12.

La demeure d'Andreas Corelli, dressée sur la colline, se découpait sur la toile de fond des nuages rouges. Derrière elle ondulait la forêt d'ombres du parc Güell. La brise agitait les branches, et les feuilles bruissaient comme des serpents dans l'obscurité. Pas une lumière dans toute la maison. Les volets étaient fermés. J'entendis derrière moi le halètement des chiens qui rôdaient derrière les murs du parc en suivant mes pas. Je tirai le revolver de ma poche et me retournai vers la grille d'entrée du parc où l'on entrevoyait les silhouettes des animaux, ombres liquides qui guettaient dans le noir.

J'allai à la porte principale et frappai trois coups secs avec le heurtoir. Je n'attendis pas la réponse. J'étais prêt à faire sauter la serrure d'une balle mais n'en eus pas besoin. Elle était ouverte. Je tournai la poignée de bronze sans rencontrer de résistance, et la porte de chêne pivota d'elle-même lentement vers l'intérieur. Le long corridor se présentait devant moi, et la couche de poussière qui recouvrait le sol y brillait comme du sable fin. J'avançai de quelques pas vers l'escalier qui partait d'un côté du vestibule et disparaissait dans une spirale d'ombre. Je suivis le corridor qui menait au salon. Des dizaines de regards me suivaient depuis la rangée de vieilles photographies encadrées couvrant le mur. Les seuls bruits que je percevais étaient ceux de mes pas et de ma respiration. Arrivé au bout du corridor, je m'arrêtai. La clarté nocturne se glissait à travers les volets comme des lames de couteau lumineuses et rougeâtres. Je levai mon revolver et pénétrai dans le salon. J'ajustai ma vue aux ténèbres. Les meubles étaient toujours au même endroit, mais, malgré le manque d'éclairage, on se rendait compte qu'ils étaient vieux et couverts de poussière. Des ruines. Les rideaux pendaient en lambeaux et la peinture des murs était écaillée. Je me dirigeai vers une fenêtre pour ouvrir les volets et laisser entrer un peu de lumière. J'étais à deux mètres du balcon quand je compris que je n'étais pas seul. Glacé, je me retournai lentement.

La silhouette était clairement repérable dans le coin de la pièce, assise dans le même fauteuil que lors de ma précédente visite. La lumière qui filtrait des volets comme du sang éclairait vaguement les chaussures luisantes et le contour du costume. Le visage restait complètement dans l'ombre, mais je connaissais cet homme qui me regardait. Et qui souriait. Je braquai le revolver.

— Je sais ce que vous avez fait.

Corelli ne bougea pas un muscle. Sa forme restait immobile comme une araignée. Je fis un pas en avant, visant le visage. Il me sembla entendre un soupir et, un instant, la lumière rouge s'alluma dans ses yeux. J'eus la certitude qu'il allait bondir sur moi. Je tirai. Le recul de l'arme me frappa l'avant-bras comme un coup de marteau. Un nuage de fumée bleue monta du revolver. Une main de Corelli se détacha du bras du fauteuil et se balança, les ongles frôlant le sol, et je tirai de nouveau. La balle l'atteignit en pleine poitrine et ouvrit un trou fumant dans la veste. Je restai sur place, tenant le revolver à deux mains sans oser faire un pas de plus, scrutant la silhouette immobile dans le fauteuil. Le balancement du bras s'arrêta lentement et le corps s'effondra, inerte, ses ongles, longs et soignés, allant griffer le parquet de chêne. I1 n'y eut aucun bruit, pas la moindre ébauche d'un mouvement dans ce corps qui venait d'encaisser deux balles, l'une dans la tête et l'autre dans la poitrine. Je reculai de quelques pas vers la fenêtre et l'ouvris violemment sans quitter du regard le fauteuil où gisait Corelli. Une colonne de lumière vaporeuse se fraya un chemin depuis la balustrade vers le coin, éclairant le visage et le corps du patron. Je tentai de déglutir, mais j'avais la bouche sèche. Le premier coup de feu avait ouvert un orifice entre les deux yeux. Le second avait troué un revers de sa veste. Il n'y avait pas une goutte de sang. Au lieu de cela, une poussière fine et brillante en sortait, comme celle d'un sablier, et glissait sur les plis des vêtements. Les yeux brillaient et les lèvres étaient figées dans un sourire sarcastique. C'était un mannequin.

