12.
Je ne saurai jamais si je le fis pour aider Vidal, comme je me le répétais à moi-même, ou si je désirais simplement avoir une excuse pour passer du temps auprès de Cristina. Nous nous retrouvâmes presque tous les après-midi dans la maison de la tour. Cristina apportait les feuilles manuscrites que Vidal avait écrites la veille, toujours couvertes de biffures, de paragraphes entiers rayés, d'ajouts dans tous les sens et de mille et une tentatives pour sauver ce qui ne pouvait l'être. Nous montions dans le bureau et nous nous asseyions par terre. Cristina les lisait une première fois à voix haute, puis nous discutions longuement. Mon mentor essayait d'écrire une sorte de saga épique qui embrassait trois générations d'une dynastie barcelonaise pas très différente de celle des Vidal. L'action débutait quelques années avant la révolution industrielle avec l'arrivée de deux frères orphelins dans la ville et se poursuivait à la manière d'une parabole biblique, genre Abel et Caïn. Un des frères finissait par devenir le magnat le plus riche et le plus puissant de son époque, tandis que l'autre se consacrait à l'Église et à secourir les pauvres, pour terminer ses jours tragiquement dans un épisode qui évoquait le triste sort de notre prêtre et poète Jacint Verdaguer, aveugle et persécuté pour ses opinions socialistes. Tout au long de leur vie, les frères s'affrontaient, et une interminable galerie de personnages défilait, avec force mélodrames torrides, scandales, assassinats, amours illicites, tragédies et autres péripéties inhérentes au genre, le tout se situant dans le contexte de la naissance de la métropole moderne et du monde industriel et financier. Le narrateur était un petit-fils d'un des deux frères, qui reconstituait l'histoire pendant qu'il regardait la ville brûler du haut d'une demeure de Pedralbes au cours de la Semaine tragique de 1909.
La première chose qui me surprit fut que j'avais personnellement ébauché ce thème devant Vidal quelques années plus tôt, en manière de suggestion pour l'aider à jeter les fondations de son roman en gestation, celui dont il promettait toujours qu'il finirait par l'écrire. La deuxième fut que Vidal ne m'avait jamais avoué qu'il avait décidé de s'en servir ni qu'il y avait travaillé pendant des années, pourtant les occasions n'avaient pas manqué. La troisième fut que le roman, tel qu'il se présentait, était un total et gigantesque fiasco : pas un seul élément ne fonctionnait, en commençant par les personnages et la construction du récit, en passant par l'atmosphère et la dramatisation, et en terminant par le langage et un style qui évoquaient les efforts d'un amateur dont les prétentions n'avaient d'égales que les loisirs dont il disposait.
— Qu'en penses-tu ? demandait Cristina. Tu crois que c'est arrangeable ?
Je préférai lui taire que Vidal m'avait soufflé mon idée et, pour ne pas l'inquiéter encore davantage, je souris et pris l'air affirmatif.
— Ça nécessite un peu de travail. C'est tout.
Quand la nuit commençait à tomber, Cristina s'asseyait devant la machine et, à nous deux, nous récrivions le livre de Vidal lettre par lettre, ligne par ligne, scène par scène.
Le fil conducteur tel que l'avait prévu Vidal était si vague et si insipide que je préférai revenir à celui que j'avais improvisé quand je lui en avais suggéré l'idée. Lentement, nous entreprîmes de ressusciter les personnages en les désossant de l'intérieur et en les reconstruisant de pied en cap. Pas une seule scène, un seul moment, une seule ligne, un seul mot ne survivait à notre intervention, pourtant, à mesure que nous avancions, j'avais le sentiment que nous rendions justice au roman que Vidal portait dans son cœur et qu'il avait voulu écrire, mais sans savoir s'y prendre.
Cristina me disait que parfois, quand, des semaines après avoir cru écrire une scène, Vidal la relisait dans la version finale tapée à la machine, il était surpris de sa qualité et de la plénitude d'un talent auquel il avait cessé de croire. Elle craignait qu'il ne finisse par découvrir nos agissements et m'exhortait à rester plus fidèle à l'original.
— Ne sous-estime jamais la vanité d'un écrivain, et particulièrement celle d'un écrivain médiocre, lui répliquai-je.
— Je n'aime pas t'entendre parler ainsi de Pedro.
— J'en suis désolé. Moi non plus.
— Tu devrais peut-être ralentir un peu le rythme. Tu n'as pas bonne mine. Ce n'est plus Pedro qui m'inquiète, maintenant, c'est toi.
— Voilà au moins un résultat positif.
À la longue, je m'habituai à vivre pour savourer ces instants partagés avec elle. Mon propre travail ne tarda pas à s'en ressentir. Je ne sais pas où je trouvais le temps de travailler à La Ville des maudits alors que, dormant trois heures par jour et me dépêchant au maximum pour respecter les délais fixés par mon contrat, il ne m'en restait plus. Barrido & Escobillas avaient pour règle de ne lire aucun livre, pas plus ceux qu'ils publiaient que ceux de la concurrence, mais la Poison, elle, les lisait, et elle en vint vite à soupçonner quelque chose d'anormal.
