5.

Je passai le reste de la semaine à parcourir Barcelone à la recherche de quiconque se rappellerait avoir vu Cristina au cours du dernier mois. Je visitai les lieux que j'avais partagés avec elle et refis en vain l'itinéraire de prédilection de Vidal, cafés, restaurants et magasins à la mode. Je montrais à tous ceux que je rencontrais une photo de l'album qu'elle avait laissé chez moi et leur demandais s'ils l'avaient croisée récemment. Parfois, je tombais sur quelqu'un qui la reconnaissait et se rappelait l'avoir aperçue en compagnie de Vidal. Certains se souvenaient de son nom. Mais personne ne l'avait rencontrée depuis des semaines. Au quatrième jour de ma quête, j'en étais à imaginer qu'après être sortie de la maison de la tour, ce matin où j'étais parti acheter les billets de train, Cristina s'était évaporée de la surface de la Terre.

Je me rappelai alors que la famille Vidal possédait une chambre retenue à perpétuité dans l'hôtel España, rue Sant Pau, derrière le Liceo, pour l'usage et le plaisir des membres de la famille qui, les soirées d'opéra, n'avaient pas envie de retourner à Pedralbes à l'aube. Vidal lui-même et monsieur son père, du moins dans leurs années glorieuses, s'en étaient servis pour se donner du bon temps avec des demoiselles et des dames dont la trop basse ou trop haute condition aurait provoqué, dans leurs résidences officielles de Pedralbes, des rumeurs qu'il convenait d'éviter. Plus d'une fois, au temps où je logeais dans la pension de Mme Carmen, Vidal me l'avait proposée, au cas où j'aurais envie de déshabiller une dame dans un endroit qui ne l'effraierait pas. Je ne croyais pas que Cristina aurait choisi ce lieu pour refuge, mais c'était le dernier sur la liste et je n'imaginais plus aucune autre possibilité. La nuit tombait quand j'arrivai à l'hôtel España et demandai à parler au directeur en me prévalant de mon amitié avec M. Vidal. Le directeur, un personnage qui affichait une discrétion réfrigérante, me gratifia d'un sourire poli et me signala que « d'autres employés » de M. Vidal étaient déjà passés des semaines plus tôt pour s'enquérir de la personne en question et qu'il leur avait répondu la même chose qu'à moi. Il n'avait jamais vu cette dame dans l'hôtel. Je le remerciai de son amabilité glaciale, et pris tristement le chemin de la sortie.

En passant par la galerie vitrée donnant sur la salle à manger, j'aperçus du coin de l'œil un profil familier. Le patron était assis à une table, seul client de toute la salle, en train de déguster ce qui me parut être des morceaux de sucre pour le café. Je m'apprêtais à prendre mes jambes à mon cou quand il me salua de la main en souriant. Je maudis le sort et lui rendis son salut. Le patron me fit signe de le rejoindre. J'obtempérai en traînant les pieds.

— Quelle agréable surprise de vous trouver ici, cher ami. J'étais justement en train de penser à vous, dit Corelli.

Je lui serrai la main sans enthousiasme.

— Je vous croyais en voyage.

— Je suis revenu plus tôt que prévu. Puis-je vous offrir quelque chose ?

Je refusai. Il m'invita à m'asseoir à sa table et je m'exécutai. Ne dérogeant pas à ses habitudes, le patron portait un costume trois pièces de laine noire et une cravate de soie rouge. Impeccable, comme toujours. Cette fois, pourtant, un détail clochait. Je mis quelques secondes à comprendre ce que c'était. La broche de l'ange n'était pas au revers de sa veste. Corelli suivit mon regard et hocha la tête.

— Je l'ai malheureusement perdue, et je ne sais pas où, expliqua-t-il.

— J'espère qu'elle n'avait pas trop de valeur.

— Sa valeur était purement sentimentale. Mais parlons plutôt des choses importantes. Comment allez-vous, cher ami ? J'ai beaucoup regretté nos conversations, malgré nos désaccords sporadiques. J'ai du mal à trouver de bons interlocuteurs.

— Vous me surestimez, monsieur Corelli.

— Au contraire.

Il y eut un bref silence, sans autre accompagnement que ce regard sans fond. Je songeai que je le préférais quand il s'embarquait dans sa conversation habituelle. Lorsqu'il arrêtait de parler, l'air s'épaississait autour de lui.

— Vous logez ici ? m'enquis-je pour briser le silence.

— Non, j'ai toujours la maison près du parc Güell. J'avais donné un rendez-vous ici cet après-midi à un ami, mais apparemment il est en retard. L'absence de ponctualité de certaines personnes est déplorable.

— Pourtant, peu d'individus se risqueraient à vous poser un lapin, monsieur Corelli.

Le patron planta ses yeux dans les miens.

— Pas beaucoup, en effet. Le seul dont je me souvienne, c'est vous.

Le patron prit un carré de sucre et le laissa tomber dans sa tasse, suivi d'un deuxième, puis d'un troisième. Il goûta le café et en ajouta un quatrième. Après quoi il en prit un cinquième et le glissa entre ses lèvres.

— J'adore le sucre, commenta-t-il.