Je baissai le revolver, la main encore tremblante, et m'approchai avec précaution. Je me penchai sur ce pantin grotesque et touchai son visage. Un instant, j'eus peur que ces yeux de cristal ne s'animent et que ces mains aux longs ongles ne me sautent à la gorge. Je frôlai la joue du bout des doigts. Du bois verni. J'émis un rire amer. On ne pouvait pas en attendre moins du patron. J'affrontai encore une fois cette grimace moqueuse et lui assenai un coup de crosse qui fit tomber le mannequin de côté. Il s'écroula par terre et je l'accablai de coups de pied. L'armature en bois se déforma jusqu'à ce que les bras et les jambes s'emmêlent dans une position impossible. Je reculai de quelques pas et regardai autour de moi. J'observai la grande toile représentant l'ange et l'arrachai brutalement. Derrière le tableau, je trouvai l'accès à la cave où je me rappelais avoir dormi une nuit. Je tournai la poignée. La porte n'était pas fermée à clef. J'explorai du regard l'escalier qui descendait dans ce puits de noirceur. Je me dirigeai vers la commode où je me souvenais d'avoir vu Corelli ranger les cent mille francs lors de notre première rencontre et fouillai les tiroirs. Dans l'un d'eux, je mis la main sur une boîte en fer-blanc contenant des bougies et des allumettes. J'hésitai un instant, me demandant si le patron les avait également placées là pour que je les découvre comme j'avais découvert ce pantin. J'allumai une bougie et traversai le salon en direction de la porte. Je jetai un dernier coup d'œil au mannequin gisant à terre et, levant la bougie, serrant fermement le revolver dans la main droite, je m'apprêtai à descendre. J'avançai en faisant halte sur chaque marche pour surveiller l'obscurité derrière moi. Quand j'arrivai dans la salle souterraine, je tendis la bougie aussi loin que je pus et lui fis décrire un demi-cercle. Tout était là : la table d'opération, les lampes à gaz et le plateau d'instruments chirurgicaux. Tout était couvert d'une patine de poussière et de toiles d'araignée. Mais il y avait, encore autre chose. Des silhouettes étaient adossées aux murs. Aussi immobiles que le patron. Je posai la bougie sur la table d'opération et m'approchai de ces corps inertes. Je reconnaissais le domestique qui nous avait servis une nuit et le chauffeur qui m'avait ramené chez moi après le dîner avec Corelli dans le jardin. Il y avait d'autres figures que je ne sus identifier. L'une d'elles était tournée vers le mur, le visage caché. Je le poussai avec le canon de mon arme et, une seconde plus tard, je me trouvai face à moi-même. Un frisson me traversa. Le mannequin à mon image n'avait que la moitié du visage. Les traits de l'autre moitié n'étaient pas formés. J'allais l'écraser d'un coup de pied quand un rire d'enfant retentit en haut de l'escalier. Je retins ma respiration et j'entendis alors une série de claquements secs. Je remontai l'escalier en courant et, revenu dans le salon, je vis que le mannequin du patron ne gisait plus sur le plancher. Des traces de pas se dirigeaient vers le corridor. J'armai le revolver et suivis la piste jusqu'au vestibule. Je m'immobilisai sur le seuil et levai mon arme. Les pas s'arrêtaient à mi-chemin. Je cherchai la forme du patron tapie dans l'ombre, mais je ne discernai rien. Au bout du couloir, la porte d'entrée était toujours ouverte. J'avançai lentement jusqu'à l'endroit où les traces disparaissaient. Je ne remarquai rien pendant quelques secondes, puis je m'aperçus que le vide que je me rappelai avoir vu entre les cadres accrochés au mur avait été comblé. À sa place était suspendue une nouvelle photo, d'évidence prise avec le même appareil que toutes celles qui formaient cette collection macabre : celle de Cristina vêtue de blanc, le regard perdu dans l'œil de l'objectif. Elle n'était pas seule. Des bras l'entouraient et la maintenaient debout, leur propriétaire souriant à l'appareil. Andreas Corelli.

Загрузка...