5.

En rentrant chez moi à peine une heure plus tard, je la trouvai assise devant mon portail, m'attendant avec, à la main, ce que je supposai être sa nouvelle. À mon arrivée, elle se leva et s'efforça de sourire.

— Je t'avais dit de la laisser dans la boîte à lettres.

Isabelle acquiesça et haussa les épaules.

— Pour vous remercier, je vous ai apporté un peu de café du magasin de mes parents. C'est du colombien. Excellent. Le café n'entrait pas dans la boîte et j'ai pensé que ce serait mieux de vous attendre.

Une telle excuse ne pouvait sortir que de l'imagination d'une romancière en herbe. Je soupirai et ouvris le portail.

— Entre.

Je montai l'escalier, Isabelle me suivant quelques marches plus bas comme un petit chien.

— Est-ce qu'il vous faut toujours autant de temps pour prendre votre petit déjeuner ? Ce n'est pas que ça me dérange, bien sûr, mais comme ça fait presque trois quarts d'heure que je vous attendais, je commençais à m'inquiéter et j'ai pensé pourvu qu'il n'ait pas avalé quelque chose de travers, pour une fois que je rencontre un écrivain en chair et en os ça ne m'étonnerait pas, avec ma chance habituelle, qu'il se soit étranglé avec une olive et ça serait la fin de ma carrière littéraire, lâcha la jeune fille à la vitesse d'une mitrailleuse.

Je m'arrêtai à mi-parcours et la toisai de l'air le plus hostile possible.

— Isabella, pour que ça marche entre nous, nous allons devoir établir un certain nombre de règles. La première est que les questions, c'est moi qui les pose, toi tu te limites à y répondre. Quand il n'y a pas de questions de ma part, abstiens-toi de ton côté de réponses et de discours spontanés. La deuxième règle est que je prends le temps que ça me chante pour mon petit déjeuner comme pour tout autre repas ou pour regarder voler les mouches, et que ça ne constitue pas un objet de débat.

— Je ne voulais pas vous offenser. Je comprends très bien qu'une digestion lente facilite l'inspiration.

— La troisième règle est que je ne tolère pas le sarcasme avant midi. Nous sommes d'accord ?

— Oui, monsieur Martín.

— La quatrième est que tu ne m'appelleras jamais monsieur Martín, même le jour de mon enterrement. Je dois te paraître un fossile, mais moi, ça me plaît de croire que je suis encore jeune. D'ailleurs, je le suis, un point c'est tout.

— Comment je dois vous appeler ?

— Par mon prénom : David.

La jeune fille fit signe qu'elle avait compris. J'ouvris la porte de l'étage et la priai d'entrer. Elle hésita un instant puis, d'un petit saut, franchit le seuil.

— Je crois que vous avez l'air encore jeune pour votre âge, David.

— Quel âge me donnes-tu ?

Isabella m'inspecta des pieds à la tête et sembla calculer.

— Dans les trente ans ? Mais vous les portez bien, vous savez ?

— Fais-moi le plaisir de te taire et de préparer une cafetière pour cette mixture que tu as apportée.

— Où est la cuisine ?

— Cherche-la.

Nous partageâmes ce délicieux café colombien assis dans la galerie. Tout en tenant son bol Isabella me regardait du coin de l'œil lire les vingt pages qu'elle m'avait remises. Chaque fois que je passais à la page suivante et levais les yeux, je rencontrais son expression anxieuse.

— Si tu restes là plantée comme un poireau à me contempler, ça va prendre beaucoup de temps.

— Qu'est-ce que vous voulez que je fasse ?

— Tu ne voulais pas être ma secrétaire ? Alors, aide-moi. Cherche quelque chose qui a besoin d'être rangé, par exemple, et range-le.

Isabella inspecta les alentours.

— Tout est en désordre.

— C'est l'occasion ou jamais.

Elle acquiesça et partit à la chasse au chaos et au fouillis qui régnaient dans mon séjour avec une détermination militaire. J'entendis ses pas s'éloigner dans le couloir et poursuivis ma lecture. Le fil conducteur de la nouvelle était presque insignifiant. Elle relatait avec une sensibilité aiguë et des mots bien articulés les sensations et les frustrations qui défilaient dans la tête d'une jeune fille confinée dans une froide mansarde du quartier de la Ribera d'où elle contemplait la ville et les passants aller et venir dans les ruelles étroites et obscures. Les images et la musique triste de sa prose trahissaient une solitude qui frisait le désespoir. La jeune fille de la nouvelle passait les heures prisonnière de son monde et, par moments, s'affrontait à un miroir et s'infligeait des estafilades aux bras et aux cuisses avec un éclat de verre qui laissaient des cicatrices pareilles à celles que l'on pouvait deviner sous les manches d'Isabella. J'étais sur le point de terminer ma lecture quand je m'aperçus que la jeune fille m'examinait depuis la porte de la galerie.

— Qu'est-ce que tu veux ?

— Excusez-moi de vous interrompre, mais qu'y a-t-il dans la chambre au bout du couloir ?

— Rien.

— Ça sent une odeur bizarre.

— C'est l'humidité.

— Si vous voulez, je peux la nettoyer et…

— Non. Cette chambre est inutilisée. Et puis tu n'es pas ma femme de ménage et tu n'as rien à nettoyer.

— Je voulais juste vous aider.