— C'est ce que je constate.

— Vous ne me parlez pas de notre projet, mon cher Martín. Il y a un problème ?

Je tâchai de faire bonne figure.

— J'ai presque terminé.

Le visage du patron s'éclaira d'un sourire que je préférai ignorer.

— Voilà une grande nouvelle ! Quand pourrai-je le recevoir ?

— Dans une quinzaine de jours. Je dois encore le réviser. Davantage pour une question de construction et de fignolage.

— Pouvons-nous fixer une date ?

— Si vous voulez…

— Que diriez-vous du vendredi 23 de ce mois ? Accepteriez-vous une invitation à dîner pour fêter le succès de notre entreprise ?

Le 23 janvier était exactement dans quinze jours. J'acceptai.

— C'est entendu, donc.

Il leva sa tasse de café débordante de sucre comme s'il portait un toast et la vida d'un trait.

— Et vous ? demanda-t-il d'un air détaché. Qu'est-ce qui vous amène ici ?

— Je cherchais quelqu'un.

— Quelqu'un que je connais ?

— Non.

— Et vous l'avez trouvé ?

— Non.

Le patron acquiesça lentement en prenant toute la mesure de mon mutisme.

— J'ai l'impression que je vous retiens contre votre gré, cher ami.

— Je suis un peu fatigué, c'est tout.

— Dans ce cas, je ne veux pas vous voler davantage de votre temps. J'oublie parfois que, si j'apprécie votre société, la mienne, en revanche, ne vous agrée peut-être pas.

Je souris docilement et en profitai pour me lever. Je vis mon reflet dans ses prunelles, un pantin pâle au fond d'un puits obscur.

— Prenez soin de vous, Martín. S'il vous plaît.

— Je le ferai.

Je le quittai sur un geste d'assentiment et me dirigeai vers la sortie. Pendant que je m'éloignais, je l'entendis porter un nouveau morceau de sucre à sa bouche et le faire craquer sous ses dents.


En passant sur la Rambla je remarquai que le parvis du Liceo était illuminé et qu'une longue file de voitures gardées par un petit régiment de chauffeurs en livrée stationnait le long du trottoir. Les affiches annonçaient Cosi fan tutte et je me demandai si Vidal avait eu assez d'énergie pour quitter son château et aller à ce rendez-vous. Je scrutai le chœur des chauffeurs qui s'était formé au milieu de la rue et ne tardai pas à reconnaître Pep parmi eux. Je lui fis signe de me rejoindre.

— Qu'est-ce que vous faites là, monsieur Martín ?

— Je cherche…

— Si vous cherchez Monsieur, il est à l'intérieur, où il assiste au spectacle.

— Je ne cherche pas don Pedro, mais Cristina. Mme Vidal. Où est-elle ?

Le pauvre Pep manqua s'étrangler.

— Je ne sais pas. Personne ne le sait.

Il m'expliqua que, depuis des semaines, Vidai essayait de la retrouver et que son père, le patriarche du clan, soudoyait même plusieurs fonctionnaires de la police a cet effet.

— Au début, Monsieur pensait qu'elle était avec vous…

— Elle n'a pas appelé, ou envoyé une lettre, un télégramme… ?

— Non, monsieur Martín. Je vous le jure. Nous sommes tous très inquiets. Quant à Monsieur… depuis que je le connais, je ne l'ai jamais vu dans cet état. C'est aujourd'hui la première fois qu'il sort depuis que Madame est partie…

— Est-ce que tu te rappelles si Cristina a dit quelque chose, n'importe quoi, avant de quitter la villa Helius ?

— Eh bien…, dit Pep en réduisant sa voix à un chuchotement. On l'entendait discuter avec Monsieur. Je la voyais triste. Elle passait beaucoup de temps seule. Elle écrivait des lettres et les expédiait depuis le bureau de poste du Paseo de la Reina Elisenda.

— Lui as-tu parlé quelquefois quand elle était seule ?

— Un jour, peu avant son départ, Monsieur m'a demandé de la conduire en voiture chez le médecin.

— Elle était malade ?

— Elle ne pouvait pas dormir. Le docteur lui a prescrit des gouttes de laudanum.

— Elle t'a parlé pendant le trajet ?

Pep haussa les épaules.

— Elle m'a posé des questions sur vous : si j'avais de vos nouvelles ou si je vous avais vu.

— Rien d'autre ?

— Elle était très triste. Elle s'est mise à pleurer, et quand je lui ai demandé ce qu'elle avait, elle m'a répondu que son père, M. Manuel, lui manquait beaucoup…

Soudain, je compris, et je me maudis pour ne pas y avoir pensé plus tôt. Pep me regarda avec étonnement et me demanda pourquoi je souriais.

— Vous savez où elle est ?

— Je crois que oui, murmurai-je.

Il me sembla à ce moment entendre une voix de l'autre côté de la rue et apercevoir une silhouette familière se dessiner à l'entrée du Liceo. Vidal n'avait pas réussi à dépasser le premier acte. Pep se retourna une seconde pour répondre à l'appel de son maître, et avant qu'il ait eu le temps de me souffler de me cacher, je m'étais déjà perdu dans la nuit.

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