8.

Le docteur Sanjuán me trouva dans la salle à manger de l'hôtel du Lac, assis près du feu, devant une assiette à laquelle je n'avais pas touché. Il n'y avait personne à part une domestique qui allait de table en table et astiquait les couverts sur les nappes. Derrière les vitres, la nuit était venue et la neige tombait lentement telle une poudre de verre bleue. Le docteur vint à ma table et me sourit.

— J'ai bien pensé que vous seriez ici. Tous les voyageurs de passage finissent dans cet hôtel. J'y ai couché le jour de mon arrivée dans ce village, il y a dix ans. Quelle chambre vous a-t-on donnée ?

— On a prétendu que c'est la chambre préférée des jeunes mariés, avec vue sur le lac.

— Ne croyez pas ça. Ils disent la même chose de toutes les chambres.

Une fois hors du sanatorium et sans sa blouse blanche, le docteur Sanjuán avait l'air nettement plus détendu et plus aimable.

— Sans l'uniforme, c'est tout juste si je vous ai reconnu, risquai-je.

— La médecine est comme l'armée. Sans habit, pas de moine, répliqua-t-il. Comment vous sentez-vous ?

— Bien, j'ai connu des jours pires.

— Tant mieux. Je me suis inquiété tout à l'heure, quand je suis revenu vous chercher dans le bureau.

— J'avais besoin de respirer un peu.

— Je comprends ça. Mais j'espérais que vous seriez moins impressionnable.

— Pourquoi ?

— Parce que j'en ai besoin. Ou plutôt, Cristina en a besoin.

Ma gorge se serra.

— Vous devez penser que je suis lâche, dis-je.

Le docteur fit un geste de dénégation.

— Depuis combien de temps est-elle ainsi ?

— Des semaines. Pratiquement depuis son arrivée. Son état a empiré avec le temps.

— A-t-elle conscience du lieu où elle se trouve ?

Le docteur haussa les épaules.

— Il est difficile de le savoir.

— Que s'est-il passé ?

Il soupira.

— Voici un mois, on l'a découverte non loin d'ici, dans le cimetière du village, couchée sur la tombe de son père. Elle souffrait d'hypothermie et délirait. On l'a conduite au sanatorium parce qu'un garde civil s'est rappelé qu'elle avait passé des mois ici, l'an passé, pour veiller sur son père. Beaucoup d'habitants du village la connaissaient. Nous l'avons admise et gardée en observation. Elle était déshydratée et ne devait pas avoir dormi depuis des jours. Elle reprenait conscience sporadiquement. Dans ces moments-là, elle parlait de vous. Elle répétait que vous couriez un grand danger. Elle m'a fait jurer de ne prévenir personne, pas même son mari, jusqu'à ce qu'elle soit en état de le faire elle-même.

— Pourquoi n'avez-vous pas avisé Vidal ?

— Je l'aurais fait, pourtant… ça vous semblera absurde.

— Quoi ?

— J'ai eu la conviction qu'elle fuyait, et j'ai pensé qu'il était de mon devoir de l'aider.

— Qu'elle fuyait qui ?

— Je n'en suis pas certain, rétorqua-t-il avec une expression ambigüe.

— Qu'est-ce que vous ne voulez pas me dire, docteur ?

— Je suis un simple médecin. Je ne comprends pas tout.

— Par exemple ?

Le docteur Sanjuán sourit nerveusement.

— Cristina croit qu'un corps étranger, ou quelqu'un, est entré en elle et veut la détruire.

— Qui ?

— Je sais seulement qu'elle s'imagine que c'est en relation avec vous, et que ce corps étranger, ou cet envahisseur, vous effraie. C'est pour cette raison que je suis convaincu que personne d'autre ne peut l'aider. C'est pour cela que je n'ai pas prévenu Vidal, comme mon devoir me l'indiquait. Parce que je savais que, tôt ou tard, vous apparaîtriez.

Il me dévisagea avec un étrange mélange de peine et de dépit.