— Aide-moi en me servant un autre café.

— Pourquoi ? Ma nouvelle vous donne envie de dormir ?

— Quelle heure est-il, Isabella ?

— Il doit être dix heures du matin.

— Et ça signifie ?

— … pas de sarcasmes avant midi, répliqua Isabella.

J'eus un sourire triomphant et lui tendis ma tasse vide.

Quand elle revint avec le café fumant, j'avais achevé la dernière page. Isabelle s'assit en face de moi. Je lui souris de nouveau et savourai tranquillement le merveilleux café. La jeune fille se tordait les mains et serrait les dents, en lançant des coups d'œil furtifs aux feuilles de sa nouvelle que j'avais posées à l'envers sur la table. Elle tint le coup quelques minutes sans ouvrir la bouche.

— Alors ? demanda-t-elle finalement.

— Superbe.

Son visage s'illumina.

— Ma nouvelle ?

— Le café.

Elle me regarda, blessée, et se leva pour reprendre les feuilles.

— Laisse-les là où elles sont, ordonnai-je.

— Pourquoi ? C'est clair qu'elles ne vous ont pas plu et que vous pensez que je suis une pauvre idiote.

— Je n'ai pas dit ça.

— Vous n'avez rien dit, ce qui est pire.

Isabella, si tu veux réellement te consacrer à écrire, ou tout au moins à écrire pour que d'autres te lisent, il va falloir que tu t'habitues à ce que parfois les autres t'ignorent, t'insultent, te méprisent et, presque toujours, te montrent de l'indifférence. Ça fait partie des charmes du métier.

Isabella baissa les yeux et respira profondément.

— Je ne sais pas si j'ai du talent. Je sais seulement que j'aime écrire. Ou plutôt que j'ai besoin d'écrire.

— Menteuse.

Elle releva les yeux et me dévisagea avec dureté.

— Très bien. J'ai du talent. Et je me fiche complètement que vous trouviez que je n'en ai pas.

Je souris.

— Voilà qui me plaît davantage. Je ne peux pas être plus d'accord.

Elle me contempla, interdite.

— Sur le fait que j'ai du talent, ou sur celui que vous trouvez que je n'en ai pas ?

— Qu'en penses-tu ?

— Alors, vous croyez que j'ai des dispositions ?

— Je crois que tu as du talent et que tu as vraiment envie d'écrire, Isabella. Plus que tu ne le crois, et moins que tu ne l'espères. Mais quantité de personnes ont du talent et envie d'écrire, et nombre d'entre elles n'y arrivent jamais. Ça, c'est seulement le principe de base pour faire quelque chose dans la vie. Le talent est comme la force d'un athlète. On peut naître avec plus ou moins de dispositions, mais nul ne parvient à être un athlète simplement parce qu'il est né grand, fort ou rapide. Ce qui fait l'athlète, ou l'artiste, c'est le travail, le métier et la technique. L'intelligence que tu as reçue à ta naissance est juste une munition. Pour parvenir à en faire quelque chose, il est nécessaire que tu transformes ton esprit en arme de précision.

— Pourquoi cette comparaison avec la guerre ?

— Toute œuvre d'art est agressive, Isabella. Et toute vie d'artiste est une petite ou une grande guerre, en premier lieu avec soi-même et ses limitations. Si tu veux atteindre le but que tu te proposes, quel qu'il soit, il faut d'abord l'ambition et ensuite le talent, la connaissance et, enfin, la chance.

Isabella pesa mes paroles.

— Vous sortez ce discours à tout le monde, ou ça vient juste de vous passer par la tête ?

— Ce discours n'est pas de moi. Il m'a été sorti, comme tu dis, par quelqu'un à qui j'ai posé les mêmes questions que toi. Ça remonte à loin, mais il n'est pas un jour que je ne me rende compte à quel point il avait raison.

— Alors je peux être votre secrétaire ?

— Je vais réfléchir.

Isabella hocha la tête, satisfaite. Elle s'était assise au coin de la table où était posé l'album de photographies laissé par Cristina. En l'ouvrant au hasard, elle tomba sur la dernière page et se plongea dans la contemplation d'une photo de la nouvelle Mme Vidal prise deux ou trois ans plus tôt devant la villa Helius. Je serrai les dents. Isabella referma l'album et promena son regard sur la galerie avant de l'arrêter sur moi. Je l'observais avec impatience. Elle m'adressa un sourire apeuré, comme si je l'avais surprise en train de fouiner là où elle ne devait pas.

— Vous avez une bien jolie fiancée, lança-t-elle.

Devant l'air que j'arborai, son sourire disparut.

— Elle n'est pas ma fiancée.

— Ah !

Suivit un long silence.

— Je suppose que la cinquième règle est de ne pas me mêler de ce qui ne me concerne pas ?

Je ne répondis pas. Isabella fit comme si elle répondait oui à ma place et se leva.

— Dans ce cas, mieux vaut que je vous laisse tranquille et ne vous dérange pas davantage aujourd'hui. Si vous voulez bien, je reviendrai demain pour débuter.

Elle rassembla ses feuilles et me sourit timidement. Je lui répondis par un signe d'assentiment.

Isabella se retira discrètement et disparut dans le couloir. Avec son absence, je remarquai pour la première fois le silence envoûtant qui régnait dans cette maison.

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