tout changé.
— Je sais. Et c'est si vrai, que c'est moi qui lui ai demandé de te renvoyer.
J'eus l'impression de recevoir une gifle.
— Tous mes remerciements pour le coup de pouce.
— Je lui ai recommandé de te licencier parce que j'ai un projet beaucoup mieux pour toi.
— La mendicité ?
— Homme de peu de foi. Pas plus tard qu'hier, j'ai parlé de toi à deux associés qui veulent fonder une nouvelle maison d'édition et cherchent de la chair fraîche à saigner et à exploiter.
— Merveilleux, vraiment !
— Ils connaissent Les Mystères de Barcelone et sont disposés à te soumettre une proposition qui fera enfin de toi un homme véritable.
— Vous parlez sérieusement ?
— Bien sûr que je parle sérieusement. Ils veulent que tu écrives une série de romans-feuilletons dans la plus baroque, la plus sanguinolente et la plus délirante tradition du grand guignol, auprès desquels Les Mystères de Barcelone feront figure de roupie de sansonnet. Je leur ai assuré que tu irais les voir et que tu étais prêt à te mettre tout de suite au travail.
Je poussai un profond soupir. Vidal me fit un clin d'œil et me serra dans ses bras.