— Moi aussi, j'ai de l'affection pour elle, monsieur Martín. Les mois que Cristina a passés ici avec son père… nous étions devenus amis. Je suppose qu'elle ne vous a pas parlé de moi, et elle n'avait probablement pas de raisons de le faire. Ce séjour a été terrible pour elle. Elle m'a confié beaucoup de secrets, et moi aussi, des secrets que je n'avais jamais révélés à quiconque. Je suis allé jusqu'à lui proposer de m'épouser, pour qu'elle voie que les médecins comme moi peuvent, eux aussi, avoir des rêves. Naturellement, elle a refusé. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça.

— Mais elle recouvrera la santé, n'est-ce pas, docteur ? Elle se remettra…

Le docteur Sanjuán détourna les yeux pour contempler le feu avec un sourire attristé.

— Je l'espère, répondit-il.

— Je veux l'emmener.

Il haussa les sourcils.

— L'emmener ? Où ?

— Chez moi.

— Monsieur Martín, permettez-moi de vous parler franchement. Mis à part le fait que vous n'êtes pas un parent direct ni, bien entendu, le mari de la patiente, ce qui est la première condition légale, Cristina n'est pas en état de partir.

— Est-elle mieux ici, enfermée dans cette maison avec vous, attachée à une chaise et droguée ? Ne me dites pas que vous lui avez de nouveau proposé le mariage ?

Le docteur m'observa longuement, digérant l'offense que constituaient clairement mes paroles.

— Monsieur Martín, je me réjouis que vous soyez là, car je crois qu'ensemble nous allons pouvoir aider Cristina. Votre présence devrait lui permettre de sortir de l'enfermement où elle s'est réfugiée. Je le crois, parce que le seul mot qu'elle a prononcé ces deux dernières semaines est votre nom. Je ne sais pas ce qui a pu se passer, mais je suis convaincu que cela vous concerne d'une manière ou d'une autre.

Le docteur me regardait comme s'il attendait une réponse, une réponse qui suspendrait toutes les questions.

— J'ai cru qu'elle m'avait abandonné, commençai-je. Nous allions partir en voyage, tout laisser. J'étais sorti un moment chercher les billets de train et faire une course. Je ne suis pas resté absent plus d'une heure et demie. Lorsque je suis revenu, Cristina était partie.

— Y a-t-il eu un incident avant qu'elle s'en aille ? Une dispute ?

Je me mordis les lèvres.

— Je n'appellerais pas ça une dispute.

— Comment l'appelleriez-vous ?

— Je l'ai surprise en train de feuilleter des papiers liés à mon travail, et je pense qu'elle a été déçue par ce qu'elle a cru être un geste de défiance.

— C'était important ?

— Non. Un simple manuscrit, un brouillon.

— Puis-je vous demander quel genre de manuscrit ?

J'hésitai.

— Un conte.

— Pour enfants ?

— Disons à usage privé.

— Je comprends.

— Non, vous ne comprenez pas. Il n'y a pas eu de dispute. Cristina était seulement un peu vexée parce que je ne lui avais pas permis d'y jeter un coup d'œil, c'est tout. Lorsque je l'ai quittée, elle était bien et préparait ses bagages. Ce manuscrit n'a aucune importance.

Le docteur accueillit cette affirmation avec plus de politesse que de conviction.

— Se pourrait-il qu'elle ait reçu une visite pendant votre absence ?

— Personne à part moi ne connaissait sa présence chez moi.

— Voyez-vous une quelconque raison pour qu'elle ait décidé de sortir sans attendre votre retour ?

— Non. Pourquoi ?

— Il s'agit seulement d'interrogations, monsieur Martín. J'essaye d'éclaircir ce qui s'est passé entre le moment où vous l'avez vue pour la dernière fois et son arrivée ici.

— A-t-elle décrit ce corps étranger, ou cette personne, qui était entré en elle ?