— On dirait que tu n'es pas toi ! lui arrivait-il de s'exclamer.
— Bien sûr que je ne suis pas moi, chère Herminia. Je suis Ignatius B. Samson.
J'étais conscient du risque que j'avais pris, mais je ne m'en souciais pas. Je ne me souciais pas de me réveiller tous les jours couvert de sueur et le cœur battant la chamade comme s'il allait me défoncer les côtes. J'aurais payé beaucoup plus cher encore pour ne pas renoncer à ce contact qui, lentement et secrètement, malgré nous, nous transformait en complices. Je soupçonnais Cristina de le lire sur mes traits chaque jour qu'elle venait passer avec moi, et j'étais convaincu qu'elle ne répondrait jamais à mes avances. Il n'y avait ni avenir ni grandes espérances dans cette course qui ne nous menait nulle part, et nous ne l'ignorions ni l'un ni l'autre.
Parfois, fatigués de renflouer cette barque qui prenait l'eau de toute part, nous abandonnions le manuscrit de Vidal et nous nous risquions à parler d'autre chose que de cette proximité qui, à force de rester cachée, commençait à brûler dans nos consciences. Il arrivait que, réunissant tout mon courage, je lui prenne la main. Elle ne me repoussait pas, mais je devinais que je la gênais, qu'elle trouvait que nous agissions mal, que la dette que nous avions envers Vidal pour ses bienfaits nous liait et nous séparait en même temps. Un soir, un peu avant qu'elle parte, je saisis son visage et tentai de l'embrasser. Elle demeura immobile et, quand je me vis dans le miroir de ses yeux, je n'osai pas prononcer un mot. Elle se leva et s'en fut en silence. Je ne la revis plus pendant deux semaines et, à son retour, elle me fit promettre que cela ne se reproduirait jamais.
— David, je veux que tu comprennes que, quand nous aurons fini de travailler au livre de Pedro, nous ne nous reverrons plus comme maintenant.
— Pourquoi non ?
— Tu sais pourquoi.
Mes avances n'étaient pas la seule chose que Cristina ne considérait pas d'un bon œil. Elle n'en parlait pas, mais je soupçonnais que Vidal avait dit vrai quand il m'avait affirmé qu'elle méprisait les livres que j'écrivais pour Barrido & Escobillas. Je n'avais pas de mal à imaginer que, selon elle, j'effectuais un travail de mercenaire, sans âme, et que je bradais mon intégrité en échange d'une aumône à seule fin d'enrichir cette paire de rats d'égout parce que je n'avais pas le courage d'écrire avec mon cœur, mon nom et mes propres sentiments. Ce qui m'attristait le plus, c'est qu'au fond elle avait raison. Je caressais l'idée de renoncer à mon contrat, d'écrire un livre juste pour elle, dans le but de me gagner son respect. Si la seule chose que je savais faire n'était pas suffisamment bien pour elle, peut-être valait-il mieux revenir aux jours gris et misérables du journal. Je pourrais toujours vivre de la charité et des faveurs de Vidal.
J'étais sorti me promener après une longue nuit de travail, incapable de trouver le sommeil. Sans but précis, mes pas me conduisirent jusqu'au chantier de la Sagrada Familia. Tout petit, mon père m'y avait parfois emmené pour contempler cette Babel de sculptures et de portiques qui ne parvenait jamais à prendre son envol, comme si elle était maudite. J'aimais y revenir et vérifier que rien n'avait changé, que la ville ne cessait de s'agrandir autour, mais que la Sagrada Familia restait en ruine depuis le premier jour.
Quand j'arrivai, une aube bleue striée de lueurs rouges dessinait les tours de la façade de la Nativité. Un vent d'est balayait la poussière des rues sans dissiper l'odeur âcre des usines que l'on voyait pointer à la frontière du quartier Sant Marti. J'étais en train de traverser la rue Mallorca quand je vis les lanternes d'un tramway qui s'approchait dans la brume de l'aube. J'entendis le ferraillement de ses roues sur les rails et le bruit de la cloche avertissant de son passage dans les zones d'ombre. Je voulus courir, mais je ne pus pas. Je restai là, cloué sur place, immobile entre les rails, hypnotisé par les lumières du tramway arrivant sur moi. Je perçus les cris du conducteur et vis la gerbe d'étincelles qui jaillissait sous l'effet des freins. Et même ainsi, avec la mort à quelques mètres à peine, je ne pus mouvoir un muscle. Je sentis l'odeur de l'électricité répandue par la lumière blanche qui se refléta dans mes yeux jusqu'à ce que le phare du tramway se voile. Je m'effondrai comme un pantin et restai encore conscient quelques secondes, juste le temps de voir la roue du tramway, fumante, s'arrêter à quelque vingt centimètres de mon visage. Puis tout sombra dans le noir.