1.

Quand nous arrivâmes à la librairie, il ne faisait déjà plus jour. Une clarté dorée perçait le bleu de la nuit à la porte de Sempere & Fils, devant laquelle une centaine de personnes s'étaient réunies, des bougies à la main. Certaines pleuraient en silence, d'autres se regardaient entre elles sans savoir que dire. Je reconnus des visages : des amis et des clients de Sempere, des personnes auxquels le vieux libraire avait donné des livres et qui s'étaient initiés à la lecture grâce à lui. À mesure que la nouvelle se répandait dans le quartier, d'autres lecteurs et amis qui ne pouvaient croire que M. Sempere était mort venaient les rejoindre.

À l'intérieur, où les lampes étaient allumées, M. Gustavo Barceló serrait avec force dans ses bras un homme jeune qui tenait à peine debout. Je ne me rendis compte qu'il s'agissait du fils de Sempere qu'au moment où Isabella me prit par la main et me fit entrer. En m'apercevant, Barceló m'adressa un sourire meurtri. Le fils du libraire pleurait dans ses bras et je n'eus pas le courage d'aller le saluer. C'est Isabella qui s'en approcha et lui posa la main sur l'épaule. Il se retourna, dévoilant son visage défait. Isabella le conduisit vers une chaise et l'aida à s'asseoir. Il s'y laissa tomber comme un pantin désarticulé. Elle s'agenouilla près de lui et l'étreignit. Je ne m'étais jamais senti aussi fier de quiconque comme je l'étais à ce moment d'Isabella, que je considérais désormais comme une femme plus forte et plus sage que toutes les personnes présentes.

Barceló vint à moi et me tendit une main tremblante. Je la serrai.

— Cela s'est passé il y a environ deux heures, m'expliqua-t-il d'une voix entrecoupée. Il était resté quelque temps seul dans la librairie et quand son fils est revenu… On dit qu'il était en train de se disputer avec quelqu'un… Je ne sais pas. Le docteur a parlé du cœur.

Ma gorge se serra.

— Où est-il ?

Barceló tourna la tête vers la porte de l'arrière-boutique. Je me dirigeai vers elle. Avant d'entrer, je respirai profondément et serrai les poings. Il était allongé sur une table, les mains croisées sur le ventre. Sa peau était livide et les traits de son visage semblaient s'être creusés comme du carton chiffonné. Ses yeux étaient encore ouverts. L'air me manqua, comme si j'avais reçu un coup d'une force inouïe au creux de l'estomac. Je pris appui sur la table et respirai encore une fois profondément. Je me penchai et lui fermai les paupières. Je lui caressai la joue, qui était froide, et contemplai autour de moi tout cet univers de pages et de rêves qu'il avait créé. Je voulus croire que Sempere était toujours là, parmi ses livres et ses amis. J'entendis des pas derrière moi. Barceló amenait deux hommes à la mine sombre, vêtus de noir, dont le métier ne laissait planer aucun doute.

— Ces messieurs viennent pour les obsèques, annonça-t-il.

Tous deux saluèrent avec une gravité professionnelle et s'approchèrent pour examiner le corps. L'un d'eux, grand et sec, procéda à une estimation très sommaire et souffla quelques mots à son collègue qui hocha la tête et prit des notes sur un petit cahier.

— En principe, l'enterrement aura lieu demain après-midi au cimetière de l'Est, dit Barceló. J'ai préféré me charger de tout, car le fils est hors d'état de le faire, vous l'avez vous-même constaté. Et ce genre de situation, plus vite on la règle…

— Merci, monsieur Gustavo.

Le libraire jeta un regard sur son vieil ami et sourit à travers ses larmes.

— Et qu'allons-nous devenir, maintenant que le vieux nous a laissés seuls ? murmura-t-il.

— Je ne sais pas…

Un des employés des pompes funèbres toussota discrètement pour attirer notre attention.

— Avec votre permission, mon collègue et moi allons chercher maintenant le cercueil et…

— Faites ce que vous avez à faire, tranchai-je.

— Vous avez des préférences concernant la cérémonie ?

Je le dévisageai sans comprendre.

— Le défunt était-il croyant ?

— M. Sempere croyait dans les livres.

— Je comprends, répondit-il en se retirant.

Je me tournai vers Barceló, qui haussa les épaules.

— Laissez-les demander au fils.

Dans la boutique, Isabella m'adressa un coup d'œil interrogateur et se leva, quittant Sempere junior. Elle vint à moi et je lui fis part à voix basse de mes hésitations.

— M. Sempere était un bon ami du curé de la paroisse du quartier, l'église Santa Ana. Le bruit court que l'évêché voulait mettre celui-ci dehors en l'accusant d'être un rebelle et de n'en faire qu'à sa tête, mais comme il est très vieux, on a préféré attendre qu'il meure de sa belle mort pour ne pas provoquer de vagues.

— C'est l'homme qu'il nous faut, déclarai-je.

— Je lui parlerai.

Je montrai d'un geste Sempere junior.

— Comment va-t-il ?

Isabella me regarda dans les yeux.

— Et vous ?

— Je vais bien, mentis-je. Qui va rester avec lui cette nuit ?

— Moi, répondit-elle sans hésiter un instant.

J'approuvai et l'embrassai sur la joue avant de revenir dans l'arrière-boutique. Barceló s'était assis devant son vieil ami et, tandis que les deux employés des pompes funèbres prenaient des mesures et posaient des questions sur le costume et les chaussures, il remplit deux verres de cognac et m'en tendit un. Je m'assis près de lui.

— À la santé de notre ami Sempere qui nous a tous appris à lire, pour ne pas dire à vivre, lança-t-il.

Nous levâmes nos verres et bûmes en silence. Nous restâmes là jusqu'à ce que les croque-morts reviennent en portant le cercueil et les vêtements dans lesquels Sempere devait être enterré.

— Avec votre accord, nous nous en chargerons, suggéra celui qui paraissait être le plus compétent.

J'acquiesçai. Avant de passer dans la librairie, je pris le vieil exemplaire des Grandes Espérances que je n'avais jamais récupéré et le plaçai dans les mains de M. Sempere.

— Pour le voyage, chuchotai-je.

Dans le quart d'heure suivant, les employés des pompes funèbres sortirent le cercueil et le posèrent sur une grande table au milieu de la librairie. Une foule s'était assemblée peu à peu dans la rue et attendait dans un profond silence. J'allai ouvrir la porte. Un à un, les amis de Sempere & Fils défilèrent à l'intérieur. Beaucoup ne pouvaient retenir leurs larmes et, devant ce spectacle, Isabella prit la main du fils et l'emmena dans l'appartement, juste au-dessus de la librairie, où il avait passé toute sa vie avec son père. Barceló et moi restâmes en bas, tenant compagnie au vieux Sempere pendant que chacun le saluait une dernière fois. Certains, les plus proches, ne repartaient pas. La veillée dura toute la nuit. Barceló demeura là jusqu'à cinq heures du matin, quant à moi j'attendis qu'Isabella redescende peu après l'aube et m'ordonne de rentrer chez moi, ne serait-ce que pour me changer et faire ma toilette.

Je regardai le pauvre Sempere et lui souris. Je ne pouvais croire que plus jamais, en franchissant cette porte, je ne le trouverais derrière son comptoir. Je me rappelai la première fois que j'étais entré dans la librairie, quand je n'étais qu'un enfant et que le libraire m'avait paru grand et fort. Indestructible. L'homme le plus savant du monde.

— Rentrez à la maison, je vous en prie, murmura Isabella.

— Pourquoi ?

— S'il vous plaît…

Elle me reconduisit jusqu'à la rue et me serra dans ses bras.

— Je sais combien vous l'aimiez et ce que ça signifie pour vous, dit-elle.

Personne ne le savait, pensai-je. Mais j'obéis et, après l'avoir embrassée sur la joue, je déambulai au hasard, parcourant des rues plus vides que jamais, convaincu que si je continuais à marcher, je ne m'apercevrais pas que le monde que je croyais connaître avait cessé d'exister.

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