— C'est une façon de parler, monsieur Martín. Rien n'est entré dans Cristina. Il n'est pas rare que des patients ayant subi un traumatisme sentent la présence de parents décédés ou de personnes imaginaires, ou même qu'ils se réfugient dans leur propre esprit et ferment les portes au monde extérieur. Il s'agit là d'une réponse émotionnelle, une manière de se défendre contre des sentiments ou des émotions qui leur sont inacceptables. Ne vous souciez pas de cela pour l'instant. Ce qui compte et ce qui va nous aider, c'est que pour elle aujourd'hui vous êtes le seul important. Par ce qu'elle m'a confié à l'époque et qui est resté entre nous, et par ce que j'ai observé ces dernières semaines, je sais que Cristina vous aime, monsieur Martín. Elle vous aime comme elle n'a jamais aimé personne et comme elle ne m'aimera certainement jamais. C'est pour cela que je vous demande de m'aider, de ne pas vous laisser aveugler par la peur ou le ressentiment, de m'aider parce que nous voulons tous les deux la même chose. Nous voulons tous les deux que Cristina puisse sortir d'ici.

J'acquiesçai, pris de honte.

— Excusez-moi si tout à l'heure…

Le docteur leva la main pour me faire taire. Il se mit debout et enfila son manteau.

— Je vous attends demain, dit-il.

— Merci, docteur.

— Merci à vous. Pour être venu près d'elle.


Le lendemain, je quittai l'hôtel à l'heure où le soleil se levait sur le lac gelé. Une bande d'enfants jouait sur la rive à lancer des pierres en visant la coque d'une petite barque prise dans la glace. La neige avait cessé de tomber, et l'on apercevait les montagnes blanches dans le lointain et des grands nuages, glisser dans le ciel comme de monumentales cités de vapeur. J'arrivai au sanatorium peu avant neuf heures. Le docteur Sanjuán m'attendait dans le jardin avec Cristina. Ils étaient assis au soleil et le médecin tenait la main de Cristina dans la sienne en lui parlant. Elle le regardait à peine. Quand il me vit traverser le jardin, il me fit signe de les rejoindre. Il m'avait préparé une chaise face à Cristina. Je m'assis et la contemplai, ses yeux fixés sur moi sans me voir.

— Cristina, regardez qui est là, dit le docteur.

Je pris la main de Cristina et me rapprochai d'elle.

— Parlez-lui, dit-il.

Je tâchai d'obéir, perdu dans ce visage sans expression, incapable de trouver les mots. Le médecin nous laissa seuls. Il disparut à l'intérieur du sanatorium, non sans avoir indiqué à une infirmière de ne pas nous quitter des yeux. J'ignorai la présence de celle-ci et poussai ma chaise tout contre celle de Cristina. J'écartai les cheveux qui masquaient son front et elle sourit.

— Tu te souviens de moi ? demandai-je.

Je pouvais voir mon reflet dans ses yeux, mais je ne savais pas si elle me voyait ou si elle entendait ma voix.

— Le docteur m'a assuré que tu seras bientôt remise et que nous pourrons rentrer ensemble. Où tu voudras. Je quitterai la maison de la tour et nous irons très loin, comme tu le voulais. Là où personne ne saura qui nous sommes ni ne s'en souciera.

On lui avait couvert les mains de gants de laine qui masquaient les bandes sur les bras. Elle avait maigri, des lignes profondes se dessinaient sur sa peau, ses lèvres étaient crevassées, ses yeux éteints et sans vie. Je me bornai à sourire et à lui caresser le visage et le front, en parlant sans arrêt, lui racontant combien elle m'avait manqué et comment je l'avais cherchée partout. Nous passâmes deux heures de la sorte, jusqu'à ce que le docteur revienne avec une infirmière et la ramène à l'intérieur. Je restai là, assis dans le jardin, sans savoir où aller, puis le médecin ressortit. Il vint s'asseoir près de moi.

— Elle n'a pas prononcé un mot, dis-je. Je ne crois pas qu'elle se soit rendu compte que j'étais là…

— Vous vous trompez, mon ami. C'est un long processus, mais je vous assure que votre présence l'aide, et beaucoup.

J'acceptai l'aumône des pieux mensonges du docteur.

— Nous recommencerons demain, déclara-t-il.

Il était à peine midi.

— Et que vais-je faire jusque-là ?

— N'êtes-vous pas écrivain ? Écrivez. Écrivez une histoire pour elle.